L. Addi: « La seule issue serait des élections libres »

« La seule issue serait des élections libres »

Lahouari Addi, professeur de sociologie à Lyon, Le Monde, 21 décembre 2000
Chercheur et professeur de sociologie à l’Institut d’études politiques de Lyon (IEP), auteur de plusieurs ouvrages sur l’Algérie, notamment Les Mutations de la société algérienne (La Découverte, 1999), comment interprétez-vous la recrudescence actuelle des massacres dans ce pays ?
– Pour comprendre la situation, il faut rappeler qu’il y a en Algérie une guérilla, l’AIS, [Armée islamique du salut, bras armé du FIS] qui paraît avoir réussi à reconstituer ses maquis, et une contre-guérilla, le GIA [Groupes islamiques armés] qui, étant donné les populations qu’il assassine, les moyens dont il dispose et l’impunité dont il bénéficie, semble être une émanation des services de sécurité algériens. Dès que l’AIS mène une action, le GIA lance des représailles contre la population civile suspectée de soutenir logistiquement les islamistes armés de l’AIS. La semaine dernière, une cinquantaine de militaires sont tombés dans des opérations un peu partout à travers le pays. On pouvait donc s’attendre à des représailles, lesquelles ne sont pas revendiquées formellement mais sont le fait d’éléments de la sécurité militaire se faisant passer pour des islamistes.
Deuxième élément susceptible d’expliquer ce regain de violence : le bras de fer entre les généraux et le président Bouteflika. Un bras de fer qui s’est intensifié en juillet avec le souhait du chef de l’Etat de voir ces généraux partir à la retraite pour lui permettre de placer des hommes à lui.

– Est-il envisageable que le président Bouteflika réussisse à nommer des hommes à lui, sur lesquels il pourrait s’appuyer ?
– C’est précisément à cause de cette question que les généraux ont décidé de le faire partir mais, auparavant, on crée les conditions qui montrent que Bouteflika n’a pas été capable de ramener la paix. A-t-il une chance de se sortir de cette mauvaise posture ? Je ne le crois pas. Il n’a pas d’officiers qui le soutiennent. Dernièrement, deux généraux ont même été nommés à la présidence dans le but de mieux le contrôler : le général Belkheir, qu’on a sorti de sa retraite pour l’installer au poste de directeur de cabinet, et le général Touati, qu’on a chargé des affaires militaires.

– Est-ce qu’on peut vraiment dire ‘les généraux’ ou ‘les militaires’, comme s’il s’agissait d’un clan uni, qui ne serait pas divisé par des querelles internes ?
– Il est probable en effet que les généraux sont divisés, mais ils se retrouvent sur un point : la crise actuelle passe par la solution militaire. Les noms de ces ‘décideurs’, comme on les appelle en Algérie, on les connaît. Il s’agit de Mohamed Lamari, le chef d’état-major ; Taoufik Médiene, le chef de la sécurité militaire et l’homme le plus puissant du pays ; Smail Lamari, son adjoint ; et enfin Fodil Chérif, le chef des opérations militaires.
Tous les quatre constituent le sommet de la hiérarchie militaire, et il n’y a que l’âge, ou plutôt la durée, qui les fera partir. Ils sont en fonction depuis le début de la crise, et ils constatent, dix ans plus tard, qu’ils ne sont pas parvenus à obtenir ce à quoi ils s’étaient engagés : l’éradication des maquis islamistes. Ils ont échoué dans leurs fonctions, mais ils sont toujours là, tandis que les présidents, eux, se sont succédé. Il y en a eu cinq, bientôt six : Chadli, Boudiaf, Ali Khafi, Zeroual et Bouteflika. Le prochain pourrait être Ghozali. A Alger en tous cas, la rumeur circule qu’il y aura une élection présidentielle en juin 2001.

– Mais cela fait plus d’un an qu’on annonce le départ de M. Bouteflika comme imminent…
– C’est exact, mais il est de plus en plus sûr que Bouteflika va partir. Les généraux n’ont plus confiance en lui. Ils l’accusent d’instrumentaliser Amnesty International et de s’en servir contre eux. Amnesty a demandé, en novembre dernier, à entendre les généraux Mohamed Lamari, Taoufik Médiene, et Smail Lamari, à propos des violations massives des droits de l’homme en Algérie ainsi que des disparitions. Cette demande a été ressentie comme blasphématoire, commme un crime de lèse-majesté ! Elle a créé une tempête, un vent de panique au sein de la hiérarchie militaire, et c’est à ce moment-là que le sort de Bouteflika a fini d’être scellé.

– Quel est le reproche principal de la hiérarchie militaire à l’encontre de M. Bouteflika ?
– Ce que les généraux lui reprochent le plus, c’est de vouloir les éliminer et faire la paix avec les islamistes à leur détriment. C’est ainsi qu’il faut comprendre les rumeurs, ces derniers temps, concernant une possible libération d’Ali Benhadj, le numéro deux du FIS.

– Comment pouvez-vous être aussi catégorique dans votre analyse, étant donné l’opacité du pouvoir algérien ?
– Le système politique algérien a une logique implacable qui est celle de la contradiction stucturelle entre le pouvoir réel (les militaires) et le pouvoir formel (le président et le gouvernement). Le même scénario se répète sans cesse, et les observateurs finissent par le connaître par coeur. Nous savons très bien qui est derrière telle ou telle décision, c’est aussi clair que dans un jeu d’échecs.

– Comment sortir de cette situation ?
– Le système tel qu’il fonctionne en Algérie n’a pas d’avenir dans le temps. La seule issue serait de revenir à des élections libres et démocratiques. Autrement dit, que les militaires renoncent à exercer les prérogatives de la souveraineté en lieu et place de l’électorat. »

Propos recueillis par Florence Beaugé

Le Monde daté du vendredi 22 décembre 2000

 

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