Message d’Hocine Ait-Ahmed

Message d’Hocine Ait-Ahmed

À l’occasion d’une réflexion commune sur la répression
de la manifestation pacifique algérienne
.

le 13 octobre 2001

Je tiens d’abord à présenter mes salutations chaleureuses aux participantes et participants à ce colloque, qu’ils soient dans la salle ou sur la tribune. Je suis tout particulièrement heureux d’y retrouver l’UNEF et ses indéfectibles traditions de solidarité humaine. Hier déjà, en 1957, l’UNEF avait osé rompre le consensus d’une hystérie… « éradicatrice  » entretenue par les « tabous patriotiques  » en initiant une négociation politique avec l’U.G.E.M.A, (l’Association des Etudiants algériens à Paris). En donnant l’exemple concret d’une alternative de paix et de justice, elle faisait la démonstration que le choix de la guerre et de ses horreurs n ‘étai t pas une fatalité.

Si les responsables français avaient alors daigné prêter l’oreille à leur jeunesse, peut-être aurions nous pu faire l’économie de la tragédie du 17 octobre 1961, et de bien d’autres encore. N’ignorant toutefois pas qu’il ne sert à rien de tirer l’histoire en arrière puisqu’on ne peut la refaire, l’essentiel est bien sûr de revenir sur les racines profondes et les origines immédiates de ce carnage. Loin de toute instrumentalisation de la mémoire, il me paraît essentiel en effet d’en tirer les leçons liées à une conception moderne de la justice criminelle. Celle-ci repose en effet sur un postulat : il ne suffit pas de châtier les meurtriers, les tortionnaires, les violeurs et les commanditaires de tout bord. Encore faut-il s’efforcer de comprendre pourquoi ces crimes ont été commis , et éradiquer leurs causes, pour arrêter l’engrenage de crimes à plus grande échelle et de plus en plus atroces. Comprendre les mécanismes institutionnels et psychopathiques des tueries ne signifie en rien les justifier, mais se donner les moyens prioritairement politiques, mais aussi sécuritaires, de prévenir leur résurgence.

Vos débats se déroulent aujourd’hui sous de bons auspices, puisque la France a finalement décidé de poser une plaque en hommage aux victimes algériennes assassinées de sang froid ou jetées dans La Seine comme des animaux dénués de toute valeur. Comment pourrais-je ne pas m’en féliciter alors que l’an dernier encore, je déplorais au cours d’une conférence à l’Institut de Sciences politiques à Paris, qu’aucune plaque n’ait encore été érigée sur les bords de Seine en mémoire des ces hommes?
La mémoire commence donc à triompher de sa lutte contre le néant, une pratique totalitaire qui vise à ne pas laisser de traces, à confisquer leur deuil aux familles des victimes et à faire fi du devoir de mémoire. Dès lors, la plaque commémorant le 17 octobre est avant tout un geste restituant aux disparus et à leurs familles leur dignité humaine. C’est le début de la fin officielle de l’amnésie et le dévoilement public de la vérité. Qu’un préfet de la République française ait pu impunément prolonger à sa guise – et à son échelle – les exécutions industrielles perpétrés par les nazis illustre une réalité historique têtue. A savoir qu’aucun pays ne peut se croire immunisé contre de tels épisodes nauséabonds .

Remarquons cependant qu’à force de galvauder le concept de mémoire, nous risquons d’oublier que les formes de barbarie qui imprègnent les mentalités et les comportements, à l’aube du 3ème millénaire, empruntent sans vergogne aux époques les plus reculées. C’est un défi que doivent relever toutes celles et tous ceux qui croient en la justice, la vérité et la réconciliation.
C’est dans la perspective de ce défi que nous devons envisager l’avenir entre nos deux pays, entre nos deux rives . Mais comment préparer l’avenir sans comprendre le présent et sans éclaircir le passé ? Il faut s’en féliciter : des historiens français de plus en plus nombreux – je ne parle pas des fabulateurs ­ ont déjà cassé bien des tabous, d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée afin qu’on regarde en face les années de braise et de cendres. Par ailleurs , des mouvements associatifs , des politologues, des hommes et des femmes d’origine algérienne et maghrébine font campagne pour que la France intègre à son histoire celle des pays qu’elle a colonisé. C’est l’une des meilleures manières de favoriser l’intégration des personnes qui en sont originaires.
Sans tomber dans une manipulation culpabilisante omniprésente, il faut rappeler en effet que cette commémoration a trait à un drame qui s’est déroulé dans l’Hexagone et implique directement les familles d’immigrés d’hier qui sont des parents, des grands parents et des arrières grand-parents des « beurs  » d’aujourd’hui.
L’histoire peut être l’objet de conflits qui n’ont pas été réglés ou dépassés . Méfions-nous de la violence du refoulé ! Surtout dans les moments d’affrontements  » identitaires  » où les mémoires
sont  » réactivées  » et instrumentalisées. Les  » beurs  » ne doivent pas se sentir des citoyens du 2e collège, pas seulement à cause de la marginalisation sociale dans laquelle ils se trouvent trop souvent, mais aussi à cause d’une mémoire nationale non partagée .

Mais hier n’est pas dissociable d’aujourd’hui. Je reste persuadé qu’un autre sentiment de discrimination, tout aussi redoutable travaille en profondeur les Algériens –  » d’origine  » ou simplement  » de passage  » en France – : c’est le laisser faire et l’indifférence de la communauté internationale qui se ré-installent autour d¹une guerre qui n’en finit pas de décimer les populations civiles. Son bilan – 200 000 morts – est effrayant. Et il ne manquera pas d’intervenants pour illustrer l’étendu des désastres occasionnés dans tous les domaines par cette deuxième et sale guerre.

Comment estimer les retombées psychologiques des tueries, de la détresse et de la hogra sans limites au quotidien sur le moral de nos compatriotes qui vivent parmi vous et qui restent à l’écoute permanente de leur autre pays? Comment ne pas voir les pressions souterraines et les manipulations, médiatiques ou autres, destinées à ramener la crise algérienne à l’équation politique officielle opposant l’armée aux intégristes. Pourtant, la communauté et les institutions internationales ont découvert la véritable équation lors de la répression sauvage et cynique en Kabylie : une dissidence nationale citoyenne face au  » pouvoir assassin « .
Loin d’occulter les crimes et les violences intégristes que nous avons dénoncé et que continuerons à dénoncer et à condamner sans ambiguïté, il reste à déterminer les responsabilités du pouvoir algérien. Responsabilités à la fois dans l’entretien des terreaux nourriciers de l’intégrisme et dans l’instrumentalisation des réseaux de la violence pour maintenir sa main mise sur les « institutions  » et les richesses du pays.

Les Algériennes et les Algériens ont repris confiance et espoir après les séries de révélations irréfutables sur l’implication des forces de l’ordre dans les massacres . Après l’évasion rocambolesque d’un général accusé de tortures. Et surtout après le réveil de la conscience universelle devant un conflit où les violations massives des droits de l’Homme deviennent, selon la Charte des Nations Unies , une menace contre la Paix et la Sécurité Internationale. La résolution d’urgence adoptée à l’unanimité à Berlin par le congrès du Parti des Socialistes Européens; la Déclaration des 17 chefs d’Etat et de gouvernements de l’Union Européenne à Goëteborg et une résolution de l’Internationale Socialiste ont dénoncé la répression en Algérie, préconisé la recherche négociée d’une solution politique et décidé de saisir le Secrétaire Général de l’O.N.U pour aider à ramener la Paix dans notre pays.

L’espoir de trouver un règlement politique à la crise qui détruit notre pays semble submergé par les attaques tragiques du 11 septembre contre New York et Wasshington et par les dimensions planétaires de la lutte contre le terrorisme. Ce drame est perçu comme une aubaine par le régime en place qui ne cesse de répéter  » New-York et Alger, même combat  » pour mieux ramener mon pays à la case départ. Les  » décideurs  » pensent que les conditions optimum sont réunies pour lancer une 3ème guerre en Algérie à l’abri d’une conjoncture internationale qui leur serait favorable. Comment ose-t- il répéter que la guerre contre les auteurs des attentats du 11 ne doit pas devenir un conflit contre les musulmans et poursuivre une politique de discrimination à l’égard du peuple algérien pris entre deux feux?

Le 20ème siècle a été celui de conflits titanesques entre fascismes et démocratie. Ils continuent à hanter nos mémoires quand on voit la résurgence des polices politiques .Il a été aussi l’époque d’une Guerre Froide qui a permis aux deux superpuissances concurrentes de multiplier à travers la planète, et particulièrement dans le Tiers-Monde et l’aire islamique, des dictatures qui ont servi de relais à leur condominium .
L’échec de la décolonisation qui en a résulté s’est soldé en pays d’islam par une paupérisation, une oppression et une inculture généralisées favorables aux violences et aux extrémismes .

L¹Algérie peut et doit échapper à la nouvelle spirale suicidaire avec laquelle les généraux de l’armée et de la police politique veulent jouer à pile ou face l’avenir des Algériens. A condition que ceux ­ci cessent de bénéficier des complaisances et des complicités internationales.
Un mouvement de solidarité internationale peut ouvrir cette nouvelle dialectique entre la mémoire et l’histoire qui se fait sous nos yeux. Son enjeu ne serait plus la seule fidélité au passé , mais la capacité de l’histoire et de la mémoire à modifier la vision et les projets de chacun et de tous pour faire triompher une modernité humaniste fondée sur la paix, la démocratie et la justice.