Droit international: Droit des puissances

Droit international: Droit des puissances?

Question posée à Brahim Taouti, avocat

Il y a un volet qui est souvent omis, c’est la question: comment se référer au droit international humanitaire alors que de plus en plus il s’avère être un instrument entre les mains des puissances qui l’ont élaboré, développé et l’appliquent selon leurs intérêts?

Brahim Taouti

Tu poses, à mon avis, deux questions importantes. Le droit international humanitaire EST un instrument des puissances utilisé pour LEUR intérêt propre. Sur la première question, tu dis qu’il y a « un volet qui a mon avis est souvent omis, c’est la question: comment se référer au droit international humanitaire alors qu’il s’avère être, de plus en plus, un instrument entre les mains des puissances qui l’ont élaboré, développé… ». Sur la deuxième question, tu dis que ce droit est appliqué selon leurs intérêts. A mon avis, il faut nuancer ce double constat en observant au moins deux aspects du problème.

Premier aspect.

Le droit international n’est pas défini par les seules puissances. Il résulte de compromis visant, justement, à faire accepter l’avancée d’un droit international plus équitable. Ainsi par exemple, la France a introduit en dernière minute au statut de la Cour Criminelle Internationale (CCI) un article 124 permettant à tout Etat partie, qui opte pour cet article 124, de décliner la compétence de la CCI pour les crimes de guerre commis par ses nationaux pendant une période transitoire de 7 années. Les Etats-Unis faisaient partie des 7 Etats refusant d’adopter le Statut de la CCI à Rome ; mais ils se sont joints à la résolution 53/105 de l’Assemblée Générale des Nations Unies du 8 décembre 1998 qui reconnaît l’importance historique de l’adoption du Statut de Rome de la CCI. Ils ne l’avaient fait que parce que la dite résolution avait incorporé un paragraphe 4, invitant la commission préparatoire de la CCI à rechercher les moyens de rendre la Cour plus efficace et MIEUX ACCEPTEE ». A cet égard, et dans le souci de ménager ses soldats impliqués dans des opérations à l’étranger – Irak par exemple – , les USA tentent d’insister sur l’exigence d’une intention criminelle spéciale (le mens rea) pour qualifier le crime, élément psychologique impossible à établir dans une procédure et, dans tous les cas, il figure à l’article 30 du Statut définissant le crime, dans une moindre mesure que ne le proposent les USA. Ces derniers espèrent renégocier la définition des crimes, l’article 21 du Statut adopté dispose que la Cour applique « en premier lieu, le présent Statut, le Règlement de procédure et de preuve et les Eléments constitutifs des crimes [ces deux derniers textes sont en cours de négociation] ». Cet ordre de priorité des sources limite les prétentions de vider le Statut de son contenu. Mais les compromis sont généralement fait à une minorité d’Etats dont l’acceptation est décisive. Mais d’autres tentatives visent la remise en cause totale du Statut, c’est le cas du groupe arabe piloté par l’Algérie, l’Egypte, la Tunisie…. Ce groupe revient sur l’article 9 du Statut qui dispose qu’aucune modification ne peut remettre en cause la définition des crimes adoptée à Rome. De fait, ce groupe a déposé un document sur l’usage de la section « terminologie » en cours de négociation et les éléments constitutifs du crime de génocide. Aujourd’hui, le Statut est signé par 83 Etats dont la France, et ratifié par 5. En aucune manière la définition des crimes ne peut remettre en cause les acquis du Statut, ainsi que ceux des conventions et traités déjà admis. Il ne faudrait pas ignorer, non plus, le travail et la pression des ONG qui luttent contre l’impunité des criminels dans les négociations, ni le fait que les accords internationaux sont l’aboutissement de plusieurs années de tractations. Or, ce qui vaut pour la CCI vaut pour le reste du droit international humanitaire, notamment pénal. Il n’est pas le droit des puissances, mais un compromis historique.

Second aspect.

Si l’objectif louable est de lutter contre l’impunité, et donc de pouvoir traduire en justice les auteurs présumés de crimes internationaux, les obstacles politiques et techniques sont légion. Par exemple, l’opposition traditionnelle du système de la common law au système de la civil law continental, ou encore la remise en cause du principe de la souveraineté des Etats sur leurs ressortissants. A mon avis il s’agit d’obstacles évoqués par des combattants d’arrière garde. Plus sérieuse est l’instrumentation du droit que tu soulèves, par les puissances.

N’est-ce pas que les deux systèmes juridiques que le monde se partage visent ensemble la justice et l’équité ? Pourquoi alors opposer les techniques issues de ces systèmes au lieu de ne prendre en considération que les principes universels de justice. Par exemple, le principe du contradictoire impose le droit de TOUTES les parties au procès de discuter des faits et des éléments de preuve. Le système continental y répond par l’instauration d’un juge d’instruction, sensé instruire à charge et à décharge, alors que le système de common law y répond par le droit de la défense de faire sa propre enquête. Le juge continental ayant dans son système le droit d’ingérence dans le procès, alors que le juge de la common law est considéré comme un arbitre neutre, devant lequel les parties viennent affronter leurs moyens. Un compromis semble se dessiner, de fait, tant dans les juridictions créées ad hoc pour l’ex Yougoslavie et le Rwanda que dans les discussions théoriques du droit international pénal. En réalité l’appréciation des systèmes ne doit pas se baser sur un critère organique, ou culturel avec l’arrière pensée de la supériorité de l’un sur l’autre, mais se tourner vers une perspective principielle et convergeante. Quant au principe de souveraineté, il est remis en cause non seulement par l’engagement volontaire des Etats dans le droit international conventionnel, mais aussi, et peut-être surtout, par le développement considérable du droit international coutumier. Des avancées ont été réalisées, qu’il convient, pour tout militant des droits de l’homme de soutenir. Le sens de l’histoire va d’ailleurs dans le sens d’une remise en cause de la souveraineté, qu’il s’agit plutôt de négocier que d’affronter

Sur l’instrumentation du droit par les puissances. De fait, les valeurs universelles sont les mêmes qui justifient l’existence d’une justice internationale dissuasive ou répressive et, en même temps, la nécessité d’interventions militaires en cas d’urgence, urgence non exempte de calculs politiciens. La contradiction ressort du fait que ceux qui justifient l’intervention militaire sont les mêmes qui s’opposent à une justice supranationale. Cependant la CCI, juridiction supranationale, est inopérante aujourd’hui. Que faire en cas d’urgence alors que, précisément, la CCI ne sera opérationnelle que dans plusieurs années ? Lorsqu’une puissance estime que ses intérêts sont en jeu elle intervient militairement. Mais les victimes ne ressortissant pas de cette puissance, que peuvent-ils faire ? Les victimes bosniaques et rwandais ont réussi grâce à une formidable convergence d’intérêts à obtenir la création de juridiction spéciales ad hoc par le Conseil de sécurité. Pour tous les autres, il leur reste, fort heureusement, les juridictions nationales étrangères, celles des pays ayant ratifié les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 et la Convention prohibant la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984. Si on peut observer que, paradoxalement, les violations les plus graves comme les crimes contre l’humanité et le génocide ne sont pas concernées par ce principe de compétence universelle, ces juridictions sont néanmoins soumises au principe de compétence universelle qui leur impose, en vertu de leur propre droit, d’arrêter tout suspect de crime visé par les 4 conventions portant sur le droit humanitaire de la guerre ou par la convention prohibant la torture se trouvant sur leur territoire. Ainsi, l’instrumentation du droit par les puissances ne s’oppose pas à l’existence de possibilités de justice en dehors de leur intérêts propres. Tout dépendra donc du degré de respect de cette obligation juridique et morale par les juridictions de ces Etats, sachant que ces juridictions nationales sont des éléments organiques des dits Etats, des institutions définies par les actes constitutifs de ces Etats, constitutions, chartes etc. Donc même si les juridictions dépendent plus ou moins de la décision politique, elles ressortent, inversement, du respect de l’indépendance du juge découlant du principe de la séparation des pouvoirs et des règles de l’Etat de droit. Sur ce point, l’opinion publique doit être sensibilisée si elle ne l’est déjà. Dés lors, la question que tu poses de savoir « Comment se référer à des « lois » internationales sans se laisser enfermer dans un cadre, un système qui impose ses règles du jeu et finalement, en formulant des définitions déclarées comme absolues, canalise toute forme d’opposition », ne prend pas en considération la diversité juridique, puisqu’il s’agit, au moins pour les victimes algériennes des crimes internationaux, en l’absence d’un CCI opérationnelle, de plusieurs droits nationaux, et non d’un droit uniforme.

 

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