CONCORDE CIVILE ET INTERPRETATIONS
CONCORDE CIVILE ET INTERPRETATIONS
Réinsertion, répression ou incorporation
Daikha Dridi, Quotidien d’Oran, 14 août 1999
C’est ainsi que la radio diffuse quotidiennement des lectures monocordes d’articles de cette loi, que la télévision organise des « émissions » non moins soporifiques autour de la concorde civile, visant à convaincre principalement deux catégories de publics, les citoyens en général, appelés à sanctionner par référendum « la démarche du président de la République » et les « égarés » plus particulièrement, ciblés par ce texte. Cette « campagne médiatique pédagogique » a été entamée par un ministre de l’Intérieur qui n’a eu de cesse de répéter. A chaque installation de commission de probation, que « le temps presse », qu’il faut rapidement « permettre à tous ceux égarés ou sujets à de la désinformation à mieux appréhender le contenu de cette loi et mieux mesurer la qualité de ses vertus ». Elle sera bientôt relayée, apprend-on par les avocats de l’union nationale des barreaux algériens. Ces derniers, réunis jeudi, ont décidé d’organiser dans le courant de cette semaine « une journée d’études nationales » ainsi que des séminaires régionaux sur la question, car « la nécessité s’est fait sentir d’approfondir l’étude de certaines dispositions de la loi et d’engager auprès des avocats une action de vulgarisation ».
« Démarche de réinsertion sociale »…
En réalité, ces avocats ont la délicate tâche d’assurer en quelque sorte « la caution civile » à des commissions de probation composées exclusivement de la haute hiérarchie locale des différents corps de sécurité du pays. Chaque commission est ainsi présidée par le procureur général, et composée du représentant du ministère de la défense, de celui de l’Intérieur, du commandant du groupement de la gendarmerie, du chef de la sûreté de wilaya et enfin du président du bâtonnet de la région. Ces commission, apprend-on du président de l’union des barreaux algériens, M. Ahmed Reda Boudiaf, se réunissent à chaque fois qu’il y a lieu de traiter un dossier : lorsqu’une « personne veut bénéficier de cette loi, elle doit prendre attache avec le procureur général directement, ou par le biais de son avocat ou de la personne de son choix. Une fois le contact établi, l’intéressé devra se présenter personnellement devant la commission pour exprimer la volonté non équivoque de ne pas recourir à la violence armée ». Pour cet avocat, les difficultés qui se posent à l’application des mécanismes de cette loi sont essentiellement liées d’abord à sa « totale nouveauté », car cette loi, affirme-t-il, ne relève pas d’une « démarche à but répressif mais dont la finalité est la réinsertion sociale » de ceux qui ont décidé de prendre les armes contre l’Etat. « La loi sur la concorde civile n’est pas la panacée, insiste M. Boudiaf, elle n’est qu’un élément de la réalisation de la réconciliation nationale, elle sera bien plus difficile à appliquer que la loi sur la Rahma par exemple, mais à terme elle sera bien plus rentable pour la simple raison qu’elle est équilibrée et équitable ». Equilibrée et équitable, mais il ne s’agit nullement d’une amnistie, explique encore le bâtonnier d’Alger qui rappelle la surveillance étroite des bénéficiaires de cette loi et la possibilité de l’annulation à tout moment du bénéfice de la probation. Lui même évite de parler de « surveillance » et préfère dire que « ces gens sont conduits ou assistés par des agents de la police judiciaire, qui sont spécialistes de la question et donc les mieux indiqués pour suivre l’individu en période probatoire et voir s’il est réellement apte à être réinséré dans la société ». Les « égarés » passés par les commissions de probation sont ainsi talonnés par un « délégué à la probation » qui travaille directement sous l’autorité du procureur général et chargé de lui remettre des comptes rendus périodiques sur la « conduite » du « citoyen sursitaire ». Par ailleurs, tient à rappeler le président de l’UNBA, « il ne faut pas oublier que cette loi a prévu ses propres garde-fous »: la personne qui se rend aux autorités doit obligatoirement et « de manière très précise », indiquer absolument tous les actes qu’elle a commis, les lieux de refuge, les armes utilisés, les coauteurs de ces actes et s’il s’avérait plus tard que cette personne a menti – après vérification des services de sécurité » – ou s’il advient que des informations contradictoires parviennent aux membres de la commission, « elle est immédiatement déchue de la probation ».
Depuis près de 10 jours que les commissions probatoires sont opérationnelles sur tout le territoire national, pas un seul cas n’a été traité à Alger par exemple, alors qu’un seul est cité par Me. Boudiaf où la commission a fini de statuer, á Sidi Bel Abbes. Et il ne s’agit pas du cas d’une personne qui « vient de se rendre mais plutôt de quelqu’un qui était déjà détenu ». Et il s’agit là paradoxalement des cas les plus complexes à aborder, à en croire Me Boudiaf qui explique que le gros des interrogations de ses collègues avocats concernent « le sens qu’il faut donner à cette loi concernant les personnes déjà condamnées, en instance de jugement, etc. » Et C’est à ce sujet qu’il affirme que pour « de nombreux certaines des dispositions de cette loi méritent étude approfondie ». Cette loi cible en priorité les groupes armés encore en activité, et c’est probablement pour cela que l’optimisme de Me Boudiaf quant à ses effets sur la violence n’est corroboré d’aucun pronostic. Jusqu’à aujourd’hui l’opinion publique qui subit un matraquage sur les bienfaits « abstraits » de la loi sur la concorde civile n’est pas tenue informée de l’évolution concrète sur le terrain.: combien de terroristes ont ils demandé à en bénéficier? Quels prévisions en font les experts en la matière? Des questions qui mettent dans l’inconfort les membres de ces commisiions, par ailleurs dénoncés avec la plus grande virulence.
Ou « tribunaux d’inquisition »?
Réinsertion sociale, amnistie, clémence, ce ne sont point là les objectifs d’une loi à caractère foncièrement répressif, estiment de leur côté d’autres avocats du Conseil de l’Ordre. « Le texte de loi sur la concorde civile est une rahma-bis pénalisée par un dispositif répressif encore plus rigoureux », estime le président du syndicat des avocats algériens, Me Khelili, pour qui le « commissions probatoires sont de véritables tribunaux d’inquisition ». La composition même des membres de ces commissions en est une preuve, explique-t-il. « Il s’agit des représentants de tous les appareils qui ont servi à la répression du terrorisme pendant toutes ces années et qui sont affublés du coup du rôle du juge et partie ».
La question que se pose cet avocat, « celle du juriste, du praticien » est de savoir « quel est le délinquant qui voudra se présenter en toute confiance devant ces commissions », en d’autres termes, devant un tel parterre d’uniformes chargés de rendre la justice. Les contradictions de fond entre le discours politique du président de la République et l’élaboration de cette loi sont matière à inquiétude pour ce juriste ainsi que nombre de ces pairs, qui ont, apprend-on, déchanté à la lecture du texte de loi. « Le discours sur le pardon du président de la République a été totalement dévoyé par cette loi, car c’est bel et bien la société qui doit accorder son pardon et non pas l’appareil répressif. Cette loi retire les armes à l’individu mais aussi tous ses droits fondamentaux, elle le prépare á devenir un véritable monstre », s’insurge Me Khelili pour qui il n’y a pas trace de volonté de « réinsertion sociale » dans cette loi et qui rappelle qu’elle est destinée à ceux qui « n’ont pas les mains ensanglantées ». Mais justement, renchérit-il, « qui va faire le tri? Qui va décider qu’un tel a tué et qu’un tel n’a pas tué? Les geôliers… » Son inquiétude, dit-il, tient de l’expérience passée, « la manière désastreuse et scandaleuse » dont se sont tenus les procès de terrorisme et la reconduction des mêmes méthodes dans ce qu’il désigne comme « une véritable mascarade, destinée à la consommation internationale ». Cet avocat se dit aussi perplexe, « je ne comprends rien à cette loi qui tente de charmer ceux qui sont encore dans les maquis alors qu’elle pourrait commencer par s’appliquer à ceux qui sont en prison et qui ne demandent que cela », car, ajoute-t-il, si l’on veut apaiser, réconcilier, c’est sur tout l’environnement qu’il faut agir.
A ce sujet, cet avocat tient à souligner que « l’effet escompté par le président de la République en prenant la courageuse décision de gracier les détenus le 5 juillet dernier a été réduit à néant, sinon carrément inversé », car, affirme-t-il, il y a eu un véritable travail de sape fait par les « administrations pénitentiaires et exécutifs ». L’esprit même de la décision de grâce, allant dans le sens de l’apaisement n’a pas du tout été respecté, explique-t-il: « Nombreux sont les prisonniers concernés par la grâce qui font face jusqu’à ce jour aux obstacles dressés par les administrations pénitentiaires et l’appareil sécuritaire », ce qui a eu pour effet de transformer l’enthousiasme qui a suivi la décision de grâce en colère et ressentiment des détenus à l’intérieur des prisons et des familles à l’extérieur. Le lien entre la manière dont a été appliquée cette décision et les méthodes employées pour « concrétiser la réconciliation nationale » est vite fait par Me Khelili qui voit dans le regain actuel de la violence les probables contrecoups de ces contradictions.
Voilà que les algériens, conviés à un énième scrutin, assistent à la bataille que se livrent intellectuels, courants d’opinion et juristes sur le terrain d’un texte pourtant parfaitement « lisible ». Tellement lisible que, de leur côté, les vois officielles tiennent à le « vulgariser pour parer à la désinformation », ce qui en soi est un aveu de la délicatesse de la mission de propagande à mener aujourd’hui. Il suffit pourtant de demander à ceux qui sont du côté de « l’appareil sécuritaire » leurs avis sur la question et ils vous répondront spontanément et sans ambages que « l’utilité de ce texte est formidable, cette loi est conçue de telle manière que tous ceux qui en bénéficient n’ont pas d’autre choix que de travailler avec nous et c’est là notre plus grande victoire. »