A Bentalha, les survivants ne se mentent plus
A Bentalha, les survivants ne se mentent plus
Amine Kadi (à Bentalha) et J. F., La Croix, 1 février 2001
Au lotissement Haï Djilali à Bentalha, ses voisins chuchotent désormais son nom. Il pleut, c’est la gadoue entre ces façades où rôdent toujours les fantômes de plus de 400 personnes assassinées dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997. Depuis qu’il a fait paraître son livre Qui a tué à Bentalha au sous-titre évocateur : Algérie: chronique d’un massacre an. annoncé (1), le nom de Nesroulah Yous n’est pas facile à évoquer dans le quartier. Sa maison, à l’angle de deux rues, est fermée. Lui vit en exil en Fran ce.
« Nes »a posé dans son livre, la question de la responsabilité de l’armée. Pourquoi, interroge-t-il, une patrouille de l’armée qui est passée à HaiDjiliali à21 h 30, soit deux heures avant le massacre, a-t-elle dit à des joueurs de dominos, dont il faisait partie : « Vous ne savez pas ce qui vous attend. Ça va barder pour vous aujourd’hui » ?
Depuis la sortie du livre, il y a quatre mois, les militaires ont fait pression sur les habitants de Benthala pour qu’ils réfutent le témoignage direct apporté par« Nes »et les autres joueurs de dominos. Comme ils n’y arrivaient pas, ils ont décidé de contre-attaquer en organisant un colloque au Sénat, à Paris, le 17 janvier, pour démonter le livre témoignage de « Nes ».
Le témoin se renie mais personne ne le croit
Messaoud, un témoin cité dans le livre par Nesroulah Yous, a connu des ennuis parce qu’il avait refusé dans un premier temps de s’entretenir avec un très spécial journaliste d’El Moudjahid -,connu de tous pour travailler avec la Sécurité militaire, et qui parlait de faire, lui aussi, un livre sur Bentalha. Messaoud a été interpellé de nuit par la Sécurité militaire, Le lendemain, il acceptait de raconter – comment lit patrouille militaire n’a jamais existé ,. Mais personne n’a cru à ce contre-témoignage.
L’autre objectif des autorités militaires est » d’obtenir -des survivants de Bentalha des témoignages précis sur l’identité des assassins. Jusque là, ils affirmaient n’avoir reconnu personne du groupe de Djeha, terroriste notoire de la région, mort quelque temps avant le massacre, ou du groupe d’El Azraoui, implanté plus à l’est dans la Mitidja, mais dont les éléments s’infiltraient de temps à autre aux abords de Bentalha.
Mais des articles ont été publiés dans la presse algérienne où l’on pouvait lire: » Je connais l’assassin de ma femme et de ma fille ».
« Tout cela a été fabriqué après coup », estime Lahbib, un commerçant qui ne vient plus que par intermittence visiter sa demeure, dans le lotissement maudit de Haï Djilali. « La vérité est que, durant cette nuit, nous n’avons reconnu personne. Si cela avait été le cas, nous aurions, dès le lendemain ou dans les jours suivants, liquidé les familles des terroristes que nous aurions identifiés. En représailles. Il y a parmi les survivants des gens qui ont perdu jusqu’à 12 membres de leur famille. Si nous connaissions nos assassins, leurs familles n’auraient pas été une seule seconde en sécurité, aussi loin qu’elles tuent pu se trouver. » D’où sont venus les assaillants ? On ne le sait toujours pas.
Au fil des mois, puis des années, certains survivants pensent que « le groupe de terroristes » était en fait une, »réunion de plusieurs groupe ». Nes affirme pour sa part aujourd’hui qu’il a reconnu deux militaires rencontrés à maintes reprises à « la maison des vieillard », une sorte d’hospice pour les personnes âgées, reconverti en caserne militaire. Cette « reconnaissance », qu’il jugeait effrayante, l’a épouvanté, rendu un temps fortement dépressif et finalement l’a poussé à choisir l’exil.
Les militaires présents n’ont pas tiré un coup de feu
Le livre de NesroulahYous a empêché Bentalha de se mentir. Les gens en parlent. Même si c’est en chuchotant. Ils disent que le massacre n’était pas une fatalité. Des habitants avaient demandé à s’armer, en vain. Les militaires étaient là toute la nuit. Ils n’ont jamais tiré un coup de feu.
Une vingtaine de femmes ont été kidnappées au petit jour, aucune n’a été retrouvée, en dépit de la grande opération militaire à Ouled Allel, d’où les assassins de Bentalha étaient censés être partis lors de cette nuit-là.
Y a-t-il un charnier quelque part introuvable, ou que l’on ne veut pas montrer ?
Le père survivant d’une famille réduite de moitié, qui a lu le livre de Nes, a brusquement réalisé ce qu’il s refusait d’admettre depuis trois ans « Jusqu’à un quart d’heure avant minuit, j’avais le temps de m’enfuir avec ma famille vers le rond-point où se tenaient les blindés légers de l’armée. Je ne l’ai pas fait parce qu’au fond j croyais qu’eux allaient venir et qu’il ne fallait pas gêner leur manoeuvre en ne bougeant surtout pas de chez soi. » L’assaut avait commencé un heure plus tôt. Cette non-assistance des militaires algériens à personne en danger est au cur du massacre de Benthala.
(1) Qui a tué à Bentalha? de Nesroulah Yous, avec la collaboration de Salima Mellah. Ed. La Découverte, 300p. 120F