algeria-watch: Les « disparitions » en Algérie suite à des enlèvements par les forces de sécurité

algeria-watch:

Les « disparitions » en Algérie suite à des enlèvements
par les forces de sécurité

Un rapport sur les « disparitions » en Algérie

Mars 1999

(Version française du rapport publié en allemand en Janvier 1999)

 

 

Remarques préliminaires

Description des sources d’information utilisées

Observations à partir des deux sources d’information

Observations à partir des dossiers du Comité

Conclusions

Recommandations

Exemples de « disparitions »

 


algeria-watch:

Les « disparitions » en Algérie suite à des enlèvements
par les forces de sécurité

Un rapport sur les « disparitions » en Algérie

Mars 1999

(Version française du rapport publié en allemand en Janvier 1999)

 

Remarques préliminaires

Nous présentons ici un rapport sur les « disparitions » forcées en Algérie. Pour réaliser ce travail, nous avons utilisé deux sources d’information:

– La liste des « disparus » présentée par l’ANFD (Association Nationale des Familles de Disparus),

– les dossiers de « disparus » rassemblés par le Comité des Familles des Disparus.

Sur la base de ces données il est possible de formuler des observations qui ne sont certes pas définitives quant à cette forme de violation des droits humains, mais qui révèlent néanmoins que les « enlèvements » forcés ne peuvent être considérés comme un phénomène marginal de la « lutte contre le terrorisme ». Cette méthode d’enlèvement et de « disparition » de suspects est employée systématiquement comme instrument de répression. Il est absolument urgent d’intervenir. Il est temps que des organisations, des politiciens et des gouvernements s’adressent au gouvernement algérien pour que cessent ces enlèvements et que la lumière soit faite sur le sort des « disparus ».

Avec le coup d’Etat perpétré en janvier 1992 une répression étatique s’est abattue sur le pays qui dure jusqu’à ce jour. Des milliers d’opposants ou de prétendus opposants ont été persécutés à la suite de l’interruption du processus électoral et l’interdiction deux mois plus tard du FIS. Depuis cette date on recense des « disparus ». Toutefois, le plus grand nombre d’enlèvements par les forces de sécurité ont été enregistrés durant les années 1994 et 1996.

Jusqu’à nos jours les « disparitions » continuent. Le nombre exact de personnes enlevées par les forces de sécurités n’est pas connu et le nombre de « disparus » varie selon la source d’information. L’ONDH (Observatoire National des Droits de l’Homme), proche du gouvernement, admet, après avoir des années durant occulté cette question, que plusieurs centaines de cas de « disparitions » ont été enregistrés mais prétend que la majorité de ces personnes seraient au maquis. Ali Yahia Abdennour, président de la Ligue Algérienne de Défense des Droits de l’Homme (LADDH) avance le chiffre de 20 000 « disparus ». L’ANDF a, en l’espace de quelques semaines, rassemblé plus de 3 500 dossiers documentés concernant uniquement des personnes enlevées par des forces de sécurité. Les avocats insistent sur la dimension du problème qui, jusqu’à ce jour, n’est pas connu dans toute son ampleur: Une grande partie des cas de « disparus » enregistrés proviennent d’Alger et de ses environs parce que dans d’autres régions, surtout en campagne, l’infrastructure reste encore insuffisante pour recenser les victimes et assister les familles.

Cet instrument de répression n’est pas nouveau en Algérie. Pendant la période coloniale, des milliers de personnes ont « disparu », surtout pendant la lutte de libération nationale. Mais aussi à une période plus récente, les services de sécurité algériens ont eu recours à ce procédé: que ce soit durant les révoltes d’octobre 1988 ou au moment de la grève du FIS en juin 1991, des dizaines de manifestants ont « disparu ». Jamais il n’a été fait d’enquêtes rigoureuses et le nombre exact et l’identité des victimes n’ont jamais été divulgués.

La « disparition » suite à un enlèvement est un instrument employé fréquemment dans la « lutte contre le terrorisme » car il permet d’intimider, de terroriser, de paralyser l’entourage de la victime. Au delà des souffrances qu’endure cette dernière, c’est la famille, les collègues, les voisins et amis qui sont touchés et empêchés dans leurs actions et démarches.

Depuis des années, quelques avocats et la LADDH ont pris en charge la question des « disparus » et soutiennent les familles dans leurs requêtes. Ils rassemblent les témoignages concernant les enlèvements, portent plainte au niveau des autorités compétentes et adressent des lettres aux différents ministères, procureurs, médiateur de la République etc. Les familles, elles, ont entrepris toutes sortes de démarches, ont couru d’un commissariat à l’autre, d’une prison à l’autre, sont passées par les tribunaux, les morgues et les cimetières, ont placé des avis de recherche dans les journaux, adressé des lettres à des personnalités influentes, ont été insultées, méprisées et jmême brutalisées. Parfois elles recueillent une information. Mais la plupart du temps leurs efforts sont vains.

Description des sources d’information utilisées

  • La liste de l’ANFD mise à notre disposition contient 2611 cas de personnes enlevées. Elle comporte des informations sur les personnes « disparues » (nom, prénom et date de naissance), ainsi que la date, le lieu et les responsables de l’enlèvement. L’ANFD a rassemblé ces cas de « disparitions » et les a soumis au ministère de l’intérieur après que celui-ci ait promis de prendre en charge la question.
  • Le Comité des familles de « disparus » a remis au groupe de travail de l’ONU chargé des « disparitions » forcées (UN-Working Group on Enforced or Involuntary Disappearances) 477 dossiers documentés de cas de « disparitions ». Ces dossiers comportent, au-delà des indications concernant les victimes, des informations détaillées sur les conditions de l’enlèvement, les responsables, les perquisitions, la façon de traiter les personnes présentes lors de l’enlèvement, les centres de détention secrets, etc.

Les deux sources d’informations sont d’actualité puisque l’ANFD a rassemblé ces cas durant l’été 1998 et quant au comité, il a remis ses dossiers au groupe de travail de l’ONU à la même période, après vérification et actualisation des données fournies.

Nous présentons nos observations en deux parties: la première se réfère aux constatations recueillies à partir des deux sources d’informations, la deuxième partie se réfère aux informations détaillées que contiennent les dossiers du Comité.

Observations basées sur les deux sources d’information

Ce sont 3088 cas de « disparition » dont près de 99% d’hommes

Dans pratiquement tous les cas, il est connu que l’enlèvement est le fait des forces de sécurité qui ont arrêté la victime, « disparue » depuis. La liste de l’ANFD ne différencie rarement entre les différents services concernés par l’enlèvement. Celle du Comité est plus informative sur ce point. Il est à noter que tous les services de sécurité participent aux enlèvements: dans la majorité des cas ce sont la police et l’armée qui agissent, mais la gendarmerie procède aussi à des arrestations et souvent des forces combinées font des opérations de ratissage et sont à l’origine de l’enlèvement. Des témoins ont parlé de la participation de parachutistes ainsi que d’éléments de la Sécurité Militaire. A partir de 1996, des membres de la garde communale ou des miliciens participent de plus en plus fréquemment aux enlèvements. Des témoins font état, dans quelques cas, de la présence d’une personne avec un sac sur la tête. Il s’agirait d’un informateur arrêté lui-même auparavant et torturé.

 

 

 

 

Les enlèvements peuvent être répartis de la façon suivante:

 

 

 

La majorité des personnes ont « disparu » entre 1994 et 1996. C’est à cette période que le régime algérien mène une grande offensive dans le cadre de la « lutte contre le terrorisme »: Des ratissages sont effectués dans les « quartiers chauds », les quartiers connus pour leurs sympathies pour le FIS. Des centaines de personnes sont arrêtées, torturées, emprisonnées ou exécutées. Ces arrestations ont été effectuées de façon arbitraire ou bien sur la base d’informations recueillies auprès d’autres personnes capturées et torturées. La fermeture des camps d’internement dans le sud du pays a entraîné la détention au secret d’un certain nombre de prisonniers. Les « disparitions » n’ont pourtant pas cessé après cette date: en 1997 et en 1998 des cas ont été enregistrés.

 

 

 

 

L’âge des victimes va de 14 à 79 ans.

L’âge moyen des « disparus » est d’environ 32 ans.

Un quart des victimes a entre 26 et 30 ans.

Cet âge relativement « élevé » des « disparus » ne correspond pas à l’idée communément partagée que ce sont surtout de très jeunes hommes engagés dans la lutte armée qui sont concernés par la répression étatique. Les dossiers du Comité indiquent que presque la moitié des cas sont mariés et nombreux sont ceux qui ont des enfants. Parmi les victimes il y a des mineurs et environ 1,5% ont plus de 60 ans.

Le dépouillement des informations du Comité montre bien que l’idée répandue que les victimes de la répression seraient surtout des chômeurs mécontents, est fausse: environ 75% des « disparus » travaillent ou font des études. Le taux de chômage est même moins élevé dans le groupe des « disparus » que dans la société algérienne toute entière. Pratiquement tous les métiers sont représentés: artisans, commerçants, travailleurs, employés d’administration, médecins, entrepreneurs, fonctionnaires, etc…

 

 

 

 

La liste de l’ANFD montre bien que les enlèvements ont lieu dans tout le pays. Le plus grand nombre est recensé à Alger avec plus de 30% des cas. La liste du Comité ne comprend pratiquement que des personnes originaires d’Alger et de ses environs. Ces chiffres ne peuvent nous donner une idée claire de la répartition des enlèvements puisque c’est surtout à Alger et dans les autres grandes villes que les défenseurs des droits humains ont installé un minimum d’infrastructure et de suivi. De plus, les familles n’ont appris que dernièrement l’existence de l’ANFD et de la possibilité de constituer à ce niveau des dossiers de « disparus » ainsi que des activités de l’association pour sensibiliser l’opinion publique.

 

Observations basées sur les dossiers du Comité

Les dossiers présentés par le Comité des familles de « disparus » au groupe de travail de l’ONU contiennent une multitude d’informations données par les familles et les témoins des enlèvements, qui nous permettent d’illustrer et de concrétiser les méthodes d’enlèvement et de « disparition ».

Généralement les familles ne signalent la « disparition » de leur parent qu’une fois toutes leurs recherches vaines. Il leur faut surmonter leur angoisse avant de chercher un conseil juridique. La mobilisation des familles de « disparus » a encouragé beaucoup de personnes à s’adresser à des avocats et même à protester dans la rue.

La plupart des familles de « disparus » portent plainte après l’écoulement des 12 jours de garde-à-vue légale. Des enquêtes sont diligentées mais aucune n’a abouti à un résultat concret car en fait, elles sont renvoyées aux commissariats et gendarmeries qui ont opéré à l’enlèvement. En conséquence, ces enquêtes ne fournissent aucun résultat concluant. Les familles sollicitent par la suite toutes les instances gouvernementales et personnalités pour retrouver la personne « disparue ». Ni l’ONDH, les tribunaux concernés, les différends ministères, ni le président de la République ne peuvent prétendre ne pas être informés sur ce sujet.

 

(*autres: marchés, gares, aéroport, lycée, café…)

 

Dans 85% des cas des témoins ont assisté à l’enlèvement, parce que celui-ci s’est déroulé au lieu de résidence, de travail ou dans la rue en présence de membres de la famille, de collègues, d’amis ou de voisins. Dans très peu de cas, les forces de sécurité ont présenté un mandat d’arrêt. Néanmoins, il arrive que les agents déclinent leur identité, indiquent leur service, se présentent avec des véhicules officiels. Souvent, les témoins connaissent les kidnappeurs personnellement, parce que ceux-ci sont originaires du même quartier. Certains jeunes hommes ont été enlevés de leurs maisons, lors de ratissages, arrêtés dans la rue ou bien emmenés à un barrage officiel. A ces occasions, les enlèvements collectifs ne sont pas rares: Des voisins, des amis, des personnes se trouvant par hasard à un endroit sont arrêtés en même temps. Les uns sont relâchés et rapportent aux familles ce qui s’est passé, d’autres « disparaissent ». C’est ainsi que dans un certain nombre de cas d’enlèvements sans témoins, des co-détenus libérés rapportent avoir vu la victime dans un centre de détention, ou bien une perquisition est effectuée par les forces de sécurité, ce qui confirme l’enlèvement par des agents de l’Etat.

 

 

Les enlèvements peuvent avoir lieu à n’importe qu’elle heure de la journée. Dans 50% des cas la victime est enlevée de son domicile et le plus souvent dans la nuit entre minuit et deux heures du matin (25% des enlèvements). Généralement, les membres des services de sécurité sont extrêmement violents. Ils débarquent en grand nombre, investissent le domicile avec force, terrorisent les habitants, les brutalisent et enlèvent la personne dans les vêtements qu’elle porte à ce moment là. Beaucoup de témoins font état de perquisition des domiciles, de destruction de meubles et de pillage d’objets de valeur.

Les familles elles-mêmes ont subi les descentes des membres de l’armée, de la police ou de la gendarmerie, qui souvent les ont brutalisées. Ces agents, habillés généralement d’uniformes et armés, débarquent souvent en grand nombre, stationnent leurs véhicules, la plupart du temps officiels mais banalisés, à une certaine distance ou bien devant le bâtiment concerné. Ils demandent à voir une personne précise mais peuvent embarquer plusieurs membres de la famille. Parfois ils ont torturé la victime devant la famille ou l’ont emmenée à moitié nue, les yeux bandés ou la tête entre les jambes, afin que l’enlevé ne reconnaisse pas le lieu de destination. Même les personnes relâchées ne savent souvent pas où elles ont été séquestrées.

Néanmoins il est arrivé que les agents de sécurité se soient adressés de manière très polie à la victime, la priant de les accompagner pour un contrôle d’identité. De même que la personne « disparue » peut, à la suite d’une convocation, se rendre au commissariat, parfois accompagnée d’un membre de sa famille, y rester pour subir un interrogatoire et ne plus réapparaître.

Dans certains cas, une perquisition a lieu au domicile de la personne enlevée. Celle-ci peut avoir lieu au moment même de l’arrestation, le jour suivant ou bien après. Jamais les forces de sécurité n’ont de mandat de perquisition et ne justifient leurs actes. Durant ces fouilles, des pillages sont effectués. Les familles rapportent presque toujours que de l’argent et des bijoux ont été volés, parfois les meubles et appareils électroménagers détruits. Ces perquisitions ont plutôt un caractère d’harcèlement et d’intimidation.

Nombreuses sont les familles qui après l’enlèvement, rendent visite à leur parent au commissariat ou à la gendarmerie, lui apportent un couffin et des habits (surtout lorsqu’il s’agit de petites stations de services de sécurité à l’extérieur des grandes villes). Après des semaines ou des mois de visite, la personne détenue est transférée à un endroit inconnu et les agents vont même jusqu’à nier sa présence dans leur service. Souvent les familles obtiennent des nouvelles par le biais de co-détenus relâchés. Ces derniers rendent visite à la famille du « disparu » et lui remettent un de ses vêtements pour prouver qu’il est encore en vie.

 

 

Dans 36% des cas, les familles ont obtenu des informations sur le lieu de détention de leur parent enlevé et « disparu ». A Alger, l’endroit le plus souvent mentionné par les co-détenus est l’école de police de Chateauneuf. D’autres endroits de terreur sont les commissariats de Bourouba (caserne de Ninja), Delly Ibrahim, Cavaignac, Bab Ezzouar et Ben Aknoun, les casernes de Beni Messous et Bouzareah, la gendarmerie de Baba Hacène et un autre lieu nommé Oulet Fayet. Dans les prisons de Blida, El Harrach et Serkadji se trouveraient également des « disparus » au secret. Il y a des rumeurs disant que des « disparus » seraient cachés dans des centres secrets au sud de l’Algérie.

Nous disposons de nombreuses informations sur des personnes arrêtées lors de ratissages et détenues au secret pendant des jours, des semaines ou des mois, donc « disparues ». Une fois relâchées, elles ne portent pas plainte, par peur de représailles. Libérés, ces détenus vont rendre visite aux familles de ceux qui se trouvent encore au secret et les font espérer de revoir leurs parents vivants.

Une partie des temporairement « disparus » se retrouvent après la période de détention secrète en prison (ce temps passé au secret peut même dépasser les 16 mois de détention préventive). Ils peuvent être présentés au juge d’instruction, et écroués arbitrairement ou non, mais la famille sait enfin où ils se trouvent, ou bien ils sont libérés. Tout se fait dans l’illégalité la plus complète et la victime, une fois libérée, ne peut ni demander réparation, ni même réclamer un certificat justifiant la détention secrète.

Des familles entières sont parfois persécutées par les services de sécurité. En fait, le but est de répandre la terreur, de montrer que tous sont menacés et à la merci des services de sécurité. Dans certains cas, ces derniers se vengent de pertes qu’ils ont subies. Dans 15% des cas documentés mis à notre disposition, les familles des victimes « disparues » ont été touchées: généralement père, frères ou cousins du « disparu » sont enlevés en même temps ou à un autre moment; emprisonnés pour une courte ou longue durée, torturés et parfois exécutés. Il y a des familles qui pleurent plusieurs membres « disparus ». Les femmes, membres d’une famille « suspecte » peuvent, elles aussi, être arrêtées et torturées devant le « disparu ».

Nous ne disposons que de peu d’informations au sujet des activités des « disparus ». Dans quelques cas, les familles indiquent une activité politique (généralement dans le cadre du Front Islamique du Salut, FIS) dans d’autres, c’est une activité syndicale ou religieuse qui est mentionnée. Certains notent expressément que le concerné n’avait aucune activité. En fait, est suspect celui qui pratique sa religion en se rendant régulièrement à la mosquée ou qui habite un quartier ayant voté en 1991 majoritairement pour le FIS. De même que tout l’entourage d’une personne est suspecté lorsqu’un membre de la famille ou voisin est accusé « d’activités terroristes ». Il ne faut pas oublier que certaines personnes ont été arrêtées parce que leurs noms avaient été cités par des prisonniers sous la torture, sans qu’elles aient un lien de près ou de loin avec une quelconque activité subversive.

 

Conclusions

En Algérie, « faire disparaître » est, comme la torture, une méthode répandue de la lutte contre le terrorisme. Ces deux formes de répression ne peuvent être dissociées l’une de l’autre. Les personnes arrêtées et réapparues après des mois ou des années de « disparition » racontent les tortures qu’elles ont endurées. Elles témoignent des exécutions sommaires et des décès sous la torture. Il est connu que de nombreux « disparus » sont morts, ceci est rapporté par des témoins qui ont assisté à leur liquidation ou bien les recherches des familles ont abouti au cimetière, où la dépouille du « disparu » est enterrée sous la désignation de « X-algérien ». Dans certains cas, les familles ont ouvert les tombes et trouvé le parent « disparu » et recherché. Tant qu’il n’y a pas d’enquête officielle et confirmation de la mort de cette personne, elle continue à être considérée comme « disparue ». (Voir exemples de Nacera Lazreg et Youcef Zenati).

En faisant « disparaître » des personnes, les membres des services de sécurité peuvent agir en toute impunité et disposer des victimes. Ils peuvent les laisser en vie ou les tuer. Ils peuvent se venger sur les « disparus » ou faire pression sur l’entourage. Dans le cas d’un décès sous la torture, ils peuvent nier la présence de la victime dans leurs locaux et la déclarer comme recherchée ou en fuite. Il arrive que les victimes d’enlèvements sont présentées comme des terroristes abattus par les forces de l’ordre lors d’accrochages. Même si la famille témoigne de l’enlèvement ou du lieu secret de détention, les responsables contesteront l’enlèvement. Sûrs de l’impunité dans laquelle ils agissent, ils peuvent même se permettre de confirmer l’arrestation du « disparu », menacer des membres de famille, les arrêter et les torturer sans craindre de représailles.

Faire « disparaître » des personnes sert aussi à intimider tout l’entourage de la victime (famille, voisinage, collègues de travail, amis) et produit une angoisse et une paralysie où toute intervention vis-à-vis de l’administration ou toute initiative politique est pénible et nécessite un courage exceptionnel. Une situation est engendrée par la « disparition » dans laquelle la famille n’ose pas agir par crainte de représailles contre ses membres, par inquiétude pour d’autres parents ou pour le « disparu » lui-même. D’ailleurs, ces familles suspectes sont à chaque action qu’elles entreprennent inquiétées, harcelées, humiliées parce qu’accusées de soutien au « terrorisme ». Cependant ce sentiment d’impuissance des familles peut se transformer en protestation comme nous le montrent les mères des « disparus » à Alger.

Une grand-mère répond à une journaliste qui lui demande pourquoi ces personnes ont été enlevées:

Chez nous, il y a deux sortes de disparition. Les premières sont ciblées: on vient vous chercher en personne parce que vous êtes accusés d’être terroriste. C’est une notion très vaste pour eux. Il suffit parfois qu’un voisin ait donné votre nom pour sauver sa vie sous la torture ou qu’un policier convoite votre femme. Les deuxièmes disparitions tiennent du hasard, être au mauvais endroit, au mauvais moment. Quand les policiers d’un quartier ont eu, par exemple, un mort ou une fusillade, ils embarquent tous les jeunes qu’il trouve dans la rue pour se venger. C’est comme ça que mon petit-fils a été pris, juste devant chez nous, dans une tenue même pas convenable, en survêtement et en savates. (1)

Le dépouillement des deux listes révèle que toute la société algérienne est affectée par les enlèvements. Ce ne sont pas des prétendus « terroristes », c’est à dire des jeunes hommes âgés entre 16 et 25 ans, les soi-disant « perdants de la modernisation », chômeurs, sans attaches, fanatiques et violents qui « disparaissent ». Ce ne sont pas non plus les jeunes qui ont rejoint les maquis qui sont arrêtés et « disparaissent ». Ceux-ci – une fois arrêtés – sont tout simplement liquidés. (2)

Un grand nombre d’hommes et de femmes menant une vie réglée, exerçant une profession, ayant une famille à la charge ont été enlevés. Le pourcentage de personnes issues de classes moyennes est élevé: commerçants, universitaires, hauts fonctionnaires ou personnel médical sont tout autant représentés que d’autres professions.

Les dernières mesures prises par le gouvernement qui consistent à installer des bureaux d’enregistrement des « disparus » au niveau des wilayas et d’engager des recherches s’avèrent être des mesures d’apaisement des familles et un moyen de contrôle. Cette imposture a été accompagnée par un décret dont le but est de se débarrasser définitivement du problème des « disparus »: sans ambages, ils doivent être déclarés comme morts. (3) Le ministre de l’Intérieur n’a-t-il pas déclaré: « le plus gros des personnes dites disparues sont tombées dans des opérations avec les services de sécurité. Nous continuerons à penser que nombre d’entre elles sont encore dans les maquis. Voilà comment se présente la situation des personnes dites disparues« ? N’est ce pas l’aveu que des autorités sont impliquées dans les « disparitions »?

Les familles ne s’adressent aux avocats et à l’administrations qu’après un certain temps et surtout elles ne s’organisent qu’une fois toutes les démarches vaines et leur peur surmontée. Etant stigmatisées de familles de « terroristes » elles subissent une marginalisation au niveau des instances gouvernementales et des médias, toutes tendances confondues, difficile à vivre. Il est nécessaire qu’elles échappent à l’emprise des services de sécurité et surmontent l’angoisse de savoir que les « disparus » sont à la merci de leurs tortionnaires. Elles doivent être convaincues que leurs démarches et leurs actions médiatisées servent plutôt aux « disparus » qu’elles ne leurs nuisent. Les familles doivent être soutenues dans leur combat, parce qu’elles participent de façon décisive à la recherche de la vérité.

 

Recommandations

  • L’abrogation du décret publié le 4 janvier 1999 et qui consiste à vouloir déclarer les personnes « disparues » comme décédées.
  • La libération de tous les prisonniers enlevés ou détenus arbitrairement.
  • L’envoi de commissions d’enquête internationales, pour élucider les cas de « disparitions » et de détention illégale.
  • Prendre les mesures nécessaires pour constater quels sont les responsables d’enlèvements et d’autres violations de droits humains et engager les procédures judiciaires adéquates à leur encontre.
  • Prendre des mesures préventives pour que les enlèvements, le phénomène de « disparition », les tortures et les exécutions sommaires extrajudiciaires cessent.

 

Exemples de « disparitions »

Les sœurs Naima et Nedjoua BOUGHABA, toutes deux employées au tribunal, l’une en tant que secrétaire du procureur, l’autre comme greffière, ont été enlevées le 12 avril 1997 devant le tribunal d’El Harrach, bâtiment sous haute surveillance. Cet enlèvement est en rapport avec l’affaire de Mohamed Ghedhab, ressortissant suisse d’origine algérienne, suspecté de collaboration avec des « groupes terroristes » qui a été arrêté et torturé lors d’un voyage en Algérie. Le juge Cherif Djerbani avait, sur demande de la défense, autorisé une expertise médicale pour vérifier les séquelles dues aux tortures. Tandis que ce dernier a été muté, les deux sœurs, impliquées dans cette affaire dans laquelle le gouvernement et la justice suisses étaient mêlés, ont « disparu ».

Lors d’un ratissage effectué par des policiers et des militaires en uniforme à Bourouba le 17 mars 1995, le domicile de la famille HAIMOUN a été investi par ces derniers. Ils ont interpellé Farid (20 ans) et prétendu vouloir l’emmener pour quelques heures, le temps d’une enquête. Ils ont pris Sofiane (19 ans) en même temps, alors qu’ils n’avaient pas demandé à le voir. La famille a entendu des coups de feu peu après le départ des fils et a pensé que les deux jeunes hommes avaient été exécutés. Comme c’était au moment du couvre-feu, elle ne pouvait pas sortir de chez elle. Deux semaines plus tard, quelqu’un du quartier est venu chez les parents avec la veste de Sofiane. Il a dit l’avoir vu au commissariat de Maqaria (Levelley). La mère s’y est rendue à diverses reprises, mais les policiers prétendaient qu’il n’y était pas, pourtant elle a reconnu certains agents comme les responsables de l’arrestation de ses deux fils. S’étant rendue à la morgue, elle a appris que son fils Farid avait été enterré au cimetière El Alia. Le numéro inscrit sur la tombe correspondait au nom enregistré à la morgue. Mais elle n’a reçu aucun certificat de décès de son fils. De temps en temps, elle apprend que ses fils sont vivants. Elle n’a pas beaucoup d’espoir pour Farid parce qu’elle pense qu’il a été exécuté le soir même de son arrestation, lorsqu’ils ont entendu les coups de feu, mais elle continue à chercher Sofiane. Les deux fils commerçaient avec des vélos et des chardonnerets. Lors de la perquisition effectuée par les forces de sécurité, les 40 oiseaux de Farid ont été volés avec leurs cages. Les agents ont volé aussi des bijoux en or et de l’argent.

Le 15 décembre 1994, Youcef ZENATI, 18 ans et étudiant, est assis avec son cousin Abdelkader Zenati devant la porte de son domicile lorsqu’une 405 blanche banalisée, immatriculée a Jijel (18) fit irruption. Les hommes qui en sortent sont vêtus de pantalons de parachutistes, armées de mitraillettes légères. Pris de panique Abdelkader s’enfuit et le conducteur tire sur lui. Youcef qui est resté sur place est enlevé et « disparaît ». La famille se rend avec le blessé à la gendarmerie des Eucalyptus pour déclarer cet attentat. Quelle n’est pas la surprise lorsque Abdelkader reconnaît dans le chef de la brigade le conducteur de la 405 et celui qui a tiré sur lui. Sur place, la famille fut violentée et le blessé transporté à l’hôpital par des gendarmes. Plus tard il fut accusé d' »activités terroristes ». Le chef de la brigade nia avoir enlevé Youcef mais la famille fit ses recherches et apprit le sort réservé au garçon: Le même soir il fut exécuté à trois km du lieu de l’enlèvement. Elle se rend à la morgue et prend connaissance du dossier dans lequel est indiqué que l’admission à la morgue a été faite sur demande du chef de la brigade de gendarmerie des Eucalyptus Idroudj Lahcen. Au cimetière El Alia, les formalités d’enterrement ont été réglées par ce dernier. La famille ouvre la tombe et découvre la dépouille de Youcef portant des impacts de balles dans le dos et sur la tempe. Au niveau du parquet, il est mentionné qu’il aurait été victime d’un accrochage avec les forces de sécurité. Cinq ans après cette exécution sommaire, la famille est harcelée par les services de sécurité: Ils veulent imposer au père la signature d’un protocole les disculpant, ce qu’il refuse. Depuis il se tient caché. (4)

Faiçal ZENATI, frère de Youcef, ouvrier et âgé de 24 ans a « disparu » depuis le 13 février 1995. Ce jour là, des militaires étaient venus le chercher mais ne l’ont pas trouvé à la maison. A son retour du travail, sa famille se rend avec lui à la caserne militaire des Eucalyptus où le capitaine Hassan les reçoit. Ils garde Faiçal à la caserne. Le 10 avril 1995 les militaires viennent au domicile de la famille et Faiçal est avec eux, le corps marqué par la torture. Ils fouillent les lieux et repartent avec lui. Depuis, plus aucune nouvelle. Des rumeurs ont fait état de sa présence pendant 10 mois au commissariat de Bourouba, puis il aurait été à Serkadji. Officiellement rien n’est connu. Les militaires sont venus à plusieurs reprises fouiller le domicile.

Nacera LAZREG, 33 ans et mère de 6 enfants est arrêtée le 5 décembre 1994 par des policiers du commissariat de Bourouba. Ils l’informent de la mort de trois hommes, abattus par eux-mêmes, dont son mari recherché Mahfoud Koudri. Elle doit les accompagner pour l’identifier. Depuis, elle a disparu. Plus tard, la famille apprit par des témoins que Nacera avait été torturée sauvagement pendant près de 30 jours, entre autre par le commissaire Ould Ammi lui même (il a été tué plus tard par une victime de ses tortures). Finalement elle aurait été exécutée et sa dépouille aurait été jetée à la décharge publique de Oued-Smar où elle fut retrouvée avec d’autres cadavres. Elle fut emmenée à la morgue de Bologhine et enterrée sous l’inscription: « X-algérienne ».

Lors d’un ratissage au quartier des Eucalyptus le 26 avril 1995 vers 15 heures des forces combinées font intrusion au domicile des TOULOUM. Les militaires pénètrent dans la maison, tandis que les gendarmes et les policiers attendent dehors. Ils embarquent le père de famille Abdelkader (51 ans), employé d’une société nationale, et les fils Slimen (17 ans), Djamel (20 ans), Ali (21 ans), Kadour (22 ans) et deux neveux: ZERROUKI Habib (31 ans) et Toufik (22 ans). Depuis aucun signe de vie de tous les enlevés. Début 1998 une personne a rendu visite à la famille disant que tous seraient en vie et se trouveraient dans un centre de détention au sud du pays.

Smain BELLEMOU, 56 ans, père de 8 enfants et cadre dans une entreprise nationale, sympathisant du FIS, reçoit le 24 mars 1996 la visite de deux policiers en civil qui se présentent comme agents de la brigade économique et lui remettent une convocation du commissariat central d’Alger pour le 25 mars 1996 à 10h30. Il s’y présente comme prévu et « disparaît ». Dans la nuit suivante, des agents cagoulés font irruption au domicile de la famille à El-Biar et emportent les photos de mariage de la fille. Le fils Abdelhakim, recherché par la police, a été abattu le 11 juin 1996. Lorsque la famille a demandé auprès des services de sécurité, où se trouve Smain Bellemou, ceux-ci ont prétendu qu’il était au maquis.

Le cousin de ce dernier, Mouloud BELLEMOU, (58 ans, commerçant), domicilié à Bouzaréah est arrêté au domicile le 5 avril 1996 à 5h du matin par des militaires armés s’étant présentés comme des policiers. De là, ils se sont rendus à Bab el Oued pour arrêter le neveu Yacine BELLEMOU (33 ans, marié, 2 enfants, commerçant). Ils ont embarqué sa femme et ses petites filles, relâchées plus tard. Un autre parent Abd Nasser BELLEMOU, (39 ans) est arrêté le même jour que Smain Bellemou. Tous ont « disparu ».

Fouzi GHAICIMI, 40 ans, professeur au CEM Eucalyptus, marié et père de 4 enfants était candidat du FIS en 1991. Il a été arrêté chez sa sœur le 11 mai 1997 à 5 h du matin par des agents de la Sécurité Militaire. Son frère et sa mère arrêtés en même temps ont été torturés puis relâchés le jour même. Les agents ont dit à la mère que leur fils se trouverait à Chateauneuf. Trois mois plus tard il a été transféré à une destination inconnue et depuis, la famille est sans nouvelle.

Saida KHARROUBI, 21 ans, mariée et mère d’un enfant s’est présentée le 7 mai 1997 au commissariat de Bourouba pour remettre un couffin de provisions à son frère Brahim détenu à cet endroit. Elle n’est plus réapparue. Elle aurait été transférée à Chateauneuf où elle a subi des tortures. En novembre 1997, après plus de 6 mois de « disparition », elle a été écrouée à la prison d’El Harrach.

Le 12 avril 1997, Aziz BOUABDALLAH, journaliste du quotidien arabophone El-Alam el-Siyassi, est enlevé à son domicile par des hommes habillés en policiers. Le journaliste, qui signait sous le pseudonyme de Aziz Idriss, est conduit vers une destination inconnue. Le 18 avril, le quotidien El Watan annonce que Aziz Bouabdallah a été arrêté par la police. « L’interpellation, croit-on savoir, est liée à un article « jugé diffamatoire » écrit par le journaliste », affirme le quotidien. « Nous croyons savoir de sources policières que la détention de Aziz Idriss répond aux besoins d’une enquête judiciaire (…) Après plusieurs jours passés dans les locaux de la police, Aziz Idriss devrait être relâché au plus tard aujourd’hui », conclut le journal. Mais le lendemain, El Watan revient sur ces informations et dément l’arrestation d’Aziz Bouabdallah. Le quotidien affirme même que le journaliste a été enlevé par un groupe islamiste armé. Depuis, on est sans nouvelles du journaliste. Dans un courrier à RSF en date du 30 juin 1997, l’ambassade d’Algérie à Paris affirme que « suite aux investigations entreprises sous le contrôle du ministère de la Justice, il s’avère que l’intéressé est inconnu des services de sécurité, qu’il ne fait l’objet d’aucun mandat et qu’il n’a pas été arrêté, ni détenu ». (5)

DOUMAZ Fatma Zohra, épouse HAMZA, 58 ans, résidant à Beni Amrane (W. Boumerdes) et sa fille HAMZA Ouerdia, 26 ans, ont été enlevées de leur domicile par les services de sécurité le 25 décembre 1998 à 13h. Ces deux femmes ont été prises comme otages par les services de sécurité. Monsieur HAMZA, époux et père des deux femmes, arrêté au même moment a été relâché le lendemain avec l’ordre d’aller voir son fils, prétendu Emir d’un GIA et de le prévenir de relâcher les éléments des services de l’ordre kidnappés par ce dernier. Les responsables de l’enlèvement des deux femmes adressèrent la menace à Monsieur HAMZA que les deux femmes ne seraient libérées qu’après la libération des otages en la possession des membres de ce GIA. Monsieur HAMZA a même reçu un ultimatum jusqu’à vendredi 1 janvier 1999. Le 12 janvier 1999, les deux femmes sont relâchées sans que les détails de l’affaire nous soient connus.

 

1) Libération, 22 juillet 1998.

2) La FIDH écrit dans son rapport de juillet 1998 que lors d’une visite en Algérie les membres de l’organisation avaient soumis à une personnalité officielle la question du nombre de « terroristes emprisonnés » (18 000 des 36 000 prisonniers). Celle-ci dit, que ces prisonniers appartiendraient à la « deuxième ou troisième périphérie du terrorisme ». On se doute fort bien de ce qui est arrivé à la « première périphérie »! Voir FIDH: Rapport alternatif au deuxième rapport périodique de l’Algérie au Comité des Droits de l’Homme de l’ONU.

3) Le chef du gouvernement aurait gelé ce décret à la suite des protestations des familles, victimes du terrorisme, qui n’acceptent pas que les familles de « disparus » – qu’elles traitent de familles de terroristes – soient indemnisées au même titre qu’elles-mêmes.

4) Voir le témoignage complet sur le site d’algeria-watch et dans la brochure d’algeria-watch: « Vous nous les avez pris vivants, rendez les nous vivants » – Un rapport sur les enlèvements forcés et les « disparitions en Algérie, Février 1999.

5) Reporters Sans Frontières, rapport sur l’Algérie, 1998.

 

 

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