Scènes de colère à Khemis el Khechna et Ouled Moussa

SCÈNES DE COLÈRE À KHEMIS EL KHECHNA ET OULED MOUSSA

Ombres au vieux stade

El Watan, 2 juin 2003

Sur un mur blanc, une pancarte écrite en rouge : «Poste avancé de la sûreté nationale.» A côté, autre annonce : «Scouts musulmans de Khemis El Khenchna.» Entre les deux, l’entrée d’un camp où, officiellement, sont hébergées des familles sinistrées de la localité. A dix kilomètres de Réghaïa, à cinq d’Ouled Moussa, dans la wilaya de Boumerdès. Une quinzaine de tentes éparpillées, un véhicule de police, un camion de la Protection civile.

«Désolé, mais il vous faut un ordre de mission pour pénétrer dans le camp. Ce sont les instructions», lâche un policier, sérieux. Il exhibe un ordre de mission d’une journaliste d’Horizons venue enquêter. Presque fier. A l’entrée du vieux stade, sous une tente bleue flambant neuve, devant un registre et un téléphone fraîchement installé, au bout duquel pend un volontaire du ministère de la Solidarité, Réda, le jeune agent de l’ordre, paraît intraitable… fatigué. «Je n’arrête pas de recevoir des gens depuis 7 h. Ils me prennent pour l’Etat. Toute l’Algérie est sinistrée !», lance-t-il, las. Une vieille femme débarque, le visage brûlé par le soleil et travaillé par le tourment. «Mon fils, mon gourbi à Haouch Erraï menace de s’effondrer sur mes enfants et moi. La daïra et l’APC sont fermées. Ils m’ont dit qu’ils ne travaillent pas le samedi. Que dois-je faire pour avoir une tente ?», s’enquit-elle, la voix cassée. Le policier se tient la tête ruisselante de sueur. «Ils ne sont pas absents. Eladjna (la commission) fait des tournées dans la daïra pour expertiser les habitations. Ils sont passés toute à l’heure pour acheminer des tentes vers Haouch Erraï. Ne t’inquiète pas mère», console l’homme à l’uniforme bleu. Il précise que ce n’est pas la police qui distribue les tentes. Il s’engage devant elle à l’aider si elle ne trouve rien en retournant au gourbi. La dame dit que l’un de ses enfants, sans doute à cause du choc du séisme, a perdu l’usage de la parole. Elle s’en va. Sans être convaincue. D’un pas lourd dans la chaleur et la poussière du dernier après-midi de mai. Des officiers de la police en civil accourent. «Nous avons reçu des consignes strictes. Sans ordres de mission, vous ne pouvez entrer dans le camp», répète l’un d’eux qui dit qu’il n’y a rien à cacher. Aucune explication n’est donnée à cette nouvelle forme bureaucratique de verrouillage. Si nous n’allons pas plus loin, c’est le camp qui vient à nous. Devant l’entrée, des jeunes, des pères de famille se rassemblent autour des reporters. Un vieil homme sur une chaise roulante, les deux jambes emprisonnées dans le plâtre, raconte le malheur des Zaouèche, sa famille, au quartier Abdelkader Bounoua. Quartier «caché» dans les champs avoisinants. «Ma maison s’est effondrée. J’ai perdu deux de mes enfants, le troisième est encore hospitalisé», dit-il, lassé de trop parler. Il évoque, avec peine, le souvenir d’El Aïd, 17 ans, et de Nadia, 23 ans, morts le soir du 21 mai. Avant de nous rejoindre, il prend soin de «consulter» les policiers du camp.

Les poulets du maire
Sait-on jamais ! Son fataliste «hamdoulillah (grâce soit rendue à Dieu)», est contrecarré par des hochements de tête. «Nous sommes 26 familles vivant dans ce camp depuis quatre jours. Pour trois familles sous une même tente, avec 16 membres, on nous donne six sandwichs au fromage et au thon», s’indigne le jeune Fergani, avec ironie. Ses voisins de fortune racontent l’histoire fabuleuse du président de l’APC, Rachid Zouad, et de sa cour, qui se seraient offert un dîner vendredi soir au camp : poulets aux olives au menu ! «A 23 h, et après avoir avalé les bons morceaux, ils nous ont quand même laissé un peu de sauce», se révoltent les sinistrés. Le fameux repas chaud, promis par Bouteflika aux sinistrés, est bien servi. Et puis, il y a la «nouvelle» instruction : pas question de préparer les repas dans les camps. L’incendie de Boumerdès, au camp des 1200 Logements, a fait «jurisprudence». Les désormais sans-abri viennent des quartiers Badredine et Ouled Larbi de Khemis El Khechna. La colère dévore des visages aux traits tirés. «Où est le Croissant-Rouge ? El baladia (l’APC) est absente», explose l’un d’eux. «Qu’on exige de vous un ordre de mission n’est pas étonnant. Ils veulent tout faire en cachette», ajoute-t-il. Le jeune Fergani raconte, toujours avec amusement, «l’extinction des feux» dans le camp du vieux stade. «Ils ont coupé le courant électrique dès 22 h 30. Nous, les jeunes, avons résisté à ce diktat en se regroupant à l’entrée du camp pour discuter et passer le temps entre nous», dit-il avec fierté. On se bat comme on peut pour préserver un tant soit peu de vie ordinaire. Le jeune homme témoigne de «transport curieux» de dons sous le couvert de la nuit. De ces «ombres» qui viennent se «servir» du magasin des denrées. Et partir vers des lieux inconnus. Il nous invite à le suivre vers l’école Korsane Djilali, au centre-ville. «C’est là-bas que nous nous étions réfugiés les premiers jours après le séisme avant que des responsables nous demandent de rejoindre le camp. Mais beaucoup d’autres familles y sont restées», explique-t-il. Bordant l’étroite rue Djenati Rabah, l’édifice de l’école, qui date de 1889, présente de larges fissures sur les côtés. A l’intérieur, des «tentes» en bâche, en plastique et en couvertures sont plantées dans la cour de récréation. Des cris de jeux des écoliers ne subsiste que le souvenir. Déjà lointain ! Douze familles sont réfugiées, le jour, dans les salles de classes, la nuit, sous les bâches. Dans un chaos de cahiers par terre, de tableaux tenant à un cheveu et sous des toits défoncés, la vie s’organise avec un grand rien. Et ces mots, répétés dans toute l’Algérie des sinistres : «Personne n’est venu nous voir ! Nous n’avons pas reçu de ravitaillement. Les experts du CTC ne sont pas passés par nos maisons. Rien !», entonnent des pères de famille. Cinq jours, selon l’un d’eux, à ne manger que des repas froids. «Il y a quelques jours, des agents communaux nous ont apporté des cageots de légumes. Ils ont prétendu que le wali allait venir et qu’on pouvait préparer des repas chauds. Il n’y a pas eu de visite du wali, mais au moins nos enfants ont pu manger quelque chose de chaud», raconte un sinistré. Si le festin du wali n’a pas eu lieu, la cantine de l’école n’est toujours pas utilisée. L’administration le refuse. Sans appel. Les locataires forcés de Karsan préparent des mets. Autant que faire se peut. «Ici ou au camp, c’est kif-kif», lance le jeune Fergani à son ex-voisin. Un directeur d’école nous fait visiter sa demeure jouxtant l’établissement : cage d’escalier à demi-effondrée, des murs traversés de larges lézardes, sol avachi par endroits. Chez les Kadri, les chambres, peintes en bleu aquatique, portent les stigmates d’un avenir douloureux.

Camp ou école, c’est kif kif
Ceux d’un passé peut-être heureux. Le père Kadri ne cesse de parler. De tout. Mais ne sait pas de quoi sera fait demain. «Mon voisin dormait ici. Il a recu en plein visage ces briques. Il est encore en vie. Heureusement !», se rappelle le père Kadri, le doigt pointé vers une chambre au parterre affaissé. Son fils, blessé au genou, s’empresse de prendre l’escalier. «Je ne veux pas rester ici», lance-t-il. Au bas de l’immeuble, d’autres voisins insistent pour que nous rendions visite à leurs demeures «massacrées». Chez les Robaï et les Chouli : mêmes signes du passage de l’onde de choc. Même sentiment d’abattement. Les maisons sont inhabitables. Pas de croix. Ni rouge ni orange. Le CTC n’est pas encore passé. Cité 20 Logements : deux blocs. L’un d’eux est au bord de l’effondrement. «Les locataires sont partis», se contente de dire un jeune, assis, journal en main, sur un sommier. «Seul le médecin est resté», dit-il. Comme s’il n’y avait jamais eu de vie à la cité 20 Logements : silence lourd. Presque absolu. Silence d’une autre nature au siège de la daïra de Khemis El Khechna. A 13 h, aucun responsable n’est à son bureau. Ni le chef de daïra, ni «le wali délégué», l’actuel secrétaire général de la wilaya d’Ilizi, ni autre responsable. «Ils doivent être au camp du stade», lance un gardien. Au camp du stade, ils n’y sont pas…

Par Adlène Meddi et Fayçal Métaoui

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Houria pensait que…

Domaine Rih Ali. A deux pas du centre-ville de Ouled Moussa, à 5 km de Réghaïa. Une allée en terre battue coincée entre des palmiers. D’un côté, un pan du mur d’enceinte du cimetière chrétien s’est effondré, le soir du séisme. En face, les vieilles Houria Osmani et Taous Aïsse, voisines, vivent dans l’exiguïté de masures lacérées par d’affreuses balafres. Les murs sont traversés par de profondes entailles, et les toits en tuiles tiennent par miracle.

Chez les Osmani, dans une petite pièce en parpaings couverte par du zinc, Houria, au milieu de ses nombreux petits-enfants, offre aux visiteurs du pain chaud préparé par sa fille dans un four traditionnel. «Ma fille est sous le choc. Elle est devenue cadavérique. Elle n’arrête pas de préparer du pain», raconte Houria, ancienne moudjahida. Sa petite-fille, Mahdia, trois ans à peine, reste calme sur ses genoux. Ses yeux dubitatifs voyagent à travers la pièce : un rudimentaire lit bas, des ustensiles supportés par des planches de bois, un réchaud à gaz où bout de l’eau et un ballot de vêtements couvert d’une étoffe. «Les affaires de mariée de ma fille sont encore empaquetées sous ces draps. Ma fille a perdu sa jeunesse, sa fraîcheur», dit Houria. Les neuf membres de la famille se contentent de ce mobilier et de cette demeure sommaire. «Au lycée, ma petite-fille développe des complexes devant ses camarades. Elle ne peut dire qu’elle a une maison où elle peut vivre comme les jeunes de son âge», dit la grand-mère. Le père de la lycéenne explose presque : «Je ne cesse de présenter des demandes de logements depuis 1985. Aucune réponse». Les responsables communaux regardent probablement ailleurs. «Je n’ai pas voulu faire de carte de moudjahida. Je pensais qu’après l’indépendance, nous allions vivre tous égaux», confie Houria d’une voix sereine. Montrant des mains osseuses, elle raconte ses fatigues et ses peines. «Pour faire nourrir mes enfants», dit-elle. Des nuits passées devant des métiers à tisser. A rouler du couscous. Déjeuner sans dîner, soigner un malade pendant sept ans, se débrouiller pour faire élever des enfants dans la dignité… les douze travaux de Houria. A 70 ans, elle reste digne. Taous Aïsse, dont le mari a été assassiné par des terroristes, est prête, elle, à pointer des armes contre ceux qui la martyrisent : les bureaucrates de touts poils. «Quand ils sont venus chercher mes deux enfants pour les emmener au service militaire, ils les ont trouvés. S’ils osent envoyer un ordre d’appel à mon dernier garçon, je le déchirerai devant eux», défie-t-elle. «Nous n’avons rien vu. Même pas de l’eau. J’ai dû débourser 600 DA pour qu’on me ramène de quoi boire», dit-elle. Taous est au bord de l’explosion. Le foulard blanc laisse échapper des nattes blanchies. «Une employée de l’APC m’a traitée de temâa (opportuniste)», s’indigne Houria. Houria, Taous et les autres parlent de drôles de choses qui font les chroniques de Ouled Moussa. «Des camions arrivent la nuit chargés de dons. Nous ne voyons rien venir», disent les uns et les autres. Le Croissant-Rouge et l’APC possèdent des dépôts. Ils sont officiellement chargés de la mission de collecter et de distribuer les dons. Mais il semble que cela n’est pas «compris» par tout le monde de la même manière. M. Nakib, président du Croissant-Rouge de la wilaya de Boumerdès, a jeté l’éponge fatigué par trop de tracasseries bureaucratiques. Il ne s’agit, bien entendu, pas de mauvaise coordination, mais d’une volonté de monopole de la part des administrations communales et de wilaya. A en devenir fou ! Les Allemands, qui ont envoyé des couvertures vers Ouled Moussa, ont exigé des bénévoles locaux du Croissant-Rouge que la distribution ne se fasse pas sans la présence d’un représentant des donateurs. Les Espagnols, qui ont fait don de kits médicaux, ont pris soin de numéroter les lots. «A chaque fois, ils viennent vérifier si les lots sont en place», indique-t-on. Au sous-secteur sanitaire de Ouled Moussa, la cellule de crise de la wilaya de Boumerdès a décidé de mettre sur pied un pavillon d’urgence (PU). Un défi. «Il fallait éviter des évacuations vers les hôpitaux de Rouiba et de Boumerdès et assurer, en même temps, une présence symbolique près de la population», explique Yacine Bouhanik, médecin coordinateur. Le PU ne fonctionne qu’avec trois généralistes et deux infirmiers. Outre Ouled Moussa, ce centre de soins, dépourvu de ligne téléphonique, de chambre de garde, de lits d’observation et d’oxygène couvre les régions de Ouled Hadadj et de Haouch El Mokhfi. «Dès qu’on recevra des couchages, nous installerons les malades dehors, la nuit», précise le médecin qui indique que la seule ambulance du centre est stationnée au niveau du camp des sinistrés à Ouled Moussa. La secousse du 21 mai et ses répliques ont, selon le praticien, désordonné les malades chroniques comme les diabétiques et les hypertendus. «Pour l’heure, pas d’épidémie dans la région», rassure-t-il. Yacine Bouhanik, qui habite Dergana, à 18 km au nord, et qui est obligé de rester sur place, évoque le problème du logement d’astreinte. Logement occupé par une personne extérieure au secteur sanitaire. Un casse-tête.

Par Ad. M. et F. M.