Yacine Zaïd : l’homme qui fait si peur au pouvoir

Yacine Zaïd : l’homme qui fait si peur au pouvoir

El Watan, 5 octobre 2012

Alors que les militants algériens sont régulièrement mis en cause par la justice, l’arrestation du syndicaliste de Laghouat scandalise les organisations des droits de l’homme. Rassembleur, défenseur des libertés, Yacine Zaïd perturbe l’opacité entretenue autour des ressources pétrolières du sud du pays. Le pouvoir le traite en conséquence.

Sur le papier, il sera poursuivi pour violence contre les forces de l’ordre. Mais dans la rue, personne n’est dupe. Si Yacine Zaïd, 41 ans, se retrouve en détention provisoire à Ouargla depuis mardi, c’est pour une toute autre raison. A Hassi Messaoud, où il a commencé ces premiers pas dans la lutte syndicale, Yacine s’apprêtait à créer un syndicat des travailleurs des entreprises de catering (traiteurs qui travaillent pour les grandes entreprises). «Yacine devait nous rejoindre dans l’après-midi pour lancer un syndicat afin de défendre nos intérêts», confie un travailleur de Hassi Messaoud rencontré à Ouargla. Dans cette ville, où la tension est perceptible, les forces de l’ordre ont déployé un dispositif particulier pour parer à d’éventuels débordements. Car dans les villes du Sud, le slogan «Nous sommes tous Yacine Zaïd» revient sur toutes les lèvres.

De Laghouat à Ouargla en passant par Ghardaïa, militants des droits de l’homme, syndicalistes et citoyens, tous remontés «contre cette arrestation arbitraire», ne comptent pas rester les bras croisés. «Yacine a toujours milité pour les causes justes, pour le droit des citoyens à une vie digne, pour la justice sociale. A nous de lui renvoyer la balle aujourd’hui», nous lance un militant de Ghardaïa. Dans le Sud, celui-ci est devenu une légende vivante des luttes syndicales et des droits de l’homme, grâce à son activisme sur le terrain et sur internet depuis des années. Pour les militants, cette mise en détention préventive par le parquet de Ouargla constitue «un coup dur pour nous, car en s’en prenant à lui, les autorités veulent casser l’élan que Yacine a créé pendant ces dernières années», explique Belkacem, un militant actif de Laghouat.

Embarras

En quoi Yacine Zaïd constitue-t-il une menace ? Tous ceux qui le connaissent sont formels : «Là où Yacine met les pieds, les autorités civiles et militaires ne connaissent plus le sommeil. Elles savent que s’il prend un mouvement en main, il mettra dans l’embarras les responsables locaux, car il sait médiatiser les mouvements, nouer des sympathies et provoquer les solidarités», assure un des siens. «Nous sommes comme des orphelins sans Yacine», nous confie d’ailleurs Tahar Belabbes, dauphin de la Coordination nationale des chômeurs et militant actif des droits de l’homme. Des années de luttes syndicales contre les majors du pétrole à Hassi Messaoud lui ont valu 32 poursuites judiciaires pour diffamation, destruction de biens d’autrui, appel à attroupement, appartenance à des groupes djihadistes, séparatistes… Yacine crée dans sa ville natale, Laghouat, la première structure pour la défense des droits des citoyens. «Il a toujours été à nos côtés et a su nous faire obtenir des droits», affirme Fatma, veuve âgée de 52 ans, mère de 5 enfants.

Au fil du temps, la population se tourne vers lui pour régler ses problèmes. «Il nous conseille sur la manière de se comporter avec les autorités et nous oriente vers les bons interlocuteurs», témoigne Toufik, responsable d’une association de quartier. Gênées par ce trublion à l’origine de nombreuses actions de protestation, les autorités locales, wali en tête, sont contraintes d’ouvrir le dialogue. «Nous avons réussi à faire plier les autorités, désormais obligées de nous écouter et de nous informer dans tout ce qu’elles entreprennent. Même si nous ne nous sommes pas tout à fait satisfaits de leurs discours et de leurs promesses, l’essentiel est qu’aujourd’hui, elles nous écoutent», relève Belabbès Beniche, président de l’association El Houda.

Mafia du foncier

En ouvrant ensuite une antenne locale de la Ligue pour la défense des droits de l’homme et un bureau pour le Snapap, le militant a pu canaliser les contestataires de tous bords. «Il a réussi à casser le mur du silence dans notre région et nous amener à affronter les autorités. Il dit toujours : ‘‘C’est votre droit et non pas un plaisir !’’», raconte un jeune chômeur, militant de la Coordination nationale des chômeurs du Sud. Une organisation fondée aussi par Yacine Zaïd. «Les bureaux de l’Agence nationale de l’emploi et de l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes ont changé de stratégie de recrutement grâce à son combat, rappelle Tahar Belabbès. Aujourd’hui la majorité des recrutement se fait au niveau local par crainte d’un mouvement de contestation.» Lutte contre la corruption, détournement des deniers publics, Yacine s’en prend aussi à la mafia du foncier.

Un cauchemar pour les autorités civiles et militaires locales. Les tentatives des services pour le décrédibiliser n’y font rien. Personne ne croit à leurs traditionnelles attaques selon lesquelles Yacine serait «manipulé par des intérêts étrangers», tantôt «agent américain», tantôt «communiste», parfois «chiite», parfois «dangereux terroriste». «Il a révélé à l’opinion nationale, les agissements et les pratiques de certains responsables véreux, ce qui lui a valu une surveillance non-stop des services de sécurité», affirme le responsable d’une association locale. En militant expérimenté, Yacine a continué à tisser sa toile dans les wilayas du Sud. A chaque halte, il enseigne aux jeunes les fondements du travail militant.

Fédérateur

«Je l’ai rencontré pour la première fois lors d’un sit-in devant le bureau de main-d’œuvre, se souvient Hamadou Nassreddine, avocat stagiaire et militant des droits de l’homme de Metlili (Ghardaïa). Il n’a pas été tendre avec nous ! Il nous a conseillés de nous organiser autrement et de nous unir pour donner plus de poids à nos revendications. Il est resté avec nous environ quinze jours, nous a formés, et nous avons ainsi pu nous faire entendre par les autorités et la population.» Hichem, jeune chômeur militant des droits de l’homme, reconnaît aussi en lui un bon pédagogue. «Il nous a formés à l’organisation de manifestations, de la façon de communiquer jusqu’à la façon de se comporter avec les forces de l’ordre.»

Les militants qui le côtoient saluent son sens de la communication, son abnégation, son expérience et sa maîtrise de la situation face à la répression policière ou judiciaire. «Yacine est fédérateur. Son combat est dénué de toute couleur partisane ou idéologique. Il a compris que sans l’adhésion de toutes les couches de la société et de toutes les tendances politiques ou idéologiques, le combat militant n’aboutira à rien», témoigne même un salafiste de Laghouat impliqué dans le mouvement citoyen local. Sa grande force ? Sa capacité à rassembler autour d’une même table «des communistes, des salafistes, des démocrates et même des victimes du terrorisme en train de débattre, tous engagés dans le même combat», confie de son côté un membre du Mouvement démocratique et social. Bref, tout ce que le pouvoir ne réussit toujours pas à faire.
Le régime craint la convergence des luttes

«Yacine Zaïd a été arrêté dans un bus en direction de Hassi Messaoud». En quelques heures, l’information a été diffusée sur facebook et twitter. La machine médiatique s’est enclenchée. Presse nationale, presse étrangère, partis politiques, députés européens. Le désaveu est général. Deux pétitions sont lancées. Il fallait s’y attendre. Yacine Zaïd est un symbole. Si l’on peut imaginer que l’arrestation du militant est le fait d’un excès de zèle, sa convocation devant le procureur témoigne d’une sévérité particulière du pouvoir judiciaire.

«C’est une bêtise, affirme Nassima Guettal, militante du Réseau de défense des libertés et de la dignité (RDLD). Ils veulent gêner tout le monde et ils s’en prennent à une figure très connue de la société civile.» Mais les militants savent que le pouvoir tente de faire pression sur eux. «Ils cherchent à neutraliser la société civile, les forces contestataires, explique Kader Affak, militant du RDLD. Ils veulent nous dire qu’ils n’ont pas peur de l’ONU.»

Le 19 septembre, la haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Navy Pillay, signalait que le respect des droits à la liberté d’association et à la liberté de réunion était «une source d’inquiétude». Elle s’inquiétait aussi de la «répression apparente» des services de sécurité. Car en février 2011, alors que les manifestations rythmaient Alger, le président Abdelaziz Bouteflika avait promulgué la levée de l’Etat d’urgence. Un «geste fort» pour certaines puissances occidentales, mais insignifiant pour beaucoup de militants : les manifestations sont encore interdites dans la capitale.

Rente

La loi de janvier 2012 sur les associations consacre même des pratiques autrefois illégales pour mieux contrôler les organisations. «Le but est de rendre toute organisation légale compliquée, explique un professeur de droit. Un groupe organisé est un contre-pouvoir, et ça, les autorités n’en veulent pas.» C’est là le principal défaut de Yacine Zaïd aux yeux des autorités. Il est capable de fédérer et d’organiser. Il est licencié alors qu’il tente de mettre sur pied une section syndicale au sein de la multinationale britannique Compass. Soutenu par le Snapap, il créé la section de la Ligue des droits de l’homme de Laghouat.

Le pouvoir craint que les contestations se fédèrent, comme en témoigne un observateur : «Lorsque Abdelkader Kherba a été jugé pour avoir participé à une manifestation de soutien aux greffiers, le procureur lui a dit : ‘‘Vous n’avez pas le droit d’être solidaire avec les greffiers’’. Il a été accusé d’usurpation de fonction.» Mais Yacine Zaïd cumule un autre «défaut». Il touche à la rente. Hassi Messaoud, le pétrole et les multinationales doivent être préservés de toute image contestataire. Et peu importe les accusations d’arbitraire rapportées par les médias.

«Le pouvoir se fiche de l’opinion internationale, constate un analyste. Qui lui demande des comptes pour les 20 000 disparus ? Personne. Parce qu’il y a trop d’intérêts : gaz, stabilité politique, influence au Sahel…» Aujourd’hui, les militants mettent leur énergie dans la libération de Yacine Zaïd. Dans un espace public fermé et policé, ils n’arrivent pas à rassembler la société. Et le pouvoir atteint son objectif. Les contre-pouvoirs sont trop faibles pour faire bouger un régime pourtant fragile.

Rassemblements à Alger et Laghouat

Plusieurs dizaines de militants étaient réunis, hier matin, devant le ministère de la Justice, à Alger, pour demander la libération de Yacine Zaïd. Membres du Réseau de défense des libertés et de la dignité (RDLD), du MJIC, ou de SOS Disparus, ils ont manifesté pendant une heure, entourés par les forces de police. Aux cris de «Nous sommes tous Yacine Zaïd», ils dénonçaient une détention arbitraire. «Son arrestation n’est pas juste», affirme une jeune femme. «Ils veulent faire pression sur les militants», lance un jeune homme. Les manifestants ne sont pas nombreux. «On attendait plus de monde», souffle un participant. Les forces de l’ordre ont empêché les manifestants de quitter le trottoir.

Puis un commissaire a tenté d’interpeller Kader Affak du RDLD. Le militant a rapidement été protégé par l’ensemble des manifestants. «C’est une tentative de kidnapping, explique Kader Affak. Pour une interpellation, une sommation est nécessaire. Un kidnapping, comme ce qu’ils ont fait pour Yacine Zaid !» La manifestation s’est dispersée. Les militants se sont retrouvés en début d’après-midi devant le siège de l’ONU. Deux d’entre eux ont été reçus par le coordinateur de l’ONU en Algérie, Mamadou Mbaye.

Ce dernier a annoncé qu’il transmettrait un rapport au Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Dans la matinée, à Laghouat, une marche organisée par le Comité national pour la défense des droits des chômeurs (CNDDC) a rassemblé plus d’une centaine de personnes, selon Tahar Belabbes, le représentant du comité.

Zouheir Aït Mouhoub