Le chaudron algérien au bord de l’explosion

 

Le chaudron algérien au bord de l’explosion

A une semaine des législatives, le procès d’étudiants qui avaient jeté des pierres sur la voiture de Bouteflika est révélateur de la tension dans le pays.

Par Florence Aubenas, Libération, lundi 27 mai 2002

« Le régime joue à dresser les Kabyles contre les Arabes, les francophones contre les arabophones. C’est sa dernière cartouche pour tenir le pays. » Mustapha, étudiant

Il n’est besoin de presque rien. A Oum Toub, dans l’est de l’Algérie, ce furent les travaux de construction d’une route d’accès qui s’éternisent. A Soukh Aras, un coup de feu contre un gamin qui avait surpris dans un buisson un policier et sa bonne amie. Ou à Zéralda, près d’Alger, l’éviction de militaires à la retraite de leur logement de fonction. Il ne faut presque rien en Algérie, et c’est l’émeute, les pierres qui volent, les symboles de l’Etat qui flambent. Face à cette colère, partie il y a un an de Kabylie après la mort d’un lycéen dans une gendarmerie et qui s’étend aujourd’hui à tout le pays, les seules échéances affichées sont les élections législatives, dans moins d’une semaine. Et là c’est la torpeur, aussi pesante que le climat est électrique. Face à des appels au boycott chaque jour plus larges, des dizaines de meetings ont dû être annulés faute de public. Plus de trente candidats se sont retirés en Kabylie. Alors commence maintenant la répression.

Hier, au tribunal correctionnel de Bir Mourad Rais, à Alger, comparaissaient vingt et une personnes arrêtées après que des pierres eurent été jetées contre la voiture du président Abdelaziz Bouteflika lors de l’inauguration d’une bibliothèque universitaire sur le campus de Bouzaréah, le 18 mai dernier. Et les journalistes étrangers ont reçu l’interdiction officielle de se rendre en Kabylie jusqu’à nouvel ordre. Alors, entre le box et les urnes, entre le campus et la campagne, c’est un pays à bout qui se dessine.

« Inimaginable ». Ici, il y a des signes qui ne trompent pas. Les récits des étudiants en témoignent. « A Bouzaréah, des ouvriers étaient venus camoufler à toute vitesse les misères de notre faculté. Peinture, fleurs, tapis », raconte Hassan. Lui voulait étudier l’anglais. S’est retrouvé en philosophie. Ali, qui se rêvait journaliste et a été inscrit en histoire, se souvient surtout des bananes, au restaurant universitaire. « Inimaginable. On a alors compris que quelque chose de très important se préparait. » Hamid, postulant pour le droit et orienté vers les sciences politiques : « On demande une matière. On est balancé dans une autre, sans savoir pourquoi. C’est la fac : frustré avant d’avoir commencé avec un chômage à 30 % au bout. » Lui, le 18 mai au matin, était assis sur le campus avec sa fiancée, à l’écart de la manifestation. Un policier en civil s’est approché. Il a dragué la fille. Outrageusement. Puis s’est tourné vers Hamid, caressant son arme sous son blouson. « Alors, tu ne dis rien ? Lâche. En plus tu sens mauvais : moi, j’ai les moyens d’avoir l’eau. » Hormis dans des quartiers privilégiés, les robinets d’Alger ne coulent plus que quelques heures de temps en temps depuis deux mois.

Vers 9 heures ce jour-là, les organisations étudiantes officielles, dépendantes chacune d’un parti au pouvoir, s’activent pour la visite présidentielle. Samya, fille d’ouvrier algérois, déroule sa banderole. « Moi, je veux être la crème de la nation. Je n’ai pas de piston, mon père m’a conseillé de m’affilier. » L’an dernier, sur dix reçus en magister d’histoire à Bouzaréah, huit appartenaient à un mouvement officiel. Dimanche, Samya ira voter. Confiante : « Ils n’ont pas besoin de ma voix : les résultats sont trafiqués. » Mais passionnée : « Je veux écraser par mon acte les mauvais Algériens qui brûlent le pays. » Il est 10 h 30 quand la voiture présidentielle s’approche. Et les applaudissements disparaissent sous ces mots qui résonnent dans tout un pays : « Non à la Hogra » (le mépris), « Pouvoir assassin ! » Les pierres partent. La voiture du président fait demi-tour.

Dernière cartouche. « Moi, je ne me serais pas même permis d’approcher de la manifestation. » Mustapha se dit « étudiant arabophone et islamiste modéré ». Se souvient des années 90 où les étudiants pro-Fis comparaissaient torturés aux audiences. « Nous, quand on bouge, c’est le kalachnikov. On s’est fait carboniser dans un silence presque général. Du coup, la seule contestation aujourd’hui est plutôt francophone. » Il n’a aucune sympathie pour elle. Plutôt de l’agacement. « Des enfants gâtés. Tous n’ont pas collaboré avec le pouvoir, loin de là, mais, quelque part, celui-ci ne les considère pas d’un autre monde, comme ce fut le cas pour nous. » Il est venu quand même hier au tribunal de Bir Mourad Rais. « Le régime joue à dresser les Kabyles contre les Arabes, les francophones contre les arabophones. C’est sa dernière cartouche pour tenir le pays. Et si ça prend, c’est le début de la fin. »

Debout dans le box, Omar Akhrouf, 25 ans. « Non à la privatisation de l’université », disait sa pancarte, écrite au rouge à lèvres. Il l’a rapidement posée « pour empêcher les autres de jeter des pierres. Je n’approuve pas le fait de frapper un cortège ». Le magistrat pointe un index triomphant. « Mais pour qui te prends-tu donc de donner des ordres aux autres ? C’est bien que tu es un dirigeant. »

Des arrestations ciblées ont visé une quinzaine d’étudiants près du campus ou, le lendemain, dans les navettes vers la fac. « Moi, le jour de l’inauguration, j’étais dans mon village », dit l’un de ceux-là. Deux autres, à l’heure des pierres, passaient des examens. Tous appartiennent à l’association culturelle kabyle Nedjma ou à la Fondation Matoub Lounès, qui réclame justice pour l’assassinat de ce chanteur en 1998. « Pensez-vous que cela a un rapport avec votre arrestation ? », demande un avocat. « On parlera de ça plus tard », coupe le président. Il continue : « Dans votre procès verbal, vous avez en plus déclaré ne pas vouloir voter aux législatives. »

Arrestations. Amine, lui, sortait d’une pizzeria. Commerçant. Attendait sa copine étudiante. Arrêté. « Au commissariat, ils m’ont dit : « Tu es kabyle, au moins, non ? » J’ai crié : « Je vous jure, monsieur le flic, je ne suis pas kabyle. » » Juste après les premières interpellations, un comité pour la libération des prisonniers se crée à Bouzaréah. « Balancés par un indic », ses quatre initiateurs sont arrêtés au moment même où ils franchissent la porte du campus. Puis Khelil Abderahmane, membre de SOS-disparus et de la Ligue des droits de l’homme, accompagné d’un ami, Sid Ahmed Mourad, montent à leur tour dans le fourgon alors qu’ils tentaient de collecter la liste des prisonniers. Jugés pour avoir eu « l’intention d’inciter à une manifestation ayant eu lieu la veille ».

Depuis, quelques centaines d’étudiants se sont barricadés à l’intérieur de l’université. Ils dorment par terre. Mangent ce qu’on leur glisse. A travers les grilles, des policiers en civil en appellent quelques-uns par leur nom. « On vous connaît. On vous attend ! » Parmi les étudiants, six ont été condamnés à deux ans de prison ferme et onze à huit mois ferme. Les deux défenseurs des droits de l’homme ont eu, eux, six mois avec sursis.