A Jijel, le temps de la réconciliation

L’ALGERIE, AVANT LE REFERENDUM DE JEUDI

A Jijel, le temps de la réconciliation

Pour la première fois en Algérie, 53 combattants des GIA se sont rendus.

Florence Aubenas, Libération 14 septembre 1999 à Jijel
C’était tout sauf une surprise et, pourtant, les deux journalistes algériens les ont vus descendre de la montagne «comme dans un rêve» : «Depuis toutes ces années de conflit où on a parlé d’eux comme des monstres, on les voyait pour la première fois en chair et en os.» Ils portaient des Adidas et des djellabas, des barbes un peu sales et un air surpris. «L’un d’eux était avec sa femme et son enfant né au maquis, une petite fille incroyablement blonde, comme un angelot tombé parmi eux», poursuit le reporter. A Jijel, pour la première fois, un groupe de 53 combattants se revendiquant des GIA (groupes islamistes armés) a accepté de se rendre la semaine dernière. Le calendrier laisse songeur. Le texte sur la concorde civile qui réglemente la reddition des groupes armés avait en effet été promulguée le 13 juillet, mais ce qui apparaît comme son premier résultat notable intervient jusque quelques jours avant le référendum populaire, organisé précisément autour de cette loi. Comme un rituel, l’opération a été célébrée au journal télévisé national, où les maquisards ont essentiellement tenu, après toutes leurs années de lutte, à saluer le président Abdelaziz Bouteflika. Depuis, ils ont été bouclés dans un centre sportif de la région, et plus aucune autorisation n’est accordée à la presse pour s’en approcher.

«No man’s land».
Que cette opération ait précisément lieu à Jijel, 400 km à l’est d’Alger, ne lasse pas de réjouir les autorités locales. Depuis le début du conflit, la région avait en effet été baptisée, plus ou moins ironiquement, «la préfecture des terroristes». «Les militaires étaient présents autour de quelques centres administratifs, trois usines et le port, mais tout le reste était un no man’s land, sans plus aucune présence de l’Etat», raconte un employé. Ici, comme dans toute la région, la population avait soutenu le Front islamiste du salut. Mais, contrairement au reste du pays, la misère n’était pas le premier facteur. «Traditionnellement, les gens d’ici faisaient carrière dans l’administration et votaient FLN (l’ex-parti unique, ndlr). C’était plutôt la rage de l’esclave contre le maître, la révolte de ceux qui étaient contraints de faire des courbettes depuis des années», estime un homme politique. La première vague de maquisards est montée juste après l’annulation des élections remportées par le FIS, en 1992, c’étaient les politiques, les religieux, les convaincus. Une autre a suivi, énorme cette fois, touchant toutes les couches de la population. «Les combattants de la peur», disaient-ils d’eux-mêmes. La répression militaire parmi la population avait en effet pris ici des proportions effrayantes, exécutions collectives, rafles, cadavres torturés, jetés dans des terrains vagues. La «Willaya de l’horreur», affirment plusieurs organisations des droits de l’homme, qui avaient notamment enquêté sur des fosses collectives. Depuis, Alger s’évertue à la présenter comme la «Willaya de la paix», «le laboratoire de la réconciliation».

Sur son écran de télévision, Mohammed a reconnu quelques enfants du pays, parmi le groupe des 53 qui s’est rendu l’autre jour. Il le jure, main sur le cour: demain, il est prêt à se réconcilier avec eux. Il y a six mois, reconnaît-il, il assurait tout aussi vigoureusement qu’il les tuerait jusqu’au dernier, comme le voulait la politique du gouvernement d’alors. Il rigole. «Moi, je suis toujours pour l’Etat.»

A Chefka, 20 km après Jijel, cet ancien moudjahid dirige le groupe des patriotes, ces citoyens armés qui travaillent en milice sous le contrôle des militaires. Il n’aurait pas voulu s’en mêler, dit-il. Dans la troupe, certains de ses hommes avouent même très bien comprendre ceux d’en face. «Ils ne sont pas comme les harkis, qui avaient pris le parti des Français, raconte l’un. Les groupes armés ne se battent pas contre le pays, mais contre certains hommes. Ce sera plus facile de les accepter à nouveau.» Eux aussi, disent ces patriotes, ont été jetés dans la guerre, à l’inverse d’autres qui, dans la Mitidja ou en Kabylie, se sont enrôlés dans les milices de tel ou tel parti politique. «Les jeunes du coin qui étaient montés au maquis ont fait le tour des anciens moudjahids (résistants de l’Indépendance, ndlr) tout au début du conflit. Ils n’avaient rien pour se battre et ils savaient que nous avions gardé nos fusils. Ils les voulaient. On a refusé. Même les Français n’avaient pas pris nos armes. C’est pas des gosses qui allaient le faire. On a notre orgueil.» Depuis, l’un a vu sa femme égorgée, l’autre, son fils. Lorsque les premiers repentis sont rentrés chez eux, il y a quelques années, les patriotes de Chefka ont pourtant mis leur point d’honneur à ne pas les éviter dans la rue. «C’était la loi de l’Etat.»

«Eplucheur de pommes de terre».
A quelques kilomètres, Mohammed a ainsi abandonné la lutte armée par choix individuel, seule possibilité il y a encore trois ans de redescendre officiellement du maquis. «Il fallait en échange participer à plusieurs opérations militaires contre mes anciens frères d’armes et fournir des renseignements», dit-il. «Je l’ai fait.» Sa réinsertion a commencé par une volée de son père, un certain isolement. Ce sobriquet humiliant d’«éplucheur de pomme de terre», donné aux repentis qui affirment tous n’avoir fait que des corvées d’intendance et pas de crimes de sang pendant leur clandestinité. «Mais les premiers à se rendre n’étaient pas des fous», raconte un avocat. «Pour se le permettre ici, il vaut mieux appartenir à une famille puissante, pour être sûr d’avoir une protection.» Dans un quartier populaire de Jijel, le père d’un repenti s’est ainsi saigné pour lui offrir une voiture. «Un homme qui a un véhicule n’est jamais seul, philosophe le vieux. Il est au moins entouré de ceux qui lui lèchent les bottes pour se faire conduire.» C’est ce qui s’est passé.

Momo, timide, pauvre et repenti, est en revanche entouré d’une muraille de silence. «Plus tard, il pourra être tué, soit par une victime, soit par ses anciens chefs», commente un voisin. Aucun règlement de comptes n’a encore été signalé. En 1997, à Jijel déjà, s’était signée la première trêve collective, mais avec la seule AIS (la branche armée du FIS). Depuis deux ans, environ 400 de ces combattants vivent dans un camp fermé sur la route du littoral, et les seules visites autorisées sont celles de leurs familles. Périodiquement, on les voit grimper dans les collines pour débusquer ceux du Gia, avec lesquels ils guerroyaient déjà au temps de la clandestinité. «C’était le prix de leur amnistie. Généralement, ils les ramènent morts», commente un patriote. Depuis un an, la petite phalange des 53 qui vient de se rendre avait déjà fait savoir qu’elle souhaitait elle aussi faire la trêve, de façon autonome, les Gia ne répondant à aucun commandement unifié. Aucune garantie ne leur avait alors été donnée. «Les Gia, c’étaient les égorgeurs, il ne fallait pas pardonner», reprend le patriote. Il y a une dizaine de jours, les trêvistes de l’AIS ont capturé les quatre émirs de ce groupe. Ils voulaient forcer ceux des Gia à se rendre sous leur coupe, «afin d’être en meilleure position face aux autorités», affirme un ancien élu du FIS. Les autres ont refusé. «Les militaires se sont alors payé le luxe de jouer les arbitres juste avant la concorde.» Les deux camps, les trêvistes et les concordistes, sont aujourd’hui à quelques kilomètres. «Peut-être que le vrai test de la paix sera quand ils se retrouveront face à face dehors.»

 

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