Algérie, le temps du doute

Algérie, le temps du doute

Jean-Pierre Tuquoi, Le Monde, 17 décembre 1999

Avec le début du ramadan, la hantise des attentats a resurgi en Algérie. Rien ne permet a priori d’augurer que le « mois saint » verra une recrudescence de la violence. En 1998, la période du ramadan avait été relativement calme. Nul massacre, nulle flambée de violence à grande échelle n’étaient venus la perturber alors que les années précédentes, au contraire, le fer et le sang avaient été au rendez-vous.

Faut-il alors voir aujourd’hui dans cette inquiétude diffuse le contrecoup d’une déception plus vaste, la marque d’une désillusion à l’encontre du pouvoir ? C’est probable. A l’automne, en approuvant massivement par référendum la loi sur la « concorde nationale » proposée par le président Abdelaziz Bouteflika, nombre de ses concitoyens pensaient rompre enfin avec le cycle de violence qui ensanglante le pays depuis près de dix ans.

« Il faut donner une chance à la paix » : parmi les adversaires les plus déterminés de l’ancien ministre des affaires étrangères de Boumediène, certains ne furent pas insensibles au mot d’ordre. Un espoir était perceptible, dans le pays, que personne n’osait briser. A preuve, l’absence de consigne de vote donnée à leurs électeurs par les dirigeants du Front des forces socialistes, le parti de Hocine Aït Ahmed. A preuve encore, l’appui explicite donné à la démarche présidentielle par le chef historique du Front islamique du salut (FIS), Abassi Madani, pourtant placé en résidence surveillée.

Sur le plan politique aussi, le changement était à l’ordre du jour. Enchaînant discours sur discours au cours de ses périples dans l’Algérie profonde, accordant des entretiens à tous les médias étrangers qui le sollicitaient, le président Bouteflika ne manquait pas une occasion de fustiger l’action de ses deux prédécesseurs, les présidents Chadli et Zeroual, qualifiés par lui de « rois fainéants » ; de critiquer ses ministres accusés de ne pas « faire grand-chose » sinon de s’occuper de « leurs affaires » ; de s’en prendre, sans les nommer, à quelques galonnés ou à des civils coupables d’avoir « mis le pays en coupe réglée ». « Il faut rétablir l’autorité de l’Etat », clamait le chef de l’Etat, tandis qu’aux nostalgiques de l’ère Boumediène il promettait, sûr de lui, de rendre à l’Algérie son lustre d’antan sur la scène internationale. Cette démarche solitaire et volontariste, parfois qualifiée de gaullienne, semble avoir fait long feu.

Pour avoir trop promis et peu réalisé, le président Bouteflika a perdu une bonne part du capital de confiance qu’il avait engrangé par son « parler vrai ». Ses concitoyens, tout comme les diplomates, réalisent aujourd’hui que le pays reste embourbé dans la crise et que le retour de la confiance se fait attendre.
A l’étranger, et en particulier au Maghreb, le président Bouteflika s’est forgé l’image d’un homme impulsif et imprévisible, capable de gestes courageux comme de réactions brouillonnes. Avec le Maroc, les relations se sont brutalement détériorées après une brève lune de miel interrompue par la mort du roi Hassan II. C’est également le cas avec un autre de ses voisins, la Mauritanie, depuis que Nouakchott a décidé de renouer avec Israël, tandis qu’avec la Tunisie du président Bel Ali les liens sont empreints d’une méfiance réciproque.
En accueillant avec succès, en juillet, le dernier sommet de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), l’Algérie a sans aucun doute redoré son blason auprès du continent noir, mais les Occidentaux se montrent plus réservés. S’ils retournent depuis peu à Alger, dans le sillage des responsables politiques, les hommes d’affaires ne se bousculent pas pour s’y implanter durablement – la Tunisie, malgré l’absence de ressources pétrolières, reçoit plus d’investissements étrangers que l’Algérie. Témoin de cette défiance, les conditions draconiennes mises par Air France pour reprendre ses liaisons avec l’ancienne colonie. Traumatisée par le détournement d’un de ses appareils, en décembre 1994, sur l’aéroport d’Alger, la compagnie française exige de pouvoir contrôler les passagers avant leur embarquement. Qu’Air France accepte de perdre des centaines de millions de francs dans l’attente d’un accord en dit long sur l’image négative qui continue à coller à l’Algérie.
Mais c’est sur le plan intérieur que la déception est la plus nette. La loi sur la concorde nationale qui, en principe, ne vaut que jusqu’au 13 janvier 2000, n’a pas atteint ses objectifs, et la paix, comme hier, ressemble à un mirage. Des groupes armés ont certes accepté de se rendre aux autorités en échange d’une amnistie – conditionnelle – mais leur faible nombre a déçu.

IMPUISSANCE DE L’ÉTAT
Les attentats, les faux barrages sont toujours là, avec leur cortège de victimes soulignant l’impuissance de l’Etat malgré les moyens importants mis en oeuvre : depuis cinq ans, selon une étude du Congrès américain, l’Algérie a été un des meilleurs clients des marchands d’armes de la planète. L’assassinat, en novembre, du principal dirigeant du FIS libre de ses mouvements, Abdelkader Hachani, un homme de dialogue, ferme sur ses convictions, est venu ajouter à la confusion. Avec ce meurtre, les perspectives de paix se sont éloignées un peu plus.
Elu en avril dernier à la présidence, M. Bouteflika avait promis de changer de gouvernement. Et, régulièrement, il a reporté l’échéance en invoquant des arguments qui n’ont convaincu que ses partisans. Qu’ils soient justifiés, comme le pensent la plupart des observateurs, par des frictions avec la hiérarchie militaire, ou qu’ils résultent de tractations avec les partis de la majorité présidentielle, ces atermoiements n’ont pas peu contribué à brouiller l’image du pouvoir, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays. Le président Bouteflika a promis qu’il constituera « un gouvernement homogène » avant la fin de l’année. Même si, cette fois, la promesse devrait être tenue, il en faudra davantage pour que l’Algérie redevienne un pays normal.