« Vous nous les avez enlevés vivants, rendez les nous vivants »

« Vous nous les avez enlevés vivants,
rendez les nous vivants »

Les familles des « disparus » protestent publiquement –
le gouvernement algérien cherche à se débarrasser de la question des « disparus »

algeria-watch, Avril 1999

 

En septembre 1997, à l’occasion d’un colloque organisé par l’Observatoire National des Droits de l’Homme (ONDH) sur les « formes contemporaines de violence et culture de paix », des mères, épouses et sours de « disparus » rompent pour la première fois le silence entourant le tabou des « disparitions » et manifestent leur colère au sujet du sort de leurs enfants, frères et maris enlevés par les forces de sécurité. La police les bousculent et les chassent des lieux en les insultant avec les mots suivants: « Il n’y a pas de ‘disparus’. Il n’y a que des terroristes. Même leurs familles sont des terroristes ». (Le Monde, 24 septembre 1997)

Malgré les difficultés, les familles ne se laissent pas décourager par la violence des forces de sécurité et manifestent à nouveau en octobre 1997, lorsqu’à l’occasion des élections communales, des journalistes étrangers se trouvent dans le pays et sont à l’écoute de leurs récits et leurs revendications. Elles seront à nouveau brutalisées par les forces de l’ordre et certaines ainsi qu’un avocat seront arrêtés.

Mais dorénavant rien ne peut freiner les protestations des familles vis à vis de la position du gouvernement qui ne prend pas encore en considération leur existence. En quête de vérité, elles s’organisent de façon informelle et à chaque occasion propice, elles manifestent publiquement.

Un énorme progrès dans la prise de conscience du problème des « disparus » est enfin réalisé durant l’été 1998, lors de la session du 18 au 20 juillet du comité des droits de l’Homme de l’ONU. A cette occasion le gouvernement algérien est critiqué sévèrement au sujet des violations des droits humains dont il est responsable. Le comité prête une attention particulière à la question des « disparus » et réclame dans son rapport des mesures concrètes de la part du gouvernement pour enregistrer les cas de « disparition », entreprendre des enquêtes et aider les familles dans leurs recherches et surtout pour retrouver les victimes.

Au même moment, une délégation de familles de « disparus » entreprend une tournée dans différents pays européens dans le but de sensibiliser l’opinion publique internationale à la question des « disparus ». Le Comité des familles de « disparus » (appelé plus tard « SOS disparus« , voir page 49) remet au groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires de l’ONU plus de 500 dossiers de « disparus » documentés. Pour la première fois, des membres d’une instance internationale, le Comité des Droits de l’Homme des Nations-Unies, parlent de « terrorisme d’Etat ».

Lors de la visite en Algérie fin juillet et début août 1998 d’un panel regroupant des membres choisis par le secrétaire général de l’ONU en accord avec le gouvernement algérien, les familles de « disparus » envoient des représentants pour demander aux membres de la délégation d’adresser au gouvernement algérien des doléances à ce sujet et d’intervenir pour que les personnes séquestrées arbitrairement ou se trouvant en détention secrète soient libérées. La délégation de l’ONU remet à l’ONDH (Observatoire National des Droits de l’Homme) 240 cas de « disparus » en sollicitant des éclaircissements sur leur sort. Quant aux familles des « disparus », elles se rassemblent au même moment devant le siège de l’ONDH et protestent: « Nous voulons qu’ils nous disent la vérité sur nos maris, nos enfants et nos frères. (…) Même si nos enfants sont inculpés de quoi que ce soit, qu’ils les jugent et qu’ils nous disent où ils sont. » (El Watan, 13 août 1998)

Depuis, ces familles viennent toutes les semaines devant le siège de l’ONDH et entreprennent des démarches pour que l’administration, enfin, agisse. Des partis politiques tels le PT (Parti des Travailleurs) et le FFS (Front des Forces Socialistes) soutiennent les familles dans leur création d’une association et rassemblent des dossiers de cas de personnes enlevées par les services de sécurité pour les soumettre au gouvernement.

L’affaire étant de plus en plus médiatisée sur le plan national et international, le ministère de l’Intérieur et un représentant du président de la République concèdent enfin de recevoir une délégation des familles de « disparus ». Des promesses sont exprimées: Une commission se chargera de l’affaire, des bureaux seront installés dans différentes wilayas pour faciliter l’enregistrement des cas de « disparitions » et aider les familles dans leurs recherches et enfin, le ministère de l’intérieur affirme vouloir faire la lumière sur le sort des victimes.

Fin août 1998, l‘Association Nationale des Familles de Disparus (ANFD) est créée mais n’est pas reconnue officiellement jusqu’à ce jour. Le ministère de l’Intérieur a qui ont été remis près de 3 000 cas documentés de « disparitions » n’entreprend rien. Un avocat des familles déclare:

L’affaire est en train d’être noyée. On est en train de se moquer des familles, je le dis clairement. Il y a une volonté de les disperser dans des bureaux et dans des couloirs au lieu de répondre efficacement à la demande qui a été faite. D’ailleurs je m’étonne qu’on ait décider de confier le dossier au ministère de l’Intérieur. Le ministère de l’Intérieur et une bonne partie de ses fonctionnaires de la sécurité sont mis en cause dans ces crimes contre l’humanité. (…)

Je qualifierai cela d’imposture au détriment des familles et même une insulte aux victimes. Qu’on ne nous dise pas que ces personnes ont regagné le maquis car c’est aussi une manière d’évacuer le problème. Car parmi ces victimes, vous avez d’éminents médecins, des ingénieurs, des femmes, des vieux. Un taxieur de 73 ans ne peut pas être au maquis avec son taxi. Il a été enlevé sous les yeux de son épouse. Accepter le concept de disparu, c’est faciliter la tâche aux auteurs des crimes. Vous l’avez kidnappé donc il est séquestré chez vous jusqu’à preuve du contraire et la preuve ce n’est pas à moi de la donner, comme l’a déclaré le ministre de l’Intérieur à l’APN. (…)

Ces gens là [services de sécurité] se sont présentés avec leurs véhicules, armés, munis d’ordre de mission, comme c’était le cas de Chaouch Abdelkrim, médecin orthopédiste à l’hôpital de Kouba (…) et tout le monde sait que ce sont les services de sécurité. Dans le cas de la famille de Hattatba, le père aussi a été arrêté et torturé parce qu’il a commencé à ébruiter l’affaire en menant sa propre enquête pour essayer de récupérer son fils. (…) Le pouvoir cherche à dépolitiser cette question par cette décision [ouverture de bureaux pour accueillir les familles]. (…) Le pouvoir n’a pas du tout l’intention de régler le problème et il n’a pas cette volonté politique requise pour cela, à moins qu’il n’ordonne la mise en place d’une commission d’enquête crédible avec des facultés nécessaires pour auditionner toute personne susceptible d’avoir participé à ces enlèvements. (Interview avec Me M. Khelili, Le Jeune Indépendant, 3 septembre 1998)

Les familles de « disparus » continuent d’organiser leurs rassemblements, lancent des appels au président de la République et au chef de l’état-major des armées et observent avec scepticisme l’inertie du gouvernement. Une délégation des familles se rend à Paris début décembre 1998 pour participer à la commémoration du 50ème anniversaire de la déclaration universelle des droits de l’Homme. Entre temps, dans de nombreuses villes algériennes, des familles manifestent et exigent des autorités des informations sur le sort de leurs parents « disparus ». A chaque fois, les forces de l’ordre tentent de disperser avec violence les manifestants.

Les familles ont encore un long combat devant elles car elles doivent faire face à la fois aux menaces et attaques des autorités, des médias et des services de sécurité. L’affaire des « disparus » est très délicate et embarrassante pour les autorités puisqu’elles doivent s’attendre à des révélations compromettantes concernant les enlèvements, la torture systématique dans des centres de détention secrets et les exécutions sommaires. Fin 1998 l’opinion publique internationale apprend qu’environ 50 ressortissants marocains avaient « disparu » dans les geôles algériennes pendant près de 18 ans! (Le Monde, 6 octobre 1998)

 

Réaction des autorités
et des médias algériens

 

La question des « disparus » vue par l’ONDH

La question des « disparitions » a été des années durant un sujet tabou. On ne la traitait pas, on n’en parlait pas. Il y a les victimes du « terrorisme islamiste », mais les victimes de la répression étatique par contre, n’existent pas ou bien sont présentées comme suspectes. Jusqu’à ce jour, un grand nombre de démocrates autoproclamés occultent les violations de droits humains perpétrées par les services de sécurité ou bien les considèrent comme une malheureuse mais inévitable conséquence de la lutte contre le terrorisme. La priorité, pour ces personnes là, est « l’éradication » des « barbares », des « infra-humains », des « hordes fanatiques », quelque soit les méthodes employées.

Tout a été fait pour marginaliser les familles de « disparus » en les traitant de familles de « terroristes » ou en les accusant de soutien au « terrorisme ». Si des hommes mariés et pères de cinq enfants ou des vieillards de 70 ans ont « disparu », c’est – d’après les médias, les autorités ou l’ONDH – parce qu’ils se sont ralliés aux « terroristes » dans le maquis ou bien se sont enfui vers l’étranger.

Il faut néanmoins constater que, malgré toutes les tergiversations, l’ONDH ne peut plus ignorer le problème des « disparus » et se voit contraint de l’aborder dans ses rapports, chiffres à l’appui. Cette institution est informée des enlèvements perpétrés par des membres de services de sécurité par les familles des « disparus » soit par écrit, soit que celles-ci viennent personnellement au siège de l’ONDH. Celui-ci indique dans son rapport qu’il s’adresse aux services de sécurité concernés, leur demandant s’ils ont procédé dans le cadre de la lutte contre le terrorisme à l’arrestation des victimes pour les interroger. En 1997, il aurait été signalé à l’ONDH 706 cas de « disparitions ». Dans 75% des cas, l’institution s’appuie sur les informations obtenues des services de sécurité responsables de l’enlèvement de la victime (ONDH: Rapport annuel, 1997). Avec de telles méthodes d’investigation, comment aboutir à des résultats fiables? Les conclusions de l’ONDH concernant les personnes « disparues » sont les suivantes:

De plus et par personne disparue, il convient d’entendre l’un des cas de figure suivants:

a. soit la disparition résulte d’un enlèvement effectué par des groupes terroristes et qui, parce qu’ils sont non-identifiés, sont assimilés à tort à des agents appartenant aux forces de sécurité.

b. soit la personne recherchée par sa famille est entrée en clandestinité et a rejoint de son propre chef les rangs des groupes terroristes.

Dans ce cas, la démarche de certaines familles consiste à vouloir justifier une entrée en clandestinité face aux éventuelles investigations des services de sécurité.

c. soit la personne recherchée par sa famille a fait effectivement l’objet d’une arrestation par les services de sécurité qui la maintiennent dans une situation de détention abusive, hors des délais prévus par la loi et dans des lieux non prévus à cet effet.

d. soit la personne recherchée a illégalement émigré vers un pays étranger et s’y trouve en situation irrégulière en laissant sa famille dans l’ignorance de sa situation. (ONDH, Rapport annuel, 1996)

Cet extrait du rapport de l’ONDH montre bien quelle mission cet organisme doit accomplir. L’Observatoire sert d’institution-tampon entre l’état d’un côté et les familles des victimes et les organisations de défense des droits humains de l’autre, il cautionne les violations systématiques de la part des services de sécurité pour les réduire à quelques « abus » et « dépassements » inévitables dans la lutte contre le « fléau » terroriste.

Le panel en mission en Algérie pendant l’été 1998 remet aux autorités 240 cas de « disparitions » exigeant des éclaircissements à leur sujet. L’ONDH devant répondre aux questions de la délégation onusienne indique que des 240 cas présentés, 120 seraient en cours de traitement par ses services, dans 12 cas la justice aurait signalé qu’il s’agit de personnes coupables d’activités terroristes, deux seraient des terroristes abattus par les forces de sécurité dans des accrochages, 68 dossiers seraient « en cours de traitement par la justice afin de localiser ces personnes et définir les circonstances et les causes de leur disparition ». Pour les cas restants, l’ONDH prétend qu’aucune plainte n’a été formulée. (Liberté, 5 août 1998)

L’ONDH interpellé par de nombreuses familles a rarement pris la peine de leurs répondre. Par contre, lorsqu’il s’agit de faire des déclarations publiques, les explications au sujet du sort des « disparus » affluent. Il prétend que certains « disparus » n’ayant jamais été arrêtés par des forces de sécurité, auraient rejoint les maquis; d’autres auraient été tués dans des accrochages, certains seraient même recherchés par la justice, enfin des terroristes déguisés en membres de services de sécurité kidnapperaient des personnes.

l’ONDH ne semble pas voir la nécessité d’exiger des autorités qu’elles informent les familles de « disparus » prétendument enlevés ou tués par des terroristes. De même que lorsqu’il s’agirait d’accrochages avec les forces de l’ordre, l’ONDH n’est pas inquiété du fait que les familles ne sont pas averties du décès de leurs parents ni de l’endroit où ils sont enterrés, alors que celles ci ont sans cesse demandé des informations. Il faut se demander si les autorités tentent de camoufler les véritables causes des décès et si l’ONDH les couvre. Aussi, s’est il fréquemment avéré que les autorités ont donné différentes explications aux institutions internationales sur le sort de « disparus », là aussi l’ONDH n’a ni relevé de contradictions, ni exigé des éclaircissements, mais plutôt reproduit la version « officielle ».

 

La question des « disparus » vue par le gouvernement

Le gouvernement avait prévu de régler le problème des « disparus » de manière bureaucratique par la promulgation d’un décret prévoyant le soutien financier aux familles concernées dans le besoin. Au préalable, il s’agirait de constater la disparition des personnes, ce qui signifie que leur décès doit être attesté.

Ce décret, préparé par le gouvernement Ouyahia et rendu public dans les termes qui suivent par le nouveau chef du gouvernement Hamdani prévoyait:

« Les conséquences juridiques afférentes au statut de disparu seront prises en charge par les services judiciaires conformément à la loi, à travers les procédures des jugements déclaratifs de disparition prévus par le code civil, le code de la famille et le code de l’état civil. (…) La prise en charge du volet social des victimes de disparition représentera une préoccupation du gouvernement qui prendra les mesures nécessaires pour venir en aide aux familles et ayant droits des disparus en situation précaires. »

Est ce ceci la réponse aux familles des « disparus » qui depuis l’été 1998 ont investi la scène publique et médiatique pour alarmer l’opinion sur le problème? Le gouvernement n’avoue-t-il pas avec un tel décret la responsabilité de ses services de sécurité dans la « disparition » des victimes et surtout l’exécution de certaines d’entre elles?

Il faut de même se demander si le gouvernement n’a pas sciemment semé la discorde entre les différentes victimes afin de noyer l’affaire des « disparus ». Ainsi il y aurait les bonnes et les mauvaises victimes. Les premières, « victimes du terrorisme », s’indignent de l’aide que le gouvernement prévoit pour les secondes qui elles, sont traitées de familles de « terroristes ». Un tollé traverse une partie de la classe politique, certaines associations opposées à toute réconciliation et les médias algériens qui exigent l’abrogation du décret. En montant les victimes les unes contre les autres, les autorités déplacent le problème sur un terrain où toutes les dérives sont possibles. On essaie de détourner l’attention des familles de « disparus » des véritables causes de leur malheur pour les occuper avec des faux-problèmes. Il s’agit notamment d’étouffer les protestations des familles de « disparus » qui ont réussi à poser le problème au delà des frontières du pays.

Des rassemblements et protestations sont organisés par les « victimes du terrorisme » et finalement le gouvernement retire le décret. La question des « disparus » et de leurs familles n’étant aucunement réglé, il est à craindre qu’un décret similaire sera promulgué dans l’avenir. Effectivement, le passage suivant d’une interview avec le ministre de l’Intérieur Abdelmalek Sellal révèle clairement le but requis avec l’installation des bureaux d’enregistrement et la promulgation du décret. La question de la journaliste et la réponse du ministre montrent bien le malaise que le problème des « disparus » a suscité au sein de la classe politique. Les familles de « disparus » ont monopolisé le terme, même si elles préfèrent parler d' »enlevés », pour mettre en évidence les responsables des « disparitions ».

Question: Le problème des familles des disparus a été finalement pris en charge par votre département. Mais parallèlement à ce dossier, celui des disparus enlevés par les terroristes n’arrive pas à trouver une issue. Qu’en est-il au juste ?

Réponse du ministre de l’Intérieur: Le premier dossier, c’est-à-dire celui des disparus, a été instrumentalisé mais nous avons fini par le remettre sur la voie. Il a été pris en charge par les bureaux de wilaya installés sur l’ensemble du territoire national. Près de trois mille dossiers de personnes dites disparues ont été déposés au niveau de ces bureaux. Nous avons engagé la procédure adéquate et des enquêtes ont été ouvertes par les services de sécurité pour déterminer la situation exacte des disparus.

Nous avons dépassé les trois cents enquêtes. Cent vingt réponses nous ont été déjà données et une cinquantaine d’autres vont être finalisées au courant de cette semaine. Ces dossiers prennent beaucoup de temps. Ils doivent passer par le cadre juridique. C’est-à-dire l’acte déclaratif de disparition prononcé par un magistrat afin que les ayants droit puissent par exemple jouir d’un héritage et régler un tas de problèmes liés au statut personnel. Apparemment la plupart auxquels nous avons répondu sont des personnes qui ont pris les armes.

Nous n’avons jamais caché qu’il y a eu des dépassements. Mais jusqu’à preuve du contraire, je ne peux pas vous répondre maintenant tant que nous n’aurons pas avancé dans cette opération; le plus gros des personnes dites disparues sont tombées dans des opérations avec les services de sécurité. Nous continuerons à penser que nombre d’entre elles sont encore dans les maquis. Voilà comment se présente la situation des personnes dites disparues. (El Watan, 16 janvier 1999)

Ces déclarations mettent en évidence les points suivants:

Les bureaux ont été installés non pas pour soutenir les familles dans leur recherches mais plutôt pour « ficher » les « disparus » et permettre leur liquidation bureaucratique et qui sait… physique (?).

Ce sont les forces de sécurité responsables des enlèvements, des tortures et des exécutions sommaires qui sont chargées par le ministère de l’intérieur de procéder aux enquêtes. Quoi s’attendre d’autre des tortionnaires que des versions déculpabilisantes?

Le ministre de l’intérieur avoue que « le plus gros » des « disparus » sont morts. Est-ce un aveu officiel de la mort des « disparus »? Il prétend que ceux-ci auraient été tués dans des opérations des services de sécurité. Pourquoi les familles n’ont elles pas été informées et pourquoi ne leur a-t-on pas remis les dépouilles? Pourquoi l’identité des prétendus « terroristes » tués lors d’accrochages n’est elle pas rendue publique? Est-ce l’aveu que ce sont bien des agents de l’Etat qui ont tué les victimes et que les causes et les circonstances de décès ne doivent pas être divulguées?

Lorsque le ministre l’intérieur affirme que de nombreux « disparus » sont au maquis, insinue-t-il que les personnes arrachées en pleine nuit de leurs lits se trouvent dans les sous-sols des centres de torture et peuvent à tout moment y périr? Effectivement, quoi comprendre d’autre dans ces propos qu’un appel au crime en toute impunité?

 

La question des « disparus » vue par une politicienne

Une mère désespérée s’était adressée à différentes institutions gouvernementales et personnalités de la classe politique, lançant un appel d’aide pour retrouver son fils enlevé par des forces de sécurité. En juin 1998 elle reçoit une réponse haineuse de la sénatrice Leila Aslaoui dont le mari a été assassiné par des présumés islamistes. Elle écrit:

Il y a les victimes du terrorisme que je ne cesserai de défendre. Ce sont toutes celles que les intégristes – islamistes – terroristes ont assassinées, et parmi elles mon défunt époux. Quant à celles que vous nommez « victimes », je les appelle pour ma part des terroristes. (…) Votre fils activait très certainement avec les terroristes puisque selon vos accusations – et non les miennes – il aurait été arrêté par les services de sécurité. Si telles sont vos affirmations croyez vous madame qu’il soit juste de diaboliser nos policiers, militaires et gendarmes qui procèdent toujours aux arrestations de citoyens sur preuves? D’ailleurs qui peut affirmer que votre fils n’est pas allé rejoindre ses pairs au « maquis »?

Cette sénatrice se présente comme une démocrate convaincue qui défend les valeurs républicaines et s’engage pour le respect des droits humains. Mais quand il s’agit de mesures prises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, elle semble à tel point hantée par l’assassinat de son mari qu’elle en perd toute notion de la réalité et prend position pour les forces de sécurité dont les crimes et l’arbitraire de leurs actes sont pourtant connus.

Cette attitude est très répandue dans certains milieux prétendus démocrates et fait d’eux des alliés stratégiques des militaires. La lutte contre le « terrorisme » est une priorité non seulement sécuritaire mais surtout politique et par conséquence, toute enfreinte aux lois semble permise. Les principes pour lesquels ils s’engagent – droits humains, liberté d’expression, etc.. – ne valent pas pour tous. Leur leitmotiv est: « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». L’étiquette « ennemi » est à prendre au sens très large puisqu’elle est attribuée arbitrairement à tous ceux qui ne se sont pas, comme eux, engagés dans la « guerre totale ».

 

Réactions de la presse algérienne

Les journaux algériens, presse indépendante comprise, colportent les mêmes appréciations et rares sont les journalistes qui dénoncent les violations des droits humains commises par les services de sécurité. Lorsqu’enfin le problème des « disparus » est apparu sur la scène publique, certains journalistes ont voulu dénoncer une ingérence extérieure, (c’est Amnesty International qui est visé par ces accusations) ou l’instrumentalisation politique du problème des « disparus » par certains partis politiques (ce sont le PT (Parti des Travailleurs) et le FFS (Front des Forces Socialistes qui sont mis en cause). Ainsi commente El Watan:

Enfin ! La Présidence a reçu hier une délégation de familles des disparus. Il n’est jamais trop tard. Le problème a trop longtemps envenimé l’atmosphère. jusque-là, il a été pris en charge par des courants qui en ont fait un fonds de commerce à des fins politiciennes mais qui n’ont jamais brillé dans la défense des valeurs démocratiques et républicaines et pour une Algérie ouverte sur la modernité. Des organisations internationales, qui qualifient jusqu’à ce jour les égorgeurs d’enfants de «groupes armés» et se refusent de les reconnaître comme terroristes, se sont emparées du sujet pour faire le procès de l’Algérie et appeler de ce fait à l’ingérence étrangère dans les affaires de notre pays. Face à cette levée de boucliers, le pouvoir a fait preuve d’une grande frilosité et a adopté la politique de l’autruche. Rien ne justifie pourtant une telle attitude. Dans toute situation trouble, il y a des bavures et des dépassements. Le courage consiste à les reconnaître et à les sanctionner rapidement. Laisser le pourrissement et entretenir le flou ne peuvent que profiter à ceux qui aspirent à déstabiliser le pays, notamment les islamistes qui ont l’art de se présenter en victimes alors qu’ils sèment la désolation et la mort. Il a fallu que le panel onusien vienne en Algérie pour que les autorités commencent à se décrypter et faire preuve d’une certaine volonté dans l’espoir de clore ce dossier. Il est tout aussi urgent de le régler définitivement afin de mettre fin aux manipulations et à la récupération constatées ces temps-ci. C’est ça l’Etat de droit, où la transparence doit être la règle. (Tayeb Belghiche, El Watan, 18 août 1998)

Dans ce commentaire d’août 1998, le gouvernement est sommé de se saisir du dossier des « disparus » et ne pas le céder, afin de « le régler définitivement ». Quelques mois plus tard nous pouvons observer que le gouvernement agit dans le sens des exigences de ce journaliste puisqu’il tente de se débarrasser « définitivement » du problème en voulant déclarer le décès des victimes. Si la question des aides aux familles n’avait été abordée dans ce fameux décret, le journaliste d’El Watan aurait certainement été totalement satisfait des mesures envisagées par le gouvernement.

Si la presse algérienne informe des activités et revendications des familles, ce qui n’est pas fait régulièrement, c’est toujours en émettant des réserves: L’ANFD serait manipulée par des partis, ferait « la confusion entre les victimes de la barbarie intégriste et les familles de terroristes, victimes de complices des actes de leur(s) proche(s) » (Liberté, 7 janvier 1999), tenterait de dissimuler ses sympathies avec les « terroristes » en se présentant comme victime, couvrirait les « terroristes », ferait de fausses déclarations, etc. Par contre ces mêmes journalistes s’érigent en porte-parole des « victimes du terrorisme » sans émettre une seule des accusations qu’ils distribuent à leur gré à l’encontre des familles de « disparus ».

Lorsqu’en décembre 1998, une fosse commune avec une centaine de cadavres a été découverte dans un puits, les autorités et la presse ont prétendu que ces personnes seraient des « disparus » massacrées par des groupes armés et ensevelies. Les familles de « disparus » et leurs avocats craignent qu’il s’agisse des corps des « disparus », enlevés et exécutés par les services de sécurité. A notre connaissance, aucune enquête n’a été engagée pour l’identification des dépouilles. Cet exemple montre bien qu’il est absolument nécessaire que des enquêtes indépendantes soient engagées afin de jeter la lumière sur le sort de ces victimes et les violations des droits humains commises de toute part.

 

Retour

algeria-watch en francais