Ali Kerboua: « Rien ne peut être réformé sous une dictature»
ENTRETIEN AVEC ALI KERBOUA (premier secrétaire du FFS)
« Rien ne peut être réformé sous une dictature»
Par Fayçal Metaoui, El Watan, 23 septembre 2001
Ali Kerboua, premier secrétaire du FFS, développe dans cet entretien lanalyse de son parti après les derniers évènements comme les attentats suicide contre les Etat-Unis, le mouvement de protestation en Kabylie, le climat de violence qui persiste dans le pays et le débat non encore engagé sur la réforme de la Constitution.
Les Etats-Unis viennent dêtre frappés par une double attaque suicide qui a touché des symboles de la puissance économique et militaire de ce pays (le WTC et le Pentagone). Quelle est la réaction du FFS par rapport à cet acte de nature terroriste?
Il ny a pas de mots assez forts pour fustiger lacte terroriste qui a visé les Etats-Unis. Le FFS ne peut que sassocier à la douleur du peuple américain, tout comme le fait lensemble du peuple algérien. Rien, absolument rien, ne peut justifier le recours à la violence. Notre peuple, qui a subi et continue de subir les violences, ne peut être quattaché à la paix et refuser les engrenages de la violence qui font le jeu des extrémismes. Nous sommes aujourdhui véritablement inquiets des conséquences des attentats qui ont visé les USA. Il faut absolument éviter de céder à ceux qui, usant damalgames dangereux, cherchent à ériger un nouveau mur de Berlin entre «lOccident» et le reste du monde. Ce serait condamner les peuples du Sud, et en particulier du monde arabe et musulman, qui veulent se libérer des pouvoirs autoritaires ; et encourager ces derniers à réprimer davantage, ce qui aurait pour conséquence dalimenter les intégrismes de tous bords.
En Algérie, des actes de violence répétitifs ont été constatés durant la période estivale, rappelant les premières années du terrorisme. Selon vous, à quoi est due cette brusque recrudescence de la violence ?
Il y a une recrudescence très nette de la violence et un retour à la forme du terrorisme vécu les premières années. Cela est constaté à travers le territoire national. Il y a un fait à relever : à chaque fois que les luttes claniques au sein du pouvoir sexacerbent, la violence connaît des pointes. Cette nouvelle tourmente meurtrière est un défi aux résolutions de la communauté internationale relatives aux droits de l’homme, et un défi à ceux qui préconisent la seule et unique solution possible : la solution politique. Il s’agit d’une violence à plusieurs détentes qui vise plusieurs objectifs : empêcher l’amplification de la dissidence citoyenne ; brouiller les cartes pour éviter l’élaboration d’une solution politique, étouffer toute construction d’un sursaut démocratique national, essayer de fabriquer une nouvelle façade politico-institutionnelle qui garantirait le maintien de la dictature. Nous lançons un appel aux Algériens pour se mobiliser dans l’unité et empêcher une nouvelle aventure meurtrière. La communauté internationale, de son côté, par devoir de conscience, doit réagir pour faire respecter le droit des populations à la protection. Cela est nécessaire du fait de l’absence de recours internes et de justice indépendante. Un dispositif de dissuasion doit intervenir en urgence. Ce n’est pas un appel à l’ingérence, mais une simple demande à la communauté internationale d’appliquer les conventions et les pactes que l’Algérie a ratifiés.
Quelle est la nature de cette lutte de clans que vous évoquez ?
Au niveau du pouvoir, il y a plusieurs clans qui s’entendent sur l’essentiel : faire perpétuer le système. Mais des luttes d’intérêts de pouvoir apparaissent à chaque fois.
Cela est-il lié à la supposée «guerre» entre le président de la République et les militaires?
Cela pourrait l’être ou alors au niveau d’autres clans au sein des décideurs.
Et quel en serait le but ?
Le but est d’équilibrer le rapport des forces entre les différents clans en créant une situation de confusion et de violence
Partagez-vous les analyses qui relèvent qu’il faut aller vers une présidentielle anticipée ?
Le problème ne réside pas en une seule personne mais dans le système. Le système doit totalement changer. Il faut restituer la souveraineté au peuple qui doit décider de lui-même. La solution n’est pas dans l’arrivée ou le départ d’une personne.
Justement, tout le problème est de savoir comment changer ce système
Le FFS a fait des propositions. La crise que nous vivons est politique, la solution ne peut être que politique. Le FFS a envoyé un mémorandum aux décideurs (en mai 2001, ndlr) où sont proposés des mécanismes clairs pour sortir de la crise et arriver à des élections dans un contexte qui permet un scrutin libre. Au préalable, il y a des mesures urgentes à prendre : levée de l’état d’urgence, ouverture des champs politique et médiatique, abrogation de toutes les lois d’exception, levée de toute hypothèque à l’action associative et syndicale, arrêt du bradage des ressources du pays
Les autres propositions que nous avons faites ont trait à un réaménagement des rapports de force à l’intérieur du pouvoir.
Quelle a été la réaction des autorités à ces propositions ?
Il y a absence totale de réaction, en dehors d’une réponse laconique du chef d’état-major de l’armée. Depuis 1995, nous avons vécu plusieurs consultations électorales qui n’ont aucunement réglé les problèmes du pays. Au contraire, cela a exacerbé le sentiment d’injustice avec la fraude scandaleuse que nous avons vécue et a consacré l’échec de la mise en place des institutions. Au FFS, nous navons jamais cru que ces élections allaient régler la situation. Nous avons, à notre corps défendant, participé à ces consultations pour continuer d’exister. Nous persistons à croire que les élections ne constituent pas le débat fondamental. La focalisation actuelle sur les élections est une forme de diversion, une manuvre de plus pour esquiver le débat sur la véritable problématique politique : la sortie de la crise. Nous ne nous inscrivons pas dans cette logique. Pour nous, il s’agit de promouvoir un processus qui impliquerait l’ensemble de la société dans la perspective d’une alternative démocratique au système en place. Le silence du pouvoir à notre mémorandum est accompagné par une soudaine et curieuse inflation de propositions politiques émises par des partis ou des personnalités. Globalement, les propositions qui ont été faites s’apparentent à des réponses au mémorandum du FFS. Cela participe à un brouillage du paysage politique.
Il est dit quelque part qu’on veut aller à «une nouvelle transition» qui implique un remodelage, sinon une recomposition, du paysage politique. Un plan qui explique, en partie, ce qui se passe dans le pays…
Nous voulons une transition démocratique qui n’exclue personne et qui soit conditionnée par la levée de certains obstacles.Il faut créer un climat favorable. Il est clair que l’irruption pacifique et citoyenne isole les extrémismes et brise la construction bipolaire et artificielle. Cette irruption dérange les tenants du système et leurs sous-traitants.Il est peut-être possible qu’on veuille aller vers une recomposition du champ politique ou du paysage institutionnel. Il y a peut-être volonté de redonner un second souffle au système ou de faire semblant de changer les choses. Le système en place est arrivé à une impasse. Depuis 1988, il fait appel à des subterfuges pour se reproduire. Actuellement, l’idée de recomposer totalement le champ politique est en train de se dessiner en vue de perpétuer le système et de garder les rapports de force au sein du pouvoir. Pour cela, on fait appel à tous les moyens, y compris l’utilisation de la violence, pour imposer cette vision. Dans le contexte actuel de guerre civile, toutes les dérives sont permises.
Ce qui se passe en Kabylie peut-il être lié à ce «plan» ?
Le mouvement qui est né en Kabylie ces derniers mois est une dissidence citoyenne à caractère national et pacifique. A travers toutes les revendications exprimées et la mobilisation des jeunes, la dissidence est d’essence démocratique. C’est l’expression d’un ras-le-bol face à un système qui exclut, qui tue et qui n’épargne personne. En dépit du quadrillage militaro-idéologique, répressif et juridique, mis en place depuis plusieurs années, le pouvoir n’a pas réussi à soumettre la société. Ce mouvement a brisé toutes «les constructions» politiques, idéologiques et institutionnelles imposées, au moins, depuis 1992. La mobilisation a démontré la facticité de ces constructions. Le terme de dissidence pacifique que nous utilisons prend ici tout son sens. Alors que le mouvement commençait à faire tache d’huile sur l’ensemble du territoire national , le pouvoir, pris de panique devant l’ampleur du phénomène, a réagi en réactivant ses traditionnelles pratiques : la répression, la manipulation, la provocation, la désinformation
Le but est de diviser et de discréditer le mouvement et de ghettoïser la révolte pour mieux l’instrumenter.
Il nexiste donc aucune volonté de dialoguer de la part des autorités ?
Mis à part des velléités exprimées dans lopacité, aucune entreprise na été faite dans le sens dun dialogue.
Bouteflika a promis «la prise en charge» de la dimension amazighe dans la future Constitution. Selon vous, cela va-t-il contribuer à atténuer la crise ?
Pour le moment, Bouteflika ne parle que de procédure. Je ne sais pas sil sest réellement engagé à prendre en charge dans la Constitution la dimension amazighe. Nous nen connaissons ni la manière ni les termes. Ne sachemine-t-on pas vers une vente concomitante?
Cest-à-dire ?
Faire adopter une Constitution anti-démocratique avec la concession dofficialiser la langue amazighe. Nous ne voulons pas dissocier ces aspects. La revendication amazighe est légitime. Elle ne peut s’inscrire que dans le cadre d’une vision démocratique de la vie publique. Il ne saurait y avoir autre Constitution que celle qui émane du peuple. Jusqu’à présent, chaque président qui arrive fait adopter une Constitution à sa mesure. Bouteflika veut consolider son pouvoir personnel à travers la loi fondamentale.
Ne pensez-vous pas que la démobilisation commence à gagner le mouvement de protestation en Kabylie ?
La mobilisation citoyenne pacifique, de nature politique et de dimension nationale, doit être entretenue mais ne doit pas aboutir à des dérives dangereuses. La problématique portée par la mobilisation doit trouver son expression dans les revendications démocratiques. La réactivation de notion de arch et l’irruption, dans le contexte actuel, des termes d’autonomie et de régionalisation risquent de participer de cette stratégie de faire dévier la cause. La revendication autonomiste est intervenue alors que le mouvement de mobilisation commençait à faire tache d’huile à travers le pays. Ceci a bloqué l’extension du mouvement qui est une véritable alternative démocratique pour exercer des pressions sur le pouvoir. Au FFS, nous avons toujours encouragé les citoyens à sorganiser dans des comités de village, de quartier ou autre. Ce qui risque de dévoyer cette mobilisation citoyenne, cest de lui greffer des concepts archaïques, anti-démocratiques, avec tout ce que cela renferme comme charge idéologique et sociologique : le repli sur soi, la négation du politique, lexclusion, la dictature du consensus, la sacralisation, etc. Il est indispensable que les citoyens continuent à sorganiser autour didéaux démocratiques et à exercer des pressions sur le pouvoir.
Les «autonomistes», partant de cette analyse, ne semblent-ils pas être des alliés objectifs du pouvoir en ce sens qu’ils donnent l’impression, aux yeux des Algériens, de vouloir détacher la Kabylie du reste du pays ?
C’est bien le constat. Poser la question de l’autonomie a découragé les citoyens des autres wilayas pour s’engager dans la voie de la mobilisation. Les partisans de l’autonomie justifient leur position par le fait que le pouvoir n’a rien fait pour la Kabylie ; si cela est vrai, cela ne justifie pas un repli sur soi. Est-ce que le pouvoir a répondu aux aspirations des Algériens des autres régions ? Il est vrai que la contestation est plus forte en Kabylie, mais cela ne peut être expliqué par des raisons ethniques ou génétiques. Dans l’analyse des comportements sociaux, on ne peut pas faire abstraction de l’environnement. Les déterminations de type ethnique relèvent d’une dérive culturaliste, donc anti-démocratique.
Les Algériens et les Algériennes forment une communauté nationale soudée par l’histoire et la culture qui s’est faite et qui continue à se faire dans la douleur. Revendiquer l’autonomie, c’est faire violence à la mémoire collective et manifester du mépris pour la volonté inébranlable des Algériens de vivre ensemble. On ne peut rien réformer sous une dictature.
Et cette idée de régionalisation ?
La régionalisation, que nous avions prônée dans un contexte politique différent, peut réunir les conditions pour que les régions soient homogènes économiquement et efficaces dans leur fonctionnement. Mais cela ne peut pas être le débat de l’heure en raison du climat d’affrontement violent avec le pouvoir, de repli sur soi, de haine et de rancur. Cela ne peut que générer des velléités séparatistes et des dérives dangereuses pour le pays. Il faut d’abord réfléchir à faire sortir le pays de la crise, mettre les conditions idéales pour un fonctionnement démocratique et songer à des réformes réelles qui permettent une plus grande participation de la population dans la gestion des affaires publiques.
La commission Issad a remis un rapport préliminaire au chef de lEtat. Visiblement, à part les changements observés dans les corps des walis, aucune décision palpable na suivi ce rapport
La commission Issad a posé plus de questions quelle na apporté de réponses. Elle nest pas allée au fond des choses. En dehors du fait que la gendarmerie a été ciblée et que des forces externes sont intervenues dans les décisions de cette institution, les responsabilités nont pas été situées. Cest dans la pratique du système de procéder par allusion et dactiver dans lopacité. Je ne sais pas si le fait que Bouteflika change des postes à des walis peut être considéré comme des sanctions.
Le ministre de lIntérieur avait, dans une intervention devant lAPN, accusé indirectement le RCD dêtre derrière les émeutes en Kabylie. Comment expliquez-vous cette position officielle ?
Il est des pratiques du système de porter des accusations contre tout le monde. Des partis implantés en Kabylie ont été mis à lindex, le ministre des Affaires religieuses a parlé des binationaux, la thèse de la main de létranger, «le complot interne et le complot externe» ont été évoqués, tout cela participe de la volonté de brouiller les cartes et dempêcher léclatement de la vérité sur ce qui sest passé.
L’idée de réconciliation nationale revient par intermittence dans le discours officiel, particulièrement présidentiel. Le projet n’est pas clair. Selon vous, quy a-t-il derrière ce projet ?
Après avoir consacré l’échec de la concorde civile, on commence à parler de la concorde nationale dont nous ignorons le contenu. Il est certain que cela participe de la fiction bipolaire qui consiste à poser la problématique en termes d’islamistes-pouvoir. Alors que la véritable problématique se pose en termes dictature-démocratie.
Le débat sur le FIS est devenu un moyen de surenchère entre les clans. Nous refusons de nous inscrire dans un faux débat qui consiste à se prononcer pour ou contre l’islamisme alors qu’il faut se prononcer pour ou contre la démocratie. L’important est de libérer une dynamique politique et de libérer les Algériens.
Le discours officiel développe lidée dun complot qui ciblerait l’armée depuis que des ex-officiers dont le sous-lieutenant Souaïdia et le colonel Samraoui ont pris la parole à létranger pour dénoncer le comportement des militaires pendant la lutte antiterroriste. Quel est le commentaire du FFS à propos de cela ?
Nous avons posé le problème de la vérité et de la justice depuis plusieurs années. Des questionnements sétaient posés à lépoque autour de certains massacres et des zones dombre continuent dentourer ces événements. Il est dans lintérêt de tout le monde de connaître la vérité. Il y a des ex-officiers de larmée qui se sont exprimés. Il faut leur accorder lintention nécessaire. Cela contribuera à faire la lumière sur ces événements.