La main tendue

La main tendue…

Paul-Marie de La Gorce, Jeune-Afrique, 8 octobre 1999

Les différents courants qui composent la mouvance islamiste veulent croire à une ouverture du pouvoir.
En attendant le moment des décisions, Bouteflika se garde bien de les décourager.

« La direction clandestine du Front islamique du salut (FIS) croit, ou fait semblant de croire, que la « concorde nationale » voulue par Bouteflika est, en réalité, une main tendue à tous les islamistes, qu’elle annonce l’ouverture d’un dialogue politique. Du coup, elle se borne, pour l’instant, à réclamer la libération de ses militants et maquisards emprisonnés et la levée de l’interdiction frappant le mouvement. Par la suite, elle estime être en mesure d’offrir au chef de l’État un cessez-le feu avec les Groupes islamiques armés, moyennant d’autres concessions. »

Ce diagnostic est l’ouvre de l’un des membres les plus lucides de la mouvance démocrate algérienne. Quoi qu’on puisse en penser, il est caractéristique du climat politique qui prévaut actuellement dans le pays. Chaque camp soupçonne, en effet, ses adversaires de manouvres machiavéliques et affecte de craindre que le chef de l’État puisse s’y laisser prendre. Rien de plus naturel, au fond : à la recherche d’une assise politique aussi large que possible, Abdelaziz Bouteflika laisse ses chances à chaque tendance et se garde bien de décourager prématurément les espoirs des uns et des autres. En attendant le moment, inévitable, où il lui faudra prendre des décisions…

Reste que cette analyse ne rend pas véritablement compte de l’état actuel de la mouvance islamiste. Celle-ci traverse en effet une zone de turbulences : il lui a fallu encaisser le choc de « l’effet Bouteflika » au moment même où elle se trouvait traversée de profondes divisions. D’où une indiscutable déstabilisation que l’élection présidentielle a bien mise en évidence. En se portant candidat, Ahmed Taleb Ibrahimi a clairement tenté de prendre la succession du FIS, comme le confirme la composition de son état-major et les thèmes de sa campagne. Mahfoud Nahnah, lui, a choisi de soutenir Bouteflika, mais ce n’est un secret pour personne que de nombreux militants de son parti, le Mouvement de la société pour la paix (MSP), ont d’autant plus regretté son effacement qu’il laissait le champ libre à d’autres. De fait, Abdallah Djaballah s’est engouffré dans la brèche, mais sa candidature a été désavouée par son propre parti, Ennahda… C’est dans ce contexte de querelles et de déchirements que Bouteflika a donc lancé son projet de « concorde nationale », suscitant aussitôt d’innombrables et contradictoires supputations. Était-ce un premier pas vers un futur accord politique ? C’est ce qu’on a pensé ­ et, en tout cas, souhaité ­ dans les franges les plus conservatrices de la majorité présidentielle. Les cadres d’Ennahda, par exemple, n’ont pas hésité à faire miroiter l’éventualité, après le référendum, de nouveaux gestes en direction de toutes les fractions, légales mais aussi clandestines, du courant islamiste. Nahnah s’est montré beaucoup plus prudent : s’il souhaite évidemment un infléchissement de la politique officielle vers les thèses de son mouvement, il reste foncièrement hostile à toute remise en scène du FIS et de ses anciens dirigeants. Taleb, lui, n’a à aucun moment été dupe. En fin de compte, la réponse est venue : le texte soumis à référendum ne visait qu’à favoriser la réconciliation entre tous les Algériens, et nullement la conclusion d’un accord politique avec les chefs du FIS et, moins encore, avec les groupes armés. Bref, pas question de faire, sur le fond des problèmes, la moindre concession aux islamistes. Cette clarification a été l’occasion de nouvelles divisions au sein de la mouvance fondamentaliste, et notamment du FIS clandestin. On l’avait déjà constaté, au mois de juin, après l’acceptation par l’AIS, la branche armée du mouvement, du cessez-le-feu proposé par le pouvoir : les antennes de Bruxelles et de Madrid, d’un côté, celle d’Allemagne, dirigée par Rabah Kébir, de l’autre, ne sont pas sur la même longueur d’onde. Cette fois encore, Kébir et ses amis ont préconisé le « oui » au référendum, tandis que d’autres éléments se réclamant de la « représentation extérieure » du mouvement le dénonçaient comme une mystification et un piège. Au fond, seule une prise de position claire d’Ali Benhadj ­ puisque Abassi Madani a, depuis longtemps, perdu toute autorité et toute représentativité ­ aurait été susceptible de faire pencher la balance dans un sens ou dans un autre. Mais le leader emprisonné se refuse à rompre le silence tant qu’il n’aura pas été libéré. Et il ne le sera pas tant qu’il n’aura pas condamné les violences des maquis et des réseaux islamistes.

Mais l’essentiel se jouait ailleurs : au cour même de la société algérienne, dans les familles, qui, de bon ou de mauvais gré, par décision résolue ou par l’enchaînement des circonstances, ont été amenées à rallier la mouvance islamiste. Or le fait est que, dans ces familles, la

démarche de Bouteflika a été ressentie comme un espoir. Sans s’appesantir sur la lettre de son projet de loi (les contacts à prendre avec les autorités, les périodes « probatoires », les risques de condamnation pour qui a recouru à la violence…), on n’y a vu qu’une chose : le père, le fils, le frère ou le cousin allaient pouvoir sortir de la clandestinité (ou redescendre du maquis) et reprendre, sans trop de danger, une vie normale. Et ne parlons même pas de ceux qui commencent à être libérés et dont les retrouvailles avec leurs familles sont fêtées par celles-ci et par leur entourage comme le signe tangible d’un retour à la paix. Car c’est bien ainsi ­ la vague de ralliements qui a précédé et, surtout, suivi le référendum le prouve ­ qu’a été vécue la mise en ouvre de l’initiative présidentielle par une fraction de la société algérienne, certes depuis longtemps minoritaire et parfois honnie par le reste de la population, mais qui n’a jamais cessé d’exister. Sa réaction va naturellement à l’encontre de ce que souhaitent les groupes armés, bien décidés, pour leur part, à intensifier leurs activités. Mais, du même coup, le fossé ne cesse de se creuser avec la masse de leurs sympathisants, ou ex-sympathisants : n’est-ce pas ce qu’avaient escompté les chefs militaires qui, dès avant l’élection de Bouteflika, ont préparé ces mesures de « concorde » ? Les partis islamistes en ont, à leur tour, subi le contrecoup. Et il en est résulté, comme il était prévisible, sinon une véritable crise, du moins un désordre général. Impossible, en effet, pour eux, d’ignorer l’effet de la démarche présidentielle sur leur électorat et de préconiser le « non » au référendum. Mais les positions prises par les uns et les autres n’en ont pas moins divergé. Nahnah s’est clairement prononcé pour le « oui ». Les cadres d’Ennahda aussi, mais leur ancien dirigeant, Abdallah Djaballah, a, pour sa part, regretté l’absence d’un accord politique avec le courant islamiste. Même son de cloche, exprimé en termes plus catégoriques, chez Taleb Ibrahimi, mais aussi au Front des forces socialistes (FFS) d’Hocine Aït Ahmed et au Parti des travailleurs de Louisa Hanoun. Cette convergence est tout sauf surprenante, puisque l’argumentation des uns et des autres ne fait guère que reprendre les thèses de la fameuse « plate-forme de Sant’Egidio » (1995) en faveur d’un arrangement avec le FIS. De cette cacophonie ressortent deux tendances principales et relativement cohérentes, représentées par deux partis et, surtout, par deux hommes : Ahmed Taleb Ibrahimi et Mahfoud Nahnah. Pour qui les connaît, tout les distingue. Le premier impressionne par sa culture, l’élégance de sa mise et de son langage, sa passion contenue, son sens du calcul. Le second, c’est la rondeur, la joie de vivre, le contact avec la foule, la simplicité des idées et un certain sens du comique. Mais ils incarnent aussi deux parcours et deux stratégies. Taleb, on le sait, a toujours été à la croisée du nationalisme algérien traditionnel, celui du FLN (auquel il a adhéré dès sa création), et de l’islamisme « algérianiste » dont son père était l’un des plus éminents chefs de file. Cette alliance, il a, à plusieurs reprises, et notamment lors des élections législatives (interrompues) de décembre 1991 et janvier 1992, tenté de la nouer concrètement. C’est cette continuité dans le dessein qui fait sa force. Sa faiblesse est que cette stratégie paraît ignorer ce qui s’est passé dans son pays au cours des dernières années : le sursaut de la société algérienne contre l’islamisme armé, la longue lutte menée contre celui-ci, les changements profonds qui en ont résulté dans les esprits et les comportements… Depuis qu’il a choisi de s’ancrer dans la vie publique légale, Nahnah, lui, s’efforce de faire pénétrer sa conception de l’islamisme ­ réputée « modérée » bien qu’elle soit idéologiquement assez rigide ­ dans la société. Son action est orientée aussi bien vers « le bas » (activités caritatives et associations privées) que vers « le haut » (influence exercée sur l’administration et, si possible, au sein même du gouvernement). On peut dire de sa tactique qu’elle est « entriste », comme on le dit de celle de certains groupes trotskistes ­ une comparaison dont il serait peut-être surpris, à moins que, selon son humeur, elle ne l’amuse… Cette permanence tactique, c’est sa force. Sa faiblesse, c’est l’évidente contradiction entre l’idéologie dont il se réclame et la politique à laquelle il est associé et qu’il est contraint de soutenir dès lors qu’il a rallié la majorité présidentielle et que son parti est représenté au gouvernement. Mais, au fond, tous les partis de la mouvance islamiste en sont aujourd’hui au même point : réduits à l’expectative et aux supputations sur ce qu’Abdelaziz Bouteflika envisage de faire. C’est quand le président l’aura décidé, quand il aura enfin tranché, que la partie va commencer.

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