L’appel de Hocine Aït-Ahmed au peuple algérien

L’appel de Hocine Aït-Ahmed au peuple algérien

Algériennes! Algériens !
Très chers compatriotes!

Il y a quelques jours, vous avez été appelés aux urnes, une fois de plus. De toute évidence, vous n’aviez pas d’illusions sur le fait que ce scrutin ne serait ni libre, ni honnête, ni transparent. Vous aviez raison: nous n’avons pas connu un seul vote digne de ce nom, depuis le référendum de juillet 1962 qui avait proclamé le droit du peuple algérien à l’autodétermination. Les mascarades électorales étaient un héritage du système colonial: elles n’ont pas tardé à devenir l’un des piliers de l’orthodoxie sécuritaire chargée d’assurer la pérennité du pouvoir absolu de ceux qui ont usurpé vos droits pour mieux accaparer les immenses richesses de notre pays. Cette tradition de falsification du suffrage universel sera à ce point enracinée et « modernisée » par la dictature qu’elle survivra même à la chute du Mur de Berlin. Comme un défi aux promesses du 21e siècle.

Pourtant l’histoire de l’humanité nous apprend que lorsque la vie des individus est menacée, leur dignité foulée au pied, lorsque les citoyens sont déchus de leur droit fondamental de choisir librement leurs gouvernants et de les remplacer régulièrement, les guerres civiles, mais aussi les conflits entre Etats, deviennent inévitables. Et, ce sont toujours les populations civiles qui en paient le prix fort, avec des dizaines de milliers de morts et des communautés, déchirées, ravagées.

Cependant, ce scrutin si semblable aux autres a été marqué par des pratiques encore jamais vues pour empêcher les Algériennes et les Algériens de décider librement s’ils devaient, ou non, voter. C’est là une nouvelle étape dans la confiscation d’un droit élémentaire et éminemment politique: La liberté d’expression et le libre choix. On aurait tort de banaliser cette escalade dans la violation des droits de la personne humaine ou d’y voir seulement une preuve supplémentaire que les méthodes du pouvoir algérien empruntent de plus en plus à celles des républiques bananières.

La crise ouverte en Kabylie depuis le « Printemps Noir » 2001 vient de connaître en effet, un épisode inédit et particulièrement grave avec les élections du 10 octobre 2002. Comme s’il ne suffisait pas qu’une répression aveugle ait endeuillé 120 familles et transformé en handicapés des jeunes qui avaient un seul tort : réclamer le droit à la vie.

Qu’on ne s’y trompe pas! L’enjeu véritable de ces élections était et demeure éminemment politique, bien loin du scrutin lui-même. Le dispositif de guerre déployé lors de la campagne électorale et le jour du vote est révélateur de la stratégie qui se cachait derrière cette échéance: le contrôle et la « normalisation » de la Kabylie par le démantèlement de toutes les structures démocratiques, des forces sociales autonomes et des espaces de gestion publiques traditionnels. Il était de notre devoir de nous y opposer et de faire barrage à la reprise en main du pouvoir local par les valets du régime.

La volonté de réduire l’un des derniers bastions de la paix, de l’unité nationale et de l’opposition démocratique est patente. Le scrutin n’était pas une finalité en soi, mais l’occasion de ghettoïser, d’ethniciser et de renverser l’équation politique en Kabylie. Il s’agissait de provoquer des affrontements fratricides, une guerre civile régionale, afin de casser les liens de fraternité et de solidarité qui portent la cohésion nationale. Une guerre qui prolongerait celle qui est menée contre notre peuple depuis maintenant dix ans.

Le principal instigateur de ce scénario est un pouvoir aussi absolu que corrompu, quels que soient par ailleurs ses relais locaux.

« Deux options pour un scénario … »

Pour mettre en route ce scénario « kabyle », le cartel des généraux a hésité entre deux options:
Ø se lancer dans une « éradication » avec tous les moyens de la puissance publique quitte, à fomenter pour cela des provocations semblables à celles qui ont généré, lors du « Printemps Noir », la chasse aux jeunes Algériens de Kabylie. Une telle option comportait toutefois le risque de déclencher des réactions internationales contre le régime, comme ce fut le cas après les grands massacres de 1997.
On s’étonne d’ailleurs que le cynisme dont a fait preuve le ministre de l’Intérieur lors de sa dernière conférence de presse n’ait pas provoqué un tollé: comment oser rejeter en effet la responsabilité des assassinats du Printemps Noir sur les jeunes Algériens de la région? Comment faire passer les victimes pour les fautifs, au mépris de toute vérité… et des conclusions d’une enquête pourtant très officielle?
Ø L’autre option visait à intimider et terroriser les populations en permanence, à déstabiliser la société en réactivant ses archaïsmes, en jouant sur ses antagonismes et en tentant d’instrumentaliser une révolte et une colère parfaitement légitimes.

Le pouvoir n’a pas renoncé pour autant aux méthodes qu’il utilise depuis 10 ans dans le reste du pays: l’étouffement du pluralisme, l’enrôlement de la jeunesse sous la bannière de la violence, la neutralisation de la société par la menace et la terreur, le déclenchement d’un cycle répression-violence.

Il y en Kabylie, lors du scrutin du 10 octobre, ce que tout le monde a pu constater:

1. des techniques administratives visant à saboter le vote: refus d’acheminer les urnes ou évacuation des bureaux de vote au moment du dépouillement, urnes brûlées et bureaux de vote incendiés par de petits commandos…Il s’agissait ainsi d’interdire toute évaluation de la volonté réelle de la population de se rendre ou non aux urnes. Face au recours à la violence et à l’intimidation pour empêcher la libre expression des citoyens et s’opposer au Front des Forces Socialistes (FFS) on est, d’ailleurs, en droit de se poser une question : les activistes du boycott redoutaient-ils un désaveu ? Autrement, pourquoi n’ont-ils pas fait une campagne pacifique pour défendre leur point de vue au lieu de s’acharner à empêcher tout libre débat?
2. une gestion de l’opinion par le recours à des campagnes de presse hystériques en faveur du boycott en Kabylie et, curieusement, seulement en Kabylie. Sans parler des mensonges éhontés véhiculés par quelques titres dépourvus de toute éthique journalistique.

En prenant ainsi la société en otage entre deux violences, le pouvoir vise à:

1. Empêcher tout débat démocratique
2. Priver la population de son libre choix
3. Désigner lui-même des « tuteurs » à la population, qu’il s’agisse de gestionnaires nommés par l’administration, ou de délégués imposés par la violence.

Cette « gestion », qui génère une situation de non-droit, entraîne la dislocation du semblant d’Etat et la mise en place de réseaux maffieux. C’est très exactement ce qui a été mis en œuvre dans le reste du pays depuis une décennie.

Cette stratégie a été pensée et orchestrée à partir des officines qui, depuis dix ans, ont permis au régime de durer en faisant de la guerre et de la confrontation le seul mode de gestion du pays.

Chers compatriotes

Vous connaissez, pour en avoir souffert depuis des décennies, les manipulations et les « coups tordus » de ce régime. Vous n’ignorez donc pas qu’il existe une volonté de faire dériver dans la violence la colère et la révolte qui s’expriment légitimement en Kabylie, comme à l’échelle nationale. Comme si on voulait délégitimer la rage de vivre de toute un jeunesse pour mieux la réprimer.

Grâce à la population, c’est-à-dire grâce à vous tous, le FFS, comme tous les groupes et individus lucides, attachés à la paix et à la démocratie, ont réussi à:

I. Empêcher le bain de sang en mettant en échec les provocateurs. A plusieurs reprises et dans nombre de circonscriptions, le pire a été évité quand vous avez préféré laisser brûler, ou emporter, des urnes plutôt que de risquer le déclenchement d’affrontements fratricides. Grâce à votre sang froid et à votre maturité politique, nous n’avons pas eu à subir l’atroce engrenage de tueries en chaîne et de règlements de comptes entre familles et villages. Il revient désormais à chacun d’entre-nous de veiller pour empêcher, demain, toute provocation et toute dérive qui nous ferait tomber dans le piège que nous avons su éviter.
II. Briser la façade monolithique derrière laquelle le pouvoir entendait enterrer le pluralisme de la Kabylie.
III. Déghettoïser la Kabylie. Le succès des meetings du FFS, à travers tout le territoire national ont, en effet, détruit les mythes et les mensonges sur lesquels la dictature fonde sa politique : diviser pour continuer à régner.
IV. Dénoncer la violence et les méthodes fascisantes des milices politiques qui servent d’alibi à la répression sauvage des autorités contre notre jeunesse.
V. Arracher des espaces de libre débat et de résistance pacifique des citoyens.
VI. Inscrire le combat pour la liberté et la démocratie dans le cadre national. Car celui-ci demeure, depuis la lutte pour l’indépendance nationale, le seul capable de consacrer le droit à l’autodétermination du peuple algérien.

 » Edifier un Etat moderne et démocratique est la seule rupture possible « 

Algériennes! Algériens!

Les mots me manquent pour rendre l’hommage que mérite votre refus de basculer dans les extrémismes et votre résistance à l’oppression. Aucun peuple ne mérite le malheur. Notre jeunesse ne mérite pas davantage qu’on la prive de toute perspective, de tout avenir.

La bataille pour la démocratie, la justice et la liberté est loin d’être gagnée. Ces élections ont bien montré que l’Etat dont vous avez rêvé, l’Etat que nous voulons tous construire,est devenu un énorme conglomérat de réseaux maffieux. Dès lors, édifier un Etat – au sens moderne et démocratique du terme – est la seule rupture possible. Elle exige que le peuple algérien collectivement, et les citoyens individuellement, décident de reconquérir leur droit à l’autodétermination. Ce droit qui leur a été confisqué par le coup de force constitutionnel de septembre 1963.

Seule une révision déchirante peut permettre de sortir de la crise qui détruit notre pays et brise les ressorts de notre société.

Un seul scrutin est susceptible de consacrer cette sortie de crise politique : celui pour une Assemblée nationale constituante, élue librement et sous un contrôle international crédible et d’envergure.

Le retour à cette légitimité, sacralisée par des luttes patriotiques qui remontent aux années 1920, permettra de jeter, enfin, les fondements éthiques politiques et institutionnels de ce nouvel Etat.

Encore faut-il, comme nous n’avons jamais cessé de le dire, faire prévaloir une solution politique globale, démocratique et négociée pour mettre fin à la tragédie qui dévore l’Algérie et ses enfants. Encore faut-il que la paix soit rétablie et que les institutions d’une transition démocratique soient mises en place à plusieurs.

Le pouvoir mène un combat d’arrière-garde. Ses écrans de fumée, son calendrier interne et les illusions de son arithmétique d’apothicaire n’y changeront rien: l’Algérie du peuple souverain est en marche en Kabylie comme dans tout le pays.

Malgré la terreur et les manipulations, les Algériennes et les Algériens, notre jeunesse qui est à la pointe de ce combat, ne renonceront pas à exiger leurs droits et inscriront leur lutte dans la durée. Ils sont, et seront, de plus en plus nombreux à s’impliquer dans les combats politiques et associatifs jusqu’à obtenir justice, liberté et démocratie.

Le 22 octobre 2002
Hocine Aït-Ahmed