Algérie : mille morts depuis la fin de la trêve, le 13 janvier
Algérie : mille morts depuis la fin de la trêve, le 13 janvier
Florence Beaugé, Le Monde, 31 mai 2000
Mille morts : tel est le nombre, avancé par la presse algérienne, des victimes des attentats et des affrontements entre militaires et insurgés islamistes depuis la fin de la trêve accordée par le président Bouteflika aux membres de l’Armée islamique du salut, le 13 janvier. Le mois de mai a même été marqué par une recrudescence des violences à travers tout le pays. M. Bouteflika, qui bénéficie d’un soutien international, ne paraît pas en mesure d’imposer avec succès la « réconciliation nationale » et la « concorde civile » dont il a fait son credo. Face aux divers clans liés à la hiérarchie militaire, « il ne peut pas avancer, ligoté de tous côtés. C’est un homme seul à qui on a donné le droit de parler, mais rien de plus », estime le défenseur des droits de l’homme Abdenour Ali Yahia.
Les tueries sont infiniment moins nombreuses aujourd’hui qu’il y a deux ou trois ans ; et la peur moins grande. Il n’empêche. La litanie reste désespérante : même si la sécurité se maintient dans les grandes villes, pas un jour ne passe sans l’annonce de nouveaux attentats ou massacres. Cinq membres d’une même famille égorgés le 28 mai, à Tibéhirine. Sept militaires tués le 24 mai, à 60 kilomètres au sud d’Alger. Quatorze islamistes présumés abattus entre le 22 et le 24 mai dans les monts Asfour, à la frontière algéro-marocaine. Le décompte macabre n’en finit pas.
Si Médéa et ses environs semblent particulièrment visés ces dernières semaines (voir Le Monde du 31 mai), aucune région n’est totalement épargnée. Chlef et Aïn Defla, à l’ouest de la capitale, la Kabylie à l’est, Batna dans les Aurès, ou encore les zones frontières avec la Tunisie et le Maroc ont été ensanglantées tout au long du mois de mai. Violences attribuables aux derniers islamistes armés, ou actes de grand banditisme et vengeances personnelles ? Difficile de faire la part des choses. Qu’elle provienne ou non des irréductibles du Groupe islamique de salut (GIA) d’Antar Zouabri, ou du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) d’Hassan Hattab, qui ont rejeté la « loi sur la concorde civile » voulue par le président Abdelaziz Bouteflika, la violence n’a pas cessé le 13 janvier 2000. A cette date, les derniers groupes armés étaient supposés avoir arrêté leur combat, en échange d’une amnistie. Or le nombre de victimes répertoriées par la presse depuis cette date atteint un niveau stupéfiant : au 31 mai, il avait franchi la barre des mille morts.
Malgré ce sombre bilan, les Algériens veulent continuer d’espérer. Mais personne ne doute que la marge de manouvre de M. Bouteflika soit limitée, même si cette remarque a le don d’exaspérer l’intéressé. Quelles sont ces limites ? « Le président lui-même ne le sait pas très bien. Depuis un an, il essaye d’avoir une réponse, estime un observateur attentif de la vie politique algérienne. Dernier exemple : le ballon sonde envoyé récemment par un de ses proches, le général à la retraite Attaïlia, suggérant une amnistie générale pour tous les groupes armés. Officiellement, Bouteflika n’a rien proposé de tel, mais il teste ainsi l’armée, la société civile et les partis. » Dans certains domaines – le système éducatif et la justice, deux chantiers qui lui tiennent à cour –
M. Bouteflika a mis au travail des commissions d’étude, avec la volonté affichée de réformer en profondeur. Dans d’autres – comme la révision du code de la famille, ou une éventuelle réforme de la Constitution -, il se contente de lancer l’idée. Suivant le contexte, il y revient ou l’abandonne. Entre-temps, la suggestion aura sonné comme un espoir, ou une menace. L’homme provoque souvent déception ou colère – « Il parle trop, trop vite et finit par dire des âneries, c’est un dilettante », entend-on souvent – mais il garde un capital de confiance. S’il n’était aussi féroce à l’encontre de ses détracteurs – « Il ne supporte pas la contradiction », dit-on encore -, M. Bouteflika inspirerait peut-être une forme d’indulgence.
LUTTES DE CLANS AU SOMMET
Au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’état de grâce, les critiques se font plus dures. Elles émanent surtout de la presse écrite privée, qui semble davantage refléter des luttes de clans au sommet du pouvoir que l’état d’esprit de la société civile. « Les journalistes algériens s’attribuent un rôle qui n’est pas le leur : ils font de la politique de facto, alors qu’il n’y a ni vie politique ni vie institutionnelle sérieuse », soulignent deux rédacteurs de Libre Algérie. Cette opinion est partagée par plusieurs de leurs confrères, notamment d’El Watan et d’El Khabar. « Il y a ici pléthore de partis – des appareils en réalité – mais pas de vie politique. C’est la finesse du système algérien par rapport au tunisien. Notre rôle consiste à nous faire l’écho de règlements de compte. »
Après huit mois de tractations, M. Bouteflika avait réussi à faire siéger dans le gouvernement Benbitour des ennemis de toujours : le MSP (ex-Hamas, islamique) de Mahfoud Nahnah y côtoie le très laïque Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) de Saïd Saadi, et le Rassemblement national démocratique (RND) d’Ahmed Ouyahia, ministre de la justice, un personnage qui passe pour être l’un des plus fidèles relais de la hiérarchie militaire. Ce faisant, le président a clairement affiché son objectif : museler les uns et les autres et se mettre en position de durer à la tête du pays, au moins le temps de ramener la paix. Reste qu’un an après son accession au pouvoir, il est ostensiblement entravé par des impératifs contraires et donne l’impression de devoir se contenter de naviguer à vue. « Il ne peut pas avancer, il est ligoté de tous les côtés. C’est un homme seul à qui on a donné le droit de parler, mais rien de plus. Son seul espoir de soutien, c’est le peuple », estime l’ancien ministre Abdennour Ali Yahia, avocat et figure respectée, président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, l’un des acteurs des tractations de Sant’Egidio (Italie), qui, en 1995, visaient à aboutir à un règlement politique de la crise avec la participation du FIS, règlement auquel la hiérarchie militaire s’est opposée. « Tôt ou tard, Bouteflika fera de nouveau appel à la population. Sous quelle forme et sous quel prétexte ? Je n’en sais rien encore. » Avec un référendum sur une réforme de la Constitution ? Ou sur la réforme du système éducatif ? Les deux idées sont dans l’air.
COURSE DE VITESSE
C’est dans ce contexte incertain que M. Bouteflika poursuit une course de vitesse engagée il y a un an. « Tout se jouera d’ici décembre, affirme un proche. Il ne peut compter que sur ses succès à l’étranger, et un certain soutien populaire, qui va en s’effritant. Ses ennemis sortent du bois les uns après les autres, personne ne lui fera de cadeau et il le sait. » Via la presse privée, le chef de l’Etat reçoit de plus en plus de coups – interprétés, à tort ou à raison, comme autant de rappels à l’ordre de tel ou tel clan de l’armée. Ainsi l’ex-premier ministre, Sid Ahmed Ghozali, l’accuse-t-il d’immobilisme délibéré et le taxe-t-il d’incompétence. En toile de fond, répétitifs et désespérants, il y a toujours les actes de terreur qui font douter de plus en plus ouvertement du succès de la « concorde civile ». Ce semi-échec accentue la lassitude de l’armée, en première ligne sur le terrain, qui aspire à jouer un rôle plus honorable que celui de maintien de l’ordre.
Lasse également est la population qui, elle, n’a qu’une attente : mieux vivre. Mais l’amélioration de la situation économique ne peut qu’aller de pair avec la paix et la sécurité : tous le savent et s’en inquiètent. Chaque nouvel attentat, même commis à l’autre bout du pays, renforce l’anxiété collective. Dans l’entourage de M. Bouteflika, pendant ce temps, on n’a qu’une réponse, en forme de supplique, exaspérée et pathétique : « Donnez nous du temps ! »