« Ceus du FIS nous ont trahis »

L’ALGERIE, AVANT LE REFERENDUM DE JEUDI
«Ceux du FIS nous ont trahis»
La population fustige les dirigeants islamistes «qui mangent avec les puissants».

Florence Aubenas, Libération, 13 septembre 1999

Ils circulent dans des voitures avec airbag et filles à l’arrière.» «Blondes, les filles», précise Mourad. «Avec ça, ils pourraient aller à 200 à l’heure, mais ils ne roulent même pas vite. Tranquilles. Y a rien qui brûle, Alger est à eux.» Mourad ne les a pas vus. Kamel non plus. Mais d’autres leur ont dit : la rue, la rumeur. Ils crachent par terre. Bien sûr que c’est vrai. Mais surtout, quelqu’un a assuré à Kamel que des logements avaient été attribués à ces gens-là. Cela devient grave. Vraiment grave. «Quand un homme reçoit un appartement, on ne peut plus douter : il mange dans le système», commente Kamel. Cinq millions d’Algériens attendent un logement, depuis parfois plus de dix ans. «Cela ne suffit même plus de connaître quelqu’un de haut placé. Il faut être au cour de la toute-puissance pour décrocher un appartement.» Dans la famille de Mourad, trois hommes sont morts en sept ans de conflit. Deux ont disparu chez Ahmed, et chez Kamel aussi. Ni les défaites, ni les armes, ni la politique n’avaient «éteint notre seul soleil : le FIS». C’est cette histoire d’appartement, disent-ils, qui a fait «mourir l’espoir». Le FIS, ils l’ont tant aimé. «Maintenant, ceux du Front islamique sont devenus des pourris parmi les pourris. Ces traîtres mangent avec les puissants, ils se sont installés dans leur club, ils ont pactisé. Et ils nous ont laissés tout seuls.»

«Mafia». A quelques jours du référendum sur la concorde civile initié par le président Bouteflika, les dirigeants islamistes apparaissent à Alger comme les perdants d’un processus qui ressemble à une reddition. Si des revirements d’opinion s’étaient déjà amorcés, un glissement s’est produit pour la première fois. Un brusque changement de rôle. Les hauts responsables du FIS n’incarnent plus la contestation. A l’inverse, ils sont devenus cette figure tant haïe du système aux yeux de ces Algérois qui avaient massivement voté à en leur faveur il y a presque dix ans. Maintenant, on parle de ceux du FIS dans les mêmes termes que les ministres corrompus. Leur «mafia», leurs «magouilles» sont dénoncées.

A Kouba, quartier populaire, tout le monde soutenait le FIS. Lorsque les élections remportées par le Front islamique ont été annulées en 1992 et que le parti a été interdit, les gamins sont montés au maquis, parfois par paquet de dix. La rue les baptisait alors «moudjahidin», comme les combattants de la guerre d’indépendance. Depuis le début du processus de trêve enclenché il y a deux ans, quelques-uns sont déjà redescendus des montagnes dans des municipalités autour d’Alger.

Barbus rasés. Abdel s’est rasé et a repris la boulangerie, exactement comme avant. Tout le monde sait où il était. On le salue. «La vie normale», assure-t-il. A son retour, les femmes de la famille ont fait des gâteaux et du couscous. «On voulait montrer à tous que notre homme était revenu. Il y avait une fierté, une exubérance, surtout face à des voisins qui avaient pris peu à peu leurs distances. Notre fils était vivant, c’était déjà une victoire contre le sort», raconte sa mère. Sept ans de crise ont fait officiellement 100 000 morts.

Un peu plus loin vit une famille de petits gendarmes. Ils prennent le pain chez Abdel, visages impassibles. Personne ne parle de ce qui s’est passé. «Entre nous, c’est un peu tabou. On verra plus tard, dit un voisin. Mais, des deux côtés, ceux qui ont pris les armes ont gagné une sorte d’assurance, ils peuvent tenir tête au père. Ce sont des hommes.» Abdel redresse la tête : «Moi je ne suis pas resté à faire la vaisselle avec les femmes.» Un gosse ricane. «Vous vous êtes fait avoir par vos chefs. Ils vous ont fait combattre pour une paire de baskets Nike. Et eux gagnent maintenant des millions dans les affaires…»

Dans une impasse, à la cité Léveillé, une femme montre des photos. Deux fils policiers, un maquisard, deux rien du tout. On se disputait souvent à la maison. «On prenait les nerfs pour savoir les tours de sommeil : la famille était trop nombreuse. On devait dormir à tour de rôle.» Sur la politique, en revanche, personne n’a jamais levé la voix. Jamais. «Qu’est-ce qu’ils attendent pour trouver des appartements et du travail, les vôtres de la mosquée ?», demandait le frère policier au frère islamiste. Il rigolait. Même lui, le gradé, avait voté FIS, «contre le système, contre l’humiliation. On savait qu’on était tous dans le même panier, délaissés par les gros». L’espoir était de ce côté. Aujourd’hui, la famille compte trois fils au cimetière et un autre en prison.

Scènes de guerre. De la guerre, personne ne racontera jamais les faits d’armes. Un groupe de femmes se souvient des rafles après un attentat, lorsque les policiers embarquaient tous les hommes du quartier en représailles. «Un jour, les gendarmes se sont mis à piller dans les maisons. Tout, même le savon et le linge que j’avais préparés pour le trousseau de ma fille. En voyant cela, l’un d’entre eux s’est posté de côté et s’est mis à pleurer, pendant que les autres continuaient à voler.» Dans la maison d’en face, la même image revient, inversée. Cette fois, c’est un combattant de l’AIS (branche armée du FIS) qui était revenu secrètement revoir sa famille. «Quand il a appris que ses compagnons avaient égorgé un enfant du quartier, il est tombé à genoux devant sa mère et s’est lamenté. Puis il est remonté rejoindre ses compagnons dans la montagne.»

De la guerre, ce sont ces scènes qui reviennent sans cesse peupler les récits des quartiers. «L’homme sublime, dans notre imagerie, est celui que le destin cruel entraîne malgré lui. Il ne peut s’y opposer, mais pleure, explique un instituteur. Dans conflit-là, pour moi, il n’y a pas eu de bons d’un côté et de méchants de l’autre parmi notre petit peuple. Chacun a fait ce qu’il a pu.»

«Le peuple a perdu.» A nouveau, la ligne de démarcation passe entre ceux «d’en haut et ceux d’en bas», entre «la populace et les puissants». Un retraité du quartier assure : «Les grands décident qu’il faut faire la paix ou la guerre. A nous, il ne nous reste alors qu’à vivre, ou à mourir. Mais il n’y a rien qu’on puisse faire contre eux.» Souhaitée, appelée par chacun, la «concorde» a pourtant un goût de cendres dans ce bidonville près de l’aéroport. «Les autorités, on n’attendait rien d’elles. On sait ce qu’elles valent. On avait pris les chefs du FIS pour des miséreux comme nous. On croyait vraiment qu’avec eux les choses allaient changer. Mais ils ont flatté notre malheur, ils se sont servis de nous. Maintenant, tout le monde s’embrasse, le Président, les islamistes. Mais dans cette guerre, le pouvoir a gagné et le peuple a perdu.»

Le long du mur, par grappes, des adolescents fixent le trottoir. Tous les grands frères ont péri. «On n’a plus que ce mot à la bouche : la mort. Du côté de la vie, il n’y a rien à trouver en Algérie. Pas de travail, pas de visa, pas de logement. Alors, nous aussi on attend de voir quelle mort va venir nous prendre dans ses bras pour nous emmener loin d’ici.».

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