Le pouvoir dans tous ses états

SUCCESSIONS, DEMISSIONS ET NOMINATIONS
Le pouvoir dans tous ses états

Ahmed Cheniki, Le quotidien d’Oran, 28.8.2000

La démission « forcée » de Ahmed Benbitour ne peut être considérée comme un simple espace passager, mais pose fondamentalement la question du pouvoir et des institutions étatiques en Algérie. Déjà, sur le passé, des crises larvées ont éclaté mettant en avant cette réalité qui a déjà déstabilisé bien avant les structures dirigeantes perçues comme des relations personnelles et privées tirant leur légitimité d’un rapport de forces arbitraire.

Ainsi, dès la constitution du GPRA, les complots avaient commencé pour le désarticuler et le dépouiller de tout réel pouvoir. En 1962, l’Algérie a évité de justesse un carnage généralisé à tel point que le congrès de Tripoli ne fut pas clôturé et les insultes et les invectives faisaient office de débat politique. Les choses ne s’étaient pas arrangées par la suite avec l’arrivée de Ben Bella et des putschistes du 19 juin 1965, des conciliabules pour la succession de Boumédiène et des autres cuisines politiques mettant en scène l’hydre sur le pouvoir considéré comme un lieu où s’établissent les différents clans et où s’équilibrent les différentes strates des forces et des appareils en cohabitation forcée en dehors de toute la dynamique sociale. L’Etat privatisé, c’est-à-dire doté d’un pouvoir ne tirant pas son autorité de fondements juridiques, mais se confondant avec les qualités et les traits particuliers du chef, marquait le paysage. Les relations sont personnalisées. Ce n’est nullement une surprise si Bouteflika avait une lecture particulière des prérogatives constitutionnelles de son chef du gouvernement réduit à la fonction de faire-valoir sans pouvoir. La connaissance de la nature du pouvoir avant et après 1962 ne peut qu’apporter une réponse à tout ce fonctionnement paradoxal qui, en Europe, correspondait au féodalisme où le chef considérait le pouvoir comme une prérogative personnelle. Il n’est pas opératoire de chercher si les règles constitutionnelles ont été respectées ou non dans une société qui fonctionne à l’oralité et qui n’accorde que trop peu d’importance aux textes écrits. Ainsi, la Constitution, même s’il existe un conseil constitutionnel chargé de veiller à son application, texte écrit, ne peut, en toute logique, être pertinente. Déjà, à plusieurs reprises, le chef de l’Etat lui-même s’est attaqué à ce texte, à son avis, peu fréquentable. D’ailleurs, selon certaines sources, une autre Constitution serait en préparation, ce qui ne réglerait nullement la question du pouvoir dans une société encore à l’ère du mythe.

Dans des sociétés comme la nôtre, seul le chef a raison, même quand il a tort. C’est une vérité de tout fonctionnement de type tribal. Ainsi, nous sommes dans une société où on sait qui dirige, mais on ne sait pas encore qui a le droit de diriger. Cette réalité n’est pas nouvelle, elle marque le territoire du pouvoir en Algérie depuis 1962, si ce n’est bien avant. Benbitour avait-il le droit de gouverner? La réponse, si on se fie aux déclarations du président, est négative dans la mesure où il a toujours dit qu’il était le chef. Benbitour, malgré tous ces signes, a accepté de jouer le jeu, mais il ne pouvait accepter de continuer à se faire des illusions. Il a quitté le navire bien avant qu’on le fasse quitter.

D’habitude, c’est le chef qui dégomme ceux qu’il a désignés. Seuls Rahabi et Benbitour ont réussi à avoir le président en le rendant responsable de son attitude qu’ils refusent de partager avec lui. Une lecture de la lettre de démission de Abdelaziz Rahabi et du communiqué de l’ancien chef du gouvernement sont explicites à ce sujet. Boumédiène et Chadli n’ont jamais accepté que les ministres démissionnent, ils les démissionnaient. Merbah, on s’en souvient, a été mis à la porte par Chadli avant qu’il ne pose le problème des prérogatives du chef du gouvernement. Ce n’est que vers les années quatre-vingt-dix que les choses commencent avec le départ de l’ancien ministre de la Communication, M.Merzoug, qui, déçu, a claqué la porte et de Abdelaziz Rahabi qui avait, certes, subi auparavant une véritable humiliation. D’autres ministres, qui ont connu les mêmes réalités comme Bounekraf et Rahmani, sont toujours en poste. Ainsi, les choses sont personnalisées, dépouillées du sens de l’Etat. Il n’y a pas encore de réelle séparation entre le pouvoir et celui qui l’exerce. Dans ces conditions, l’Etat se retrouve marqué du sceau de l’absence. Cette confusion est, quelque peu, suicidaire et contribuerait fortement à l’érosion des institutions étatiques et à la mise en oeuvre d’attitudes peu commodes. Ces derniers temps, l’empreinte trop forte du président dans les nouvelles nominations pose le problème du fonctionnement des structures institutionnelles qui se trouvent ainsi contraintes à obéir à un centre presque mythique dominant toutes les sphères de la vie publique.

Certes, le mythe traverse puissamment une société encore loin des repères citoyens, mais la réalité du pouvoir excessivement personnalisé peut enlever au titulaire sa fonction d’arbitre. Le conflit Temmar-Benbitour est resté en suspens jusqu’au moment où le « chef d’orchestre » d’un gouvernement presque virtuel décide de claquer la porte comprenant ainsi son malheur. Ce n’est pas pour rien que le charismatique patron du CNES a toujours refusé de prendre le poste de Premier ministre. Il connaît bien les règles du jeu qu’il ne semble pas partager, d’autant plus que son savoir et sa compétence sont reconnus. Benbitour, qui n’a pas réellement gouverné durant son court mandat de huit mois, connu pour ses idées libérales, n’a pas pu imposer ses vues à des « hommes du président » qui fonctionnaient comme un gouvernement bis avec de véritables pouvoirs. Ainsi, il perdait son autorité. Les attaques directes de Temmar à la télévision ne pouvaient être admises par le Premier ministre, également économiste et lui aussi, partisan de la privatisation des entreprises, mais avec une autre démarche. Le fait que le président ne soit pas intervenu pour régler le problème l’a beaucoup affecté.

Les conditions confuses des prérogatives des uns et des autres où plusieurs cercles se chevauchent et s’entrechoquent ne permettent pas une sérieuse administration de la chose publique. D’ailleurs, des diplomates étrangers ont toujours évoqué ce problème dans leurs articles sur l’Algérie. C’est pour cette raison que les investisseurs possibles ne croient plus en la chose écrite algérienne parce qu’elle s’efface vite. C’est une sorte de tableau magique. Donc, la question de la privatisation n’est pas le lieu fondamental du départ de Benbitour qui, d’ailleurs, parle d’une « lecture et d’une compréhension non partagée des dispositions constitutionnelles relatives à la fonction et aux missions du chef du gouvernement ». En clair, il emploie un euphémisme pour dire que le président n’a pas respecté les règles constitutionnelles de la fonction de Premier ministre. Onze années après, Benbitour rejoint Merbah dans son recours à la Constitution, mais semble ignorer les règles du jeu non écrites qui ont toujours fonctionné dans les rênes du pouvoir. C’est vrai, tout le long de ses huit mois, il semblait sans autorité d’autant qu’il n’avait pas, semble-t-il, été consulté pour la composante gouvernementale. Seul, sans appuis sérieux, il ne pouvait que quitter un navire qui tanguait et qui n’arrivait pas à démarrer suite à ce problème de prérogatives et à un extraordinaire cafouillis préjudiciable à la réalité politique et sociale.

Cette situation pose le problème, encore une fois, d’un changement en profondeur du fonctionnement du pouvoir appelé à se déprivatiser s’il ne veut pas provoquer des crises beaucoup plus graves. La question de la légitimité s’impose sérieusement comme d’ailleurs l’ouverture à la société. Ce qui pousserait le pouvoir à ne plus fonctionner comme une zaouïa où on fait appel aux gens qu’on connaît et où les alliances familiales et claniques sont dominantes. Il serait intéressant de faire une lecture sociologique sérieuse des dernières nominations comme d’ailleurs de l’histoire des détenteurs des postes de pouvoir en Algérie depuis l’indépendance. La césure profonde entre les détenteurs du pouvoir et la société avec ses élites parallèles, non reconnues ou marginalisées, est réelle d’autant plus que les partis politiques encore fonctionnant à leur tour comme de véritables tribus, ne semblent pas représentatifs de la scène sociale. D’ailleurs, la démission de Benbitour a été reçue avec une extraordinaire indifférence. « Ils » (indéfini, mais qui fonctionne comme un défini dans l’imaginaire social) ont encore changé un homme, se disaient-ils (d’après les informations contenues dans les journaux), comme s’ils n’étaient pas concernés. Le drame de l’indifférence pose le problème de la relation du pouvoir et de la société réelle, pas celle qu’on imagine, c’est-à-dire fictive.

Ainsi, le choix de Benflis pourrait-il changer la réalité si les habitudes de gouverner ne changent pas? La relation personnelle ne pouvait qu’être non pertinente d’autant plus que les choses risqueraient de se reposer de la même manière au cas où les prérogatives des uns et des autres n’étaient pas définies. Cet homme, qui fut encouragé par El-Hadi Lekhdiri, alors ministre de l’Intérieur de Chadli, pour diriger la fameuse ligue des droits de l’homme avec Miloud Brahimi, acceptera-t-il d’être un simple fusible? La question reste posée, mais une autre interrogation pourrait marquer cette relation. Acceptera-t-il de se lancer dans le navire du tout privatisation dirigé par Temmar ou réussira-t-il à tempérer les ardeurs du ministre de la Participation? On attend ainsi au tournant le membre du Bureau politique du FLN qui, si on croit les déclarations de Boualem Benhamouda, lors de l’université d’été à Boumerdès, ses positions concernant la privatisation sont sensiblement opposées à celles de Hamid Temmar. Ou peut-être les voies du pouvoir sont tellement impénétrables qu’il est bon de renier ses engagements partisans. Mais les partis fonctionnent-ils comme des entités idéologiques cohérentes dans une société encore traversée par le tribalisme et la ruralité? Ainsi, cette « coalition » dont on pensait qu’elle risquait de se dissoudre après la constitution d’un nouveau gouvernement reste encore séduite par des postes de ministres, surtout que le président a clairement défini les contours d’une « coalition » appelée à appliquer le programme du président qui ne semble pas encore clair ni connu. Question à dix dinars et un guidon de Coca Cola: quelle est la position du Président en matière de privatisation par exemple?

Bouteflika, dont on ne sait pas s’il a bien encaissé le départ du chef du gouvernement, essaierait vraisemblablement de mettre l’échec de cette expérience gouvernementale sur le dos de Benbitour en conservant l’ancien gouvernement et en opérant de légers changements. L’un et l’autre chercheraient à se trouver un alibi. Le nouveau gouvernement est ancien, à quelques individualités près. Mais la surprise est venue du choix de deux personnalités apparemment peu populaires, l’ancien président de l’APN de Chadli, Abdelaziz Belkhadem et le tout aussi ancien directeur de l’information de Boumédiène, Mahieddine Amimour. Chacun spécule sur le choix de Belkhadem qui serait désigné pour embarrasser les Occidentaux, ce qui serait fort probable, comme d’ailleurs, celle de séduire les pays du Golfe qui pourraient ainsi investir dans notre pays. Ce qui est improbable surtout quand on sait que le Président a de meilleures relations dans cette région et que ces pays n’ont pas les mêmes moyens d’investissement que les Occidentaux. On se souvient de l’échec de la tournée de Lakhdar Brahimi, un homme très cultivé, alors ministre des A.E en 1992 dans les pays du Golfe, d’ailleurs sévèrement critiqué dans une conférence de presse par Mohamed Boudiaf. Les relations personnelles semblent avoir beaucoup joué, comme aussi la volonté peut-être de mettre à mal Taleb Ibrahimi à qui il enlève un de ses soutiens, même s’il n’appartient pas à son parti. Belkhadem aura à assumer une sorte de ministère délégué dans la mesure où Bouteflika tient toujours à diriger les Affaires étrangères. Mais cet homme du sérail ne pouvait pas rompre les ponts avec les arcanes du pouvoir, malgré son éloignement. C’est en quelque sorte un retour qui pourrait être normal dans la logique du pouvoir en Algérie, encore trop peu ouvert à la société et aux nouvelles élites. Avec Belkhadem, c’est un autre ancien qui revient, c’est Amimour qui, il n’y a pas très longtemps, fustigeait le pouvoir en Algérie dans les colonnes du quotidien arabe paraissant à Londres, Echarq El Awsat, avant d’être appelé comme sénateur par le même pouvoir. C’est chose normale, cet ancien responsable de l’information (à l’époque, on ne parlait pas de communication) de la présidence était surtout connu par les journalistes pour ses qualités de censeur. Sa nomination au gouvernement s’expliquerait par la nostalgie et aussi sa loyauté au chef, comme au temps de Boumédiène. Deux hommes, deux interrogations. Mais les questions idéologiques disparaissent vite dans des sociétés comme la nôtre quand il s’agit de portefeuilles ministériels. C’est pour cette raison que souvent les explications d’ordres idéologique et rationnel, pour expliquer les relations et les réactions « politiques », sont peu pertinentes. Il faut savoir que l’Algérie, trop marquée par les pesanteurs historiques et sociologiques, ne dispose pas encore de classe et d’hommes politiques dignes de ce nom. Tout est donc possible.

Le départ de Benbitour révèle, encore une fois, les pratiques de pouvoir en Algérie et mettent au jour l’absence d’une véritable culture d’Etat.