BOUTEFLIKA EN CAMPAGNE
BOUTEFLIKA EN CAMPAGNE
Béjaïa régulée 100% concorde
Daïkha Dridi, Le quotidien d’Oran, 13 septembre 1999
C’est un public trié sur le volet qu’a eu à rencontrer le président Bouteflika hier à Béjaïa. Un public tamisé au travers d’au moins quatre barrages de vérifications de l’invitation dûment signée par la wilaya ou des « organisations de masse » exhumées pour la circonstance (organisation des moudjahidine, des fils de chouhada, des femmes ou associations aseptisées de toute divergence à la ligne du « wiaam el-madani ». Et c’est ainsi que tout le Béjaïa non compris dans l’ère géographique de la salle omnisports, où s’est tenu le meeting du président, est resté plongé dans une indifférence presque méprisante à l’évènement.
C’est un fait: après les déclarations de M. Bouteflika à Tizi-Ouzou la semaine dernière à propos de la non- officialisation de tamazight, les autorités locales béjaouies ont tout fait pour présenter au président le visage d’une Kabylie totalement acquise, séduite et frétillante de bonheur à la démarche bouteflikienne. L’assistance est donc en majorité celle de fonctionnaires qui refusent « de penser autrement que le président ». Le « wiaam » est formidable, « nous sommes entièrement d’accord », « nous ne sommes pas venus interpeller mais seulement écouter le président », « tamazight c’est l’affaire du mouvement culturel, c’est à lui de le défendre », sont les réponses inévitables et ressassées à toute question. Et le mot d’ordre de la salle du meeting de Béjaïa a été hier « tamazight, c’est pas le moment, d’abord la concorde ».
Ce qui en soi peut paraître sensé, n’étaient les scènes vues à répétition de répression, parfois soft, mais souvent musclées de toute velléité de discordance au récital ambiant. « Si les invitations sont à vendre, nous sommes prêts à les acheter », c’est longuement écrié un quinquagénaire au milieu d’un groupe de jeunes hommes, « venus de loin », et qui n’arborent que leurs cartes d’identité en guise d’autorisation d’assister au meeting. Exit tout le monde, tandis que s’égosillent, en rangs serrés autour de l’avenue qu’empruntera le cortège présidentiel, des dizaines d’écoliers largués là par bus entiers: « Bouteflika, Imazighen »… L’unanimisme est tel dans la salle que même les maires FFS présents affirment, en baissant les yeux, qu’ils iront voter pour la concorde, en dépit de la réserve de leur parti, origine des craintes des organisateurs sur la question. Et le président a beau jeu de déclarer, d’entrée de meeting, que son projet, sa démarche « a fait accourir aussi bien les islamistes extrémistes que les laïcs extrémistes ».
« C’est un miracle de Dieu », lance-t-il à une assistance prête à tout boire, qui ne fatigue pas d’applaudir à intervalles réguliers et très proches et qu’il finit par qualifier d’une bien audacieuse assertion: « Je ne pense pas que dans les montagnes il y ait des imazighen, car ce sont des hommes libres et il n’est pas possible que les hommes libres tournent leurs armes contre les fils de leur nation… »
La salle est debout, en extase. Elle ovationne la boutade du président comme on accueille une vérité sacrée. Abdelaziz Bouteflika sourit, radieux, et immédiatement tempère ces ardeurs « imazighesques »: « Mais nous nous sommes dits que peut-être il y a un ou deux imazighen dans les montagnes, et c’est pourquoi nous avons rendu publiques et expliqué les lois concernant la concorde, en arabe et en tamazight. »
Abdelaziz Bouteflika est venu expliquer aux Béjaouis « pourquoi le référendum, alors que la loi sur la concorde civile a été promulguée et est appliquée ». La réponse à la question est: « parce qu’au-delà du parlement et du sénat, je veux que le peuple, globalement et dans le détail, se prononce et sa décision sera appliquée. S’il veut la paix, on la fera, et s’il veut que la guerre continue, nous sommes à sa disposition et nous exécuterons sa volonté », clame-t-il, sûr de lui, ostensiblement satisfait des récentes images d’Algériens « allant voter vagues après vagues », mais aussi « des terroristes qui se rendent vagues après vagues ». Ces derniers, il les salue « pour leur courage, la foi qu’ils démontrent en leur pays et pour la confiance qu’ils placent en leur peuple ».
Sur sa lancée, il salue aussi « les familles victimes du terrorisme, qui m’ont donné un chèque à blanc et m’ont dit que nous avons une lourde confiance en toi. Tu peux même pardonner aux terroristes qui ont tué, mais il n’est pas possible de pardonner à ceux qui ont commandité et nourri la violence de leurs idées ». Le référendum est loin d’être une « élection ordinaire », tempête le président qui s’écrie: « Ce scrutin montrera au monde entier le pourcentage d’Algériens qui veulent la paix. Même ceux qui veulent voter non doivent aller le faire plutôt que de s’abstenir. Je veux qu’une majorité écrasante d’Algériens participent, et c’est au nom des Algériens qui veulent la paix que nous combattrons ceux qui veulent que la guerre continue et nous le ferons par tous les moyens… ». La foule est en délire et c’est le moment où le micro est à l’assistance: ça se bouscule, ça cogne, ça crie, mais seuls les programmés y ont accès. Et les questions posées semblent plus une politesse, concédée à l’usage partout ailleurs observé, que des interrogations poignantes de citoyens. Et comme rien ne vient bousculer la symphonie réglée du « wiaam » béjaoui, c’est le micro qui fait des siennes. Un bruit terrifiant d’explosion éclate, provoqué par un dérèglement des câbles de la sonorisation, au moment où le célèbre chef patriote de Tazmalt, et président d’APC, Smaïl Mira, prend la parole. Coïncidence… et quelle coïncidence ! La salle est en émoi après un soubresaut de panique. Mais le président est immobile, tout est fixe en lui, surtout ses yeux devenus spectaculaires de placidité. L’incident se répète quelques instants plus tard: l’assistance tressaille de nouveau, devant un président inébranlable. M. Smaïl Mira, quelque peu troublé, continue de lire le texte qu’il a préparé en arabe châtié. Il surprend. Car les « révélations fracassantes » qu’il a promis de faire à ce meeting, et dont le commun des Algériens s’imaginait qu’elles se rapporteraient au meurtre de Hamza Ouali – pendant les émeutes de l’assassinat de Matoub Lounès -, dont l’accuserait la population de Tazmalt, sont de tout autre ordre. Le chef patriote est venu faire part au président de son émoi devant la prolifération des tripots et « lieux où se marchande l’honneur des femmes » dans les villages de sa région ! Cet homme est venu s’offusquer devant le président « de constater que les services chargés de réprimer ce type de délinquance sont ceux-là mêmes qui leur apportent soutien et protection ».
Lorsque la demi-douzaine de citoyens finit de poliment s’offusquer qui de la corruption, qui du chômage et le la malvie, qui de la dépravation des moeurs, M. Abdelaziz Bouteflika reprend la parole et partage les récriminations « légitimes et fondées » de tous.
Mais… « ça n’est pas encore le moment de traiter ces questions, la priorité est à la concorde civile », martèle-t-il pour conclure. Soutirant des acquiescements généraux et bien entendu convaincus. Ici, tout le monde doit se reconnaître en le spectaculaire aveu, franc et ironique d’un Smaïl Mira qui répond à une question sur l’avis que, personnellement, il porte sur le « wiaam »: « Bien sûr que je suis avec la concorde, je suis un pur produit du système, c’est connu ».
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