Algérie : l’an I de l’ère Bouteflika

Algérie : l’an I de l’ère Bouteflika,

Jean-Pierre Tuquoi, Le Monde, 13 avril 2000

LA VIOLENCE n’a pas disparu en Algérie. Son niveau a considérablement diminué depuis les massacres de l’été 1997, mais elle est toujours là, routine sanglante. Chaque jour, la presse locale – de moins en moins souvent relayée par les médias étrangers – se fait l’écho d’assassinats de civils, d’embuscades tendues à des militaires ou à des gendarmes, de la mise hors d’état de nuire de groupes islamistes armés. Est-ce à dire que le président Abdelaziz Bouteflika, élu, dans des conditions contestées, il y a tout juste un an (le 15 avril 1999) sur le thème du retour à la paix, a échoué comme son prédécesseur ? Et que, plus généralement, le bilan de la première année de sa présidence est négatif ?

A la décharge du chef de l’Etat, il faut se souvenir qu’il n’a pas les mains libres. Même s’il s’en défend, il doit composer avec l’armée. Sans elle, il ne serait pas président. « C’est l’armée, et particulièrement quelques puissants officiers à la retraite et leurs homologues dans l’armée active (…) , qui ont fait appel à lui et l’ont soutenu. L’armée cherchait un civil fiable, doté d’une légitimité populaire », rappelle Antoine Basbous, dans son dernier livre L’Islamisme, une révolution avortée (Hachette Littératures).

Ce parrainage pesant n’est pas étranger au demi-échec de la principale initiative du chef de l’Etat : la loi sur la « concorde civile ». Voté haut la main par les parlementaires, plébiscité à l’automne 1999 par des Algériens épuisés par huit années de violence, le texte a eu pour mérite d’entraîner la reddition de plus d’un millier de « terroristes » – en échange de la mansuétude des tribunaux – et de clore le dossier de l’Armée islamique du salut (AIS), le bras armé de l’ex-FIS, dont les membres, qui observaient une trève depuis octobre 1997, ont été amnistiés et rendus à la vie civile.

Mais l’initiative du chef de l’Etat a vite montré ses limites. Faute de n’offrir aux groupes armés d’autre alternative qu’une reddition humiliante, sans aucune perspective politique, faute aussi de ne rien dire de la violence de l’Etat (tortures et « disparitions » ont été pratiquées à grande échelle), la loi sur la « concorde civile » a échoué à mettre un terme à la violence.

Il y a eu plus de 400 morts depuis l’expiration officielle de l’offre d’amnistie, le 13 janvier.

Tout récemment, le chef de l’Etat a laissé entendre que la loi sur la « concorde civile » continuerait à s’appliquer. Mais il est sans doute le seul à croire en ses vertus. Homme fort du régime au début des années 90, le général Khaled Nezzar affirme que la loi n’a eu « aucun résultat sur les terroristes » et que, dans ces conditions, les groupes armés doivent être « exterminés ».

Le chef du Front des forces socialistes (FFS), un « dialoguiste », Hocine Aït Ahmed, sur un autre registre, n’est pas plus tendre, qui accuse le président algérien d’avoir trompé son monde. « La grâce, le pardon ou l’amnistie devraient être l’aboutissement d’un processus (…), déclarait-il récemment à l’hebdomadaire Libre Algérie. On s’est abstenu de remonter aux racines du mal. On a mis les Algériens et les acteurs politiques sur la touche au lieu de les associer (…). C’est qu’on ne veut pas résoudre le problème politiquement. »

Peut-être le président algérien va-t-il surprendre son monde. Il y a quelques jours, un autre militaire, le général Mohamed Attaïlia, a brisé un tabou en proposant d’amnistier les membres… des Groupes armés islamistes, les GIA. Ce geste, qui, selon lui, viendrait conclure une trêve négociée avec les plus irréductibles des « barbus », doit être « général et juste », a-t-il lancé dans les colonnes d’ Al Hayat, le quotidien arabe édité à Londres. Les propos de l’ancien inspecteur général aux armées n’auraient sans doute pas suscité autant de réactions passionnées dans la presse algérienne s’ils ne provenaient d’un militaire réputé proche du chef de l’Etat. De là à penser que le général a dit tout haut ce que le président algérien pense tout bas…

La thèse n’est pas absurde, s’appliquant à un chef d’Etat condamné, s’il veut durer, à ne pas se mettre à dos l’armée. Il a beau être convaincu d’être le seul homme à même de rassembler les Algériens et de restaurer la grandeur de son pays – à l’image d’un Charles de Gaulle, son modèle en politique -, le président Bouteflika n’a pas les mains libres. Dépourvu d’un parti politique sûr pour relayer son action, il avance avec précaution.

D’où ce comportement déroutant, fait d’actes symboliques audacieux (comme la poignée de main au premier ministre israélien, Ehoud Barak, ou l’invitation au chanteur Enrico Macias), pas toujours suivis d’effets. Ainsi le président Bouteflika, adepte d’un « parler vrai » aux accents populistes, n’a-t-il pas hésité à dénoncer au fil de ses interventions (plus de 200 entretiens accordés à des médias étrangers !) l’ « Etat pourri », la « mafia des conteneurs » (allusion au trafic dans les ports du pays) et la poignée de ceux qui, en Algérie, ont mis le grappin sur l’économie. Quelques dizaines de hauts fonctionnaires ont bien été sanctionnés, mais la nomination de l’ancien premier ministre Ahmed Ouyahia – un homme à l’impopularité inégalée – au poste de ministre de la justice, avec le titre de numéro deux du gouvernement, est venue doucher l’enthousiasme de tous ceux qui croyaient une rupture possible. A l’inverse, il vient d’inviter Amnesty International, avec d’autres ONG, à revenir en Algérie, quitte à se mettre à dos une partie des « éradicateurs ».

Le président reste une énigme. La constitution lui confère un pouvoir presque illimité. Le gouvernement, laborieusement mis en place après huit mois d’attente, lui obéit au doigt et à l’oeil. La télévision et la radio sont à sa dévotion. Les partis qui n’ont pas rejoint la majorité présidentielle sont marginalisés…

Et pourtant, cet homme n’a pas encore réussi à asseoir sa légitimité. Le dernier remaniement au sein de l’armée porte la marque de ceux qui l’ont fait roi. Ses projets pour modifier la Constitution, dans le sens d’une présidentialisation accrue, n’avancent pas. Tant et si bien qu’à Alger certains hommes politiques voient dans les attaques violentes portées contre lui par un autre ancien premier ministre, Sid Ahmed Ghozali, la preuve que les militaires sont déjà en train de préparer « l’après-Bouteflika ».

 

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