On peut poser la question : « Qui tue en Algérie? »

On peut poser la question :
«Qui tue en Algérie?»

Des témoignages troublants, dont un livre saisissant, mettent en cause le régime algérien dans un massacre et un meurtre.

BAUDOUIN LOOS, envoyé spécial à Paris, Le Soir 8 décembre 2000

 Saura-t-on jamais qui a tué Matoub Lounès ?
  Doute angoissant contre manichéisme rassurant

Son livre a plongé les autorités algériennes dans un profond embarras, dont témoigne un long mutisme suivi par une contre-offensive médiatique mal fagotée : avec son « Qui a tué à Bentalha ? » (1), Nesroulah Yous vient de frapper un grand coup, aux retombées encore bien difficiles à évaluer.

Ce petit entrepreneur algérien n’avait pas vocation à devenir écrivain. Mais, voilà, il a vécu, comme témoin impuissant, et cherchant à sauver sa peau et celles de ses voisins, l’un des pires massacres de la « sale guerre » d’Algérie, celui qui fut perpétré le 22 septembre 97 à Bentalha, dans la Mitidja, au sud d’Alger. Bilan : officiellement, 98 tués; 417 selon Yous. Son témoignage, unique en son genre livresque, vaut son pesant d’or par maints aspects, comme sa description méticuleuse des conditions de vie des habitants de cette petite banlieue en proie aux exactions des groupes armés, des forces de sécurité et des groupes de « patriotes » (d’autodéfense) entre les années 1992 et 1997.

QUESTIONS SANS RÉPONSES
Mais, bien sûr, la force de frappe de ce témoignage réside dans l’accusation de l’auteur, pour qui l’armée algérienne ou du moins des unités spéciales de l’armée – des « escadrons de la mort » – ont perpétré le massacre, non sans intégrer en leur sein et pour les besoins de la « cause » de vrais terroristes islamistes dûment manipulés.

Cette accusation, terrible dans ses implications, n’est pas neuve. Yous y apporte ses annotations, ses souvenirs, qui corroborent la thèse partagée, dit-il, « unanimement » par les victimes rescapées, bien qu’il ne tente pas de dissimuler les doutes qui ne cessèrent de le tenailler.

Le récit hallucinant de ces cinq heures de massacre plonge le lecteur dans un bain d’horreur. Le malaise grossit à mesure que sont livrées les interrogations sans réponses : pourquoi des casernements militaires tout proches, parfois à un kilomètre et demi, n’ont-ils pas bougé alors que des explosions, des incendies et des tirs à balles traçantes ne laissaient aucun doute sur ce qui se déroulait cette nuit-là ?

Pourquoi certains chefs du commando de deux cents tueurs assuraient-ils à leurs hommes que l’armée n’interviendrait de toute façon pas ? Pourquoi ces ambulances stationnées à proximité dès avant le drame ? Pourquoi avait-on refusé des armes aux habitants malgré les promesses (Yous recevra un fusil le lendemain des faits ). Pourquoi un hélicoptère de l’armée survola-t-il le quartier martyre pendant les événements ? Etc.

« J’ai mis des mois à comprendre et à admettre cette hypothèse », nous dit à Paris un Nesroulah Yous toujours marqué par le drame. « J’ai vécu dans la culpabilité d’avoir convaincu des gens apeurés par d’autres massacres proches de rester à Bentalha parce que je croyais qu’on nous remettrait les armes pour nous défendre. Beaucoup en sont morts ».

En seconde partie du livre, François Gèze, l’éditeur, et Salima Mellah, journaliste algérienne, s’attachent à répondre à « la » question : « Pourquoi ? » Pourquoi ces massacres d’apparence incompréhensible ? Avec une réponse sous la forme d’une hypothèse appuyée par un argumentaire solide à défaut d’être définitif : la guerre des clans qui composent la réalité du régime a servi de toile de fond aux grands massacres de 97-98. En cause, pour schématiser, une dispute portant sur les modalités et les buts des négociations avec l’islamisme radical, les « janviéristes » (putschistes de 1992) recourant aux grands massacres pour saboter la stratégie divergente du clan Zéroual (président à l’époque).

Ce régime a mis quelques semaines à réagir au livre. La presse privée – éreintée par Yous – a commencé la contre-attaque, notamment en rapportant le témoignage d’autres habitants de Bentalha qui s’en prennent à Yous sans avoir lu son livre, l’un d’entre eux allant jusqu’à accuser l’auteur de complicité dans le massacre et d’avoir été en état d’ivresse au moment des faits…

« ABSOUDRE LES INTÉGRISTES »
Plus sérieusement, l’ambassadeur d’Algérie en France, Mohamed Ghoualmi, a publié une réaction officielle. Pour lui, ce livre « vise à absoudre la barbarie intégriste de ses crimes contre l’humanité; relayer cette stratégie qui n’est pas nouvelle, c’est prendre une lourde responsabilité devant l’histoire ». Une belle éloquence, qu’affaiblit l’absence de réponses à ce que l’ambassadeur appelle « les supputations non avérées d’un seul individu ».

Nesroulah Yous réagit promptement : « Faire le jeu de l’islamisme, moi ? Je mise sur l’honnêteté. Il faut savoir que les islamistes armés ont beaucoup tué, et ce n’est pas parce que j’attaque les militaires que je dédouane les islamistes ». En revanche, il ne s’étonne pas du déchaînement médiatique finalement observé à son encontre en Algérie, où son livre est interdit.

Pendant plus d’un an, il a vécu comme un zombie cherchant à fuir ses angoisses et ses fièvres. Désormais réfugié politique, il veut, toute tentation suicidaire vaincue, se consacrer à faire éclater la vérité, pour laquelle il milite dans l’association Vérité et justice pour l’Algérie (2). « Les langues se délient, dit-il. Nous récoltons des témoignages pour établir des dossiers et réclamer justice à propos des massacres. Des commissions d’enquête internationales pourraient être utiles si elles réalisaient le miracle d’arriver à mettre au jour non pas les « petits poissons » mais les vrais commanditaires des crimes ».

(1) Editions La Découverte, Paris.
(2) C/o CICP, 21ter rue Voltaire, 75011, Paris.
© Rossel et Cie SA, Le Soir en ligne, Bruxelles, 2000

 

 Saura-t-on jamais qui a tué Matoub Lounès ?

 Saura-t-on jamais qui a tué Matoub Lounès ? Le chanteur algérien, symbole de toute une jeunesse berbère éprise de liberté, est tombé sous les balles de plusieurs assassins, sur une route de sa Kabylie, le 25 juin 1998. Plusieurs fois, des journaux algériens ont annoncé l’arrestation des responsables, toujours des « terroristes islamistes », mais jamais l’enquête n’a été close. Parmi ceux qui se battent pour connaître la vérité, Malika Matoub, sour unique du chanteur, se montre d’une extrême détermination. Pourtant, elle revient de loin.

« A l’époque du drame, j’étais en France », nous dit-elle dans son appartement situé en banlieue parisienne. « Alertée par Aït-Hammouda, un député du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie, un parti à base kabyle virulemment anti-islamiste, NDLR), qui m’avait convaincue que des islamistes avaient tué mon frère, je me suis précipitée en Kabylie pour retrouver ma région en pleine révolte contre… le pouvoir. « Pouvoir assassin » était le slogan unanime de la foule déchaînée ».

« AUCUNE ÉTUDE BALISTIQUE N’A ÉTÉ FAITE, LES DOUILLES N’ONT MÊME PAS ÉTÉ SAISIES »
Malika mettra quelques semaines à reprendre ses esprits. Elle relut alors posément la presse locale, pour faire des constats troublants. « J’ai d’abord constaté que le nom de l’émir Hattab (dissident kabyle du principal Groupe islamique armé, GIA, NDLR) a été prononcé avant qu’il y ait « revendication ». On a dit que c’était le groupe Hattab qui était responsable avec des complicités locales même pas deux heures après le meurtre. A travers toutes les chaînes TV et radio françaises, il n’y avait qu’une seule personne qui intervenait : Noureddine Aït-Hammouda. Pour dire que Matoub Lounès était tombé dans un guet-apens islamiste. Pendant que la population scandait tout autre chose.

» J’ai commencé à relever ces petites contradictions. J’ai été voir la gendarmerie, pour constater qu’elle avait été mutée dans sa totalité. Ils nous ont rendu le véhicule de Lounès sans papiers et aucune étude balistique n’a été faite et il n’a pas été mis sous scellés. Les douilles qui jonchaient la chaussée n’ont même pas été saisies par les gendarmes. En l’absence d’autopsie, il n’y a eu qu’un « constat de décès ».

Le témoignage de Nadia, jeune épouse de Lounès blessée pendant l’attentat ainsi que ses deux sours, ajoute encore au doute : « Elle a longtemps dit que c’était un groupe islamique armé qui avait fait le coup, sans aucun doute. Là, deux ans après, elle vient de faire une déclaration à la presse française, comme sur Canal +, où elle a dit que le RCD l’avait obligée à incriminer le GIA ».

L’attitude du RCD ne laisse pas de surprendre. « Son rôle était d’orienter l’opinion nationale et internationale vers la thèse d’un groupe islamiste armé. Et nous, la famille, on est arrivé à douter de cette thèse officielle ».

Autre élément curieux : l’arrestation d’un dénommé Chenoui, qu’une certaine presse a présenté comme l’un des assassins. « Je suis allée voir le procureur avec le journal qui avait publié l’information y compris un communiqué de la famille de Chenoui qui parlait de torture. Je lui ai dit : « Mais ce Chenoui, c’est un assassin de mon frère. » Il me dit : « Première nouvelle, je l’ignore. » Je lui dit : « Mais quoi, il y a là des informations selon lesquelles il a tué mon frère, avez-vous auditionné ce monsieur dans le cadre de votre instruction ? » Il m’a dit qu’il ignorait tout ».

Malika verra un jour Chenoui : lors d’une scène qu’on lui avait présentée comme une reconstitution du drame, qui a eu lieu le 7 juin… 2000. « Il s’agissait en fait d’un simple repérage. Mais ils avaient néanmoins amené Chenoui Il était dans une Land-Rover, et à aucun moment il n’a été sorti ni interrogé. Nadia, la femme de Lounès, et ses sours, n’étaient même pas présentes. Les seuls témoins oculaires C’était une sorte de reconstitution virtuelle. J’ai pu me rapprocher de Chenoui pour lui demander pourquoi il avait tué mon frère. Il m’a dit : « Je ne l’ai pas tué, mais on m’a torturé et j’ai fait des aveux filmés. »

D’autres faits continuent d’étonner. Comme quand on apprend que la route empruntée par Matoub Lounès, ce jour-là, avait été fermée à la circulation par la police, sauf pour sa Mercedes.

ISLAMISTES, MILITAIRES OU AUTRES, IL FAUT LES IDENTIFIER »
Mais pourquoi donc le pouvoir aurait-il voulu tuer ce chanteur symbole qui vomissait certes le régime mais plus encore l’islamisme ? Ni avait-il pas un risque d’enflammer la Kabylie ? « De toute façon, la Kabylie allait s’enflammer. En raison de la loi sur l’arabisation qui devait prendre effet en juillet. Lounès était une grande gueule. Il venait d’écrire une lettre ouverte qui se clôturait par l’hymne algérien réécrit. Il voulait sortir ce texte virulent le 5 juillet, jour d’entrée en application de la loi sur la généralisation de la langue arabe. Dans ce texte, il dit :  »Ceux qui tuent, on les connaît; l’Etat n’a rien à perdre, ils les ont créés (les terroristes islamistes, NDLR) et maintenant ils ne savent plus quoi en faire, c’est devenu un fardeau. » C’était visionnaire ».

Malika n’est pas près d’abandonner son combat. « Je n’ai rien à perdre. On essaie de nous avoir à l’usure. Le problème qu’on pose, c’est un problème d’impunité. On demande justice, tout simplement. Que ce soit des islamistes ou des militaires ou autres, il faut les identifier. Si je dois passer le restant de mes jours sur cette affaire, je le ferai et rien ne m’arrêtera. Et j’en ai subi pendant deux ans, de l’intox, des tracts qui circulent sur notre compte, on a essayé de nous briser par tous les moyens. Il faut que le mur du silence soit brisé un jour ».

 NB : Malika Matoub a publié un livre, «Matoub Lounès, mon frère», chez Albin Michel, Paris, en 1999.

 Le Soir du vendredi 8 décembre 2000
© Rossel et Cie SA, Le Soir en ligne, Bruxelles, 2000

 

Doute angoissant contre manichéisme rassurant

 Commentaire

 L’histoire de la « sale guerre » d’Algérie reste à écrire. Celle-ci n’est d’ailleurs pas encore terminée. Mais les témoignages de Nesroulah Yous et de la famille Matoub apportent le début de preuve qu’attendaient tous ceux qui prétendent que la lecture du drame algérien consistant à voir un régime militaire, certes brutal et corrompu, agressé par des islamistes primaires assoiffés de sang, relève d’une scandaleuse simplification.Il ne s’agit pas ici d’absoudre la mouvance islamiste extrémiste de ses forfaits. Cette accusation sert d’excuse trop facile aux complices du régime d’obédience militaire ou aux démocrates européens trompés par leur propre manichéisme rassurant. Oui, abjections et abominations ne manquent pas dans le catalogue des crimes monstrueux imputables à certaines factions qui se disent islamistes. Mais voilà : les grands pourfendeurs de l’islamisme clamant haut et fort que poser la question « Qui tue en Algérie ? » est « obscène » – « car tout le monde sait », et « d’ailleurs les crimes sont signés » – se voient désormais confrontés à des témoignages qui induisent le malaise.L’on avance dans la réflexion quand on admet que les événements sanglants que vivent les Algériens procèdent moins d’un conflit sur la nature du régime (républicaine ou religieuse) que d’une volonté farouche d’une partie des clans d’obédience militaire, qui incarnent le « pouvoir réel » comme on dit là-bas, de continuer à protéger leurs intérêts matériels, générés par le pouvoir et donc par les fruits indirects de la plantureuse rente pétrolière. La préservation de ces intérêts passe par la confiscation des éléments de la démocratie – ravalée en façade, mais sans tromper un seul Algérien – et par l’éradication de ceux qui prônent « le règne de Dieu » avec un certain succès nourri par les criantes injustices sociales.Dès lors, tout devient possible. Comme l’infiltration des groupes islamiques armés – groupes islamiques de l’armée, a dit un auteur à l’humour tragique – par la sécurité militaire. Aux fins de pousser aux méthodes les plus barbares puis au rejet populaire, par exemple. Ou punir tout simplement ces petites gens qui avaient suivi les sirènes islamistes et, parfois, soutenu des groupes entrés en résistance armée. N’est-ce pas le ministre de la Santé, Yahia Guidoum, qui lâcha à des proches de victimes à Bentalha : « Vous êtes les racines du terrorisme, vous le nourrissez, alors il faut assumer » ? Les hypothèses qui mettent en cause l’armée ou certains clans de celle-ci n’ont pas à ce jour prouvé leur totale validité. Serait-ce parce que le régime algérien continue à soigneusement empêcher toute enquête impartiale et tout procès équitable sur les crimes imputés aux islamistes ? Poser la question n’est pas y répondre, mais contribue à entretenir le doute.

BAUDOUIN LOOS
Le Soir du vendredi 8 décembre 2000
© Rossel et Cie SA, Le Soir en ligne, Bruxelles, 2000

 

 

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