L’armée au coeur du débat

L’armée au coeur du débat

Abdou B., Quotidien d’Oran, 9 novembre 2000

Pour sortir de la crise qui n’a que trop duré, qui fait chaque jour tellement de dégâts qui l’entretiennent, il faudra bien se décider, collectivement, à prendre une direction. La meilleure possible, et bien entendu celle qui aura l’adhésion consciente du plus grand nombre, et pas des appareils qui ont superbement prouvé leur absolue incompétence et leur paralysie devant l’ampleur des chantiers et la grosseur des enjeux économiques et financiers.

Si la langue de bois, l’hypocrisie dominante des «élites» et les grossières manipulations qui font office d’idéologies de substitution ne trompent personne aux plans national et international, les acteurs visibles, plus ou moins lisibles, susceptibles de provoquer le déclic salvateur, sont identifiés depuis le début de la tragique dérive vécue depuis 1988. Qu’ils soient «négatifs» ou «positifs», ils se partagent beaucoup de responsabilité et détiennent les moyens, les informations et le contrôle de nombreux rouages qui leur permettent de proposer un consensus patriotique, pour n’en exclure que ceux qui utilisent ou prônent la violence pour assurer leur domination sur la société et sur l’Etat.

A côté des Présidents, parmi lesquels aucun n’a terminé normalement un mandat, et dont un a été assassiné devant des centaines de personnes, il y a les exécutifs aussitôt placés aussitôt consommés, les puissances d’argent sans visage, à part les propriétaires de groupes de presse et quelques médiatiques pourvoyeurs de publicité, les chefs de clans, il y a forcément l’ANP, qui est au coeur du débat.

Thème récurrent. Parfums de mystères. Pesanteurs de «secrets» plus ou moins éventés par le temps et les hommes. Mise à l’index et «déversoir» de tous les malheurs et dérives du pays depuis l’indépendance. Part d’ombre du tissu national et bras armé pour que rien ne bascule par la violence.

Bouc émissaire, au sens religieux du terme, l’ANP n’en finit pas d’être au centre de la vie politique algérienne, qu’elle parle ou se taise, qu’elle agisse ou observe. Qu’elle le veuille ou non, sa hiérarchie est toujours partie prenante du projet national, souvent différé. Il ne peut pas en être autrement tant la vie du pays est liée à l’évolution des forces armées, à celle de la composante dirigeante de l’ANP et sa perception d’une construction pluraliste et démocratique.

Le bon sens des Algériens, les gouvernants étrangers, les analystes neutres ou partisans, tous s’accordent sur la place stratégique de l’ANP et sur son poids dans les actes majeurs des institutions algériennes. Les laudateurs, toujours intéressés et les détracteurs, tous soucieux de leurs intérêts politiques et/ou économiques, mettent en avant le rôle que joue l’Armée. Les uns pour lui confier tous les pouvoirs et les autres pour la dépouiller de toutes les prérogatives. Cette réalité, admise par les observateurs étrangers et nationaux, qu’elle soit masquée, travestie, manipulée, est néanmoins constitutive de la vie politique, donc de la crise du pouvoir depuis l’indépendance. S’en offusquer reviendrait à jouer, sans tromper personne, les tartuffes. Le nier, sans duper personne, reviendrait à faire l’autruche et à s’exposer à des coups de pied là où ça fait mal.

S’en démarquer par un revers de manche en exigeant le retour immédiat des militaires aux casernes, serait faire preuve d’un angélisme qui n’a aucune chance de trouver preneur. Ni ici ni à l’extérieur.

Sporadiquement, l’ANP, en vrac, est évoquée, sinon accusée à la suite d’horribles massacres de populations civiles, de l’assassinat de Maâtoub Lounès (pourquoi spécialement lui ?), et lors de «visites» de certaines ONG qui, à la limite, ne font que leur travail, avec l’accord de toutes les institutions algériennes. Travail qui apporte sûrement un éclairage différent de celui, obscur, de l’évanescent ONDH qui oscille entre la farce et le vaudeville. Les forces armées, donc, sont ou créditées des maigres avancées démocratiques, ou débitées des fermetures politiques qui bloquent la démocratisation du pays. Mais il est clair que les choses ne sont pas totalement noires ni aveuglement blanches. Le gris conviendrait mieux pour décrire le paysage national.

Cette présence, tantôt assumée, tantôt maladroitement occultée, est cependant présente dans les discours des partis, des hommes politiques et des journalistes qui en jouent, s’en prévalent, tout en prenant gants et pincettes, et parfois de très gros sabots, pour diriger la sempiternelle symphonie: «les appareils parlent aux appareils». Cependant, si la musique en question est toujours d’une piètre qualité, elle n’en est pas moins entendue, ici et ailleurs. «L’ANP et le président», «l’ANP et tel parti», «l’ANP et les élections» et d’autres ritournelles constituent l’apprentissage et les gammes des apprentis analystes et des «gorges profondes» depuis la naissance de la presse privée. Cette dernière, sollicitée et demandeuse, ne répugne pas au rôle d’acteur, trop souvent troqué contre lui de l’observateur neutre dans un jeu politique des plus opaques. La juste condamnation du terrorisme n’est le plus souvent qu’une mesure d’accompagnement pour le soutien d’un parti ou la guerre contre un autre.

C’est dire la complexité des choses, et surtout réfuter le manichéisme ravageur qui ne présente l’ANP que comme ange ou démon. Constituée d’hommes de chair, de sang, de sentiments et de pulsions simplement humains, l’Armée nationale est forcément contradictoire, traversée par tous les courants politiques, économiques et religieux, certes transcendés le plus souvent par la discipline, l’esprit de corps et la légitimité conférée par l’histoire, la lutte et les pertes humaines occasionnées contre la violence des groupes armés qui lui disputent le monopole de la force, alors qu’elle, est investie par la loi.

L’un des risques majeurs courus par l’ANP, et vers lequel seraient tentés de la pousser les prédateurs de l’économie nationale, les hors-la-loi de l’import-import et les assassins de tous les jours, serait qu’elle se transforme, à son insu, dans le conscient collectif, en une «classe» à part, dont les intérêts seraient sécables de ceux de la nation dans toutes ses composantes économiques, philosophiques, politiques, culturelles, etc. Les courants qui souhaitent ce dénouement existent. Il suffit de lire leurs déclarations d’amour en direction de l’ANP pour comprendre que leur rêve est d’atteler leur char à celui d’une armée qui serait déconnectée du terroir, du plus grand nombre et des ancrages vrais du pays. Sous le vernis «moderniste» ou fondamentaliste, les appétits de pouvoir des uns et des autres sont aussi évidents que les saisons ou le nez au milieu du visage.

Des rêveurs bien rasés se prennent à croire que le juste combat des militaires face aux bandes armées est dirigé contre l’Islam, l’arabité et la langue nationale. Des rêveurs à la barbe fournie invoquent la religion du peuple, la langue nationale et l’appartenance au monde arabe pour devenir hégémoniques. Il y a une troisième catégorie de rêveurs, celle où l’on se prend à imaginer un contrat qui proposerait à la société entière la démocratie, le pluralisme, les libertés individuelles, les droits et devoirs, les libertés collectives et les droits de l’homme…

Et avec, en annexe, les lignes rouges à ne pas franchir, au risque d’exposer le contrevenant à l’exclusion définitive du combat politique. La politique reprendrait, à travers une transition programmée, ses droits. Et la caserne deviendra cet observatoire intransigeant, respecté, aimé et écouté de tous. L’ANP deviendrait le garant des fondements constitutionnels pour que se déroule le combat pacifique des forces politiques, des idées et des programmes, qui existent dans leur diversité contradictoire.

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