Relations Algéro-françaises
Relations Algéro-françaises
A boire et à manger
A. M. et A. Targa, Libre Algérie, 5-18 juin 2000
Abdelaziz Bouteflika effectuera du 13 au 17 juin prochain une visite officielle en France, la première d’un chef d’Etat algérien depuis 18 ans. Que peut ramener dans ses valises le successeur du président Zeroual ? Paris, où les clans au pouvoir à Alger ont leurs entrées, s’inquiéterait de la stabilité du régime Bouteflika. Cette inquiétude à peine voilée pourrait bien se répercuter sur les résultats de cette visite officielle.
Un quotidien national à fort tirage rapportait il y a quelques semaines que France Télécoms (GSM) et la Lyonnaise des eaux étaient pratiquement sur le point de remporter, chacune, un marché en Algérie.
Si les deux partenaires sont identifiés, le journal n’a pas identifié leurs interlocuteurs algériens, pas plus qu’il ne dit où et quand se déroulent, où se sont déroulées, ces négociations. On suppose que la concurrence est féroce, mais cela dispense-t-il d’un minimum d’information et de transparence ? Côté français, hormis la compagnie Total, très active, il n’existe pas de grandes entreprises visibles sur le champ des relations économiques. Et pour cause, il s’agit pour l’essentiel de réseaux d’influence composés d’intermédiaires et d’hommes d’affaires. Ces derniers travaillent dans le sillage de personnalités tels Charles Pasqua et Claude Cheysson. C’est le cas par exemple de Jacky Fleschen, gérant de Lypa-Conseil et homme réputé proche de Charles Pasqua. Ou encore du milliardaire Prosper Amouyal , une des connaissances de Larbi Belkheir. Le président de la compagnie Suez-Lyonnaise des eaux est affublé depuis peu par les milieux d’affaires du titre de «coordinateur des réseaux politiques et financiers chiraquiens» dans la perspective de la prochaine élection présidentielle française, à laquelle Jacques Chirac se préparerait à briguer un nouveau mandat. Il en va ainsi , en général, des relations économiques entre les deux pays. On brasse beaucoup d’argent, loin, très loin des feux de la rampe.
Une nébuleuse et des rôles
C’est dans ce contexte et au sein d’une nébuleuse relationnelle qu’évoluent les rapports bilatéraux. Côté français, l’Algérie est un pôle d’attraction pour plusieurs centres décisionnels et d’affaires. Le ministère de l’Intérieur, place Beauvau, est traditionnellement une des places fortes de la coopération bilatérale. En 1987, il s’était distingué par un geste «très amical» vis-à-vis d’Alger en exfiltrant officiellement l’assassin de l’opposant Ali Mecili. Comme son célébrissime prédécesseur, Charles Pasqua, l’actuel locataire de la place Beauvau, Jean-Pierre Chevènement, chef d’une aile minoritaire du socialisme français, est idéologiquement en pointe dans la solidarité politique avec le pouvoir algérien engagé dans ce qui est présenté comme une guerre contre le «péril vert». Le prolongement de ces rapports se situe au niveau de la Direction de la surveillance du territoire (DST). Cette institution a des liens qualifiés d’exemplaires avec ses homologues algériennes. Yves Bonnet, ex-directeur de la DST, ne cache pas qu’il a été «à l’origine du rapprochement de la DST avec la Sécurité algérienne» (1). Bien qu’éclaboussé, en France, par une douteuse affaire commerciale, «l’oncle Yves» demeure une des têtes de pont du business avec des Algériens. Il active maintenant à la tête d’un «institut» franco-algérien.
La DGSE (services secrets français) suit aussi rigoureusement l’évolution de la situation en Algérie. Son nouveau patron, Jean-Claude Cousseran, a effectué à la mi-avril une discrète visite de 24 heures à Alger. Diplomate de carrière, il a été directeur de la stratégie (1989-92) à la «piscine» . Cet homme de dossiers a la réputation d’être un spécialiste du monde arabe dont il connaît surtout la psychologie des dirigeants. Traditionnellement, par impératif stratégique ou par simple jeu de répartition des rôles, le soutien de la DGSE aux décideurs algériens est plus nuancé que celui de la DST. Jusqu’à preuve du contraire, l’arrivée de Jean-Claude Cousseran à sa tête ne devrait pas changer cette orientation.
Par contre, au niveau diplomatique, le ministère des Affaires étrangères dirigé par Hubert Védrine, l’ancien secrétaire général de l’Elysée sous François Mitterrand, est en pointe dans le soutien aux décideurs algériens. Hubert Védrine appartient à cette classe d’hommes politiques rompus aux tractations secrètes. Sans état d’âme, ce proche du général en retraite et homme d’affaires Larbi Belkheir a constamment activé pour maintenir et renforcer l’influence française. D’ailleurs, Larbi Belkheir a précédé à Paris Abdelaziz Bouteflika. Durant le mois de mai écoulé, il a séjourné pendant plus de deux semaines dans la capitale française où des cercles politico-médiatiques ont relevé avec étonnement qu’au cours de ses contacts officieux, il n’a pas plaidé en faveur de A. Bouteflika dont il avait pourtant parrainé la candidature aux présidentielles de 1999. Ainsi, les luttes de clans se transposent à Paris. Celui-ci ne manquera certainement pas d’en tirer avantage, surtout que Abdelaziz Bouteflika va débarquer sans être parvenu à enclencher une dynamique de stabilisation interne.
Paralysie handicapante
Depuis la visite prospective du patronat français à Alger en février dernier, les choses n’ont pas tellement évolué. Face à la force de l’inertie des clans qui se partagent le pouvoir réel , les ministres bouteflikiens (Finances et Participation) n’ont pu faire mieux que de se livrer à d’étourdissantes valses-hésitations qui ont accentué la paralysie de la sphère économique. Les ONG (Amnesty International, Human Right Watch et la FIDH), qui se succèdent à Alger, ne gardent pas une meilleure image de la situation des droits de l’homme. Même s’il y a moins de violence, moins de torture, moins de disparitions, les défenseurs des droits de l’homme ont constaté que la concorde civile version Bouteflika fait complètement l’impasse sur les principes basiques et universels de la vérité et de la justice. Les grands médias parisiens ont, pour l’instant, évité de relayer les premiers constats de ces ONG, préservant ainsi aux yeux de l’opinion publique française l’image d’une Algérie bouteflikienne concordataire.
Paris ménage donc son invité, mais ne laisse percer aucun signe de soutien préférentiel. Abdelaziz Bouteflika, lui, veut engager «un dialogue constructif en vue du traitement de la dette bilatérale» et souhaite «la mise en place d’une instance de concertation et de suivi au niveau politique». Il en a exprimé le vou en février dernier, lors de son dernier échange épistolaire (2) avec le président Chirac. Le locataire de l’Elysée lui avait répondu en ramenant le débat à un autre niveau : «Il importe que les dossiers en suspens puissent être rapidement réglés au niveau technique approprié. Je pense en particulier à la question de la réouverture du consulat de Annaba et au retour d’Air France.» (3) C’est dire que les deux hommes ne sont pas tout à fait sur la même longueur d’onde. Sauf rebondissement spectaculaire, la visite parisienne de Abdelaziz Bouteflika ne devrait pas déboucher sur des résultats extraordinaires. Tant que la paix civile n’est pas vraiment rétablie et que la maison Algérie n’est pas remise en ordre, l’essentiel des rapports bilatéraux continuera d’être l’otage de la nébuleuse relationnelle.
1 – El Watan des 26 et 27 mai 2000 (p.2).
2 , 3 – El Moudjahid du 6 février 2000 (p.5)