M’hammed Yazid: «En finir avec la politique spectacle»

INTERVIEW DE M’HAMMED YAZID

«En finir avec la politique spectacle»

A. Samil, El Watan 22 février 2001

On le voit toujours venir avec ses gros souliers, M’hammed Yazid. En plus de dire les choses crûment, il prend toujours soin d’émailler ses propos de phrases assassines. Le regard qu’il porte sur le pouvoir et sur la situation politique actuelle est certes sévère, mais comme rien n’échappe à son regard inquisiteur, les réponses qu’il apporte aux questions qui lui sont posées deviennent souvent à leur tour de pernicieuses questions.

Pouvez-vous offrir à nos lecteurs, M. Yazid, quelques repères pour dresser l’état de la situation politique actuelle ?
Depuis bientôt deux ans, c’est-à-dire depuis l’arrivé à la tête de l’Etat — j’utilise à dessein cette expression — de M. Abdelaziz Bouteflika, la situation est figée ; elle est même caractérisée par des reculs en comparaison avec ce qui existait avant avril. Je prendrai quelques exemples pour appuyer mon constat. Sur le plan sécuritaire, avant avril 1999, le terrorisme intégriste était en net recul et nous arrivions presque à l’apogée de la participation de la population au combat contre la violence des islamistes armés.
Mais par le fait de la clique du cabinet noir qui gère le pays, nous avons été entraînés dans une situation de démobilisation. Brusquement, on nous a dit que la solution pouvait être politique dans le cadre de la concorde civile que personne, d’ailleurs, ne rejette ni ne doit rejeter.
Malheureusement, les instruments d’application de cette politique n’ont pas été prévus ou alors ont été ignorés quand ils ont été mis en place. En fait, la politique de concorde civile était pensée comme une affaire de discours. D’où cet empressement à régulariser tous les cas (les repentis, ndlr) sans tenir compte du rôle que devait jouer la justice, à travers surtout les comités de probation qui ont si peu fonctionné et qui se sont retrouvés marginalisés. Puis on nous a sorti cette notion complètement aberrante, illégale et anticonstitutionnelle de «grâce amnistiante».

Vous conviendrez tout de même qu’entre 5 et 6000 hommes qui déposent les armes alors qu’ils auraient pu continuer à terroriser et massacrer les populations civiles, ce n’est pas peu ?
Je suis tout à fait d’ accord et j’irai même plus loin en disant : «même si la majorité de ces 5 ou 6000 hommes ne remplissaient pas les conditions d’un retour à la vie civile.» Mais il ne fallait pas perdre de vue que le phénomène de l’opposition armée, ou plutôt de l’islamisme armé, est un phénomène qui se régénère. On n’a accordé aucune importance aux causes de l’apparition de cette violence. Le mal n’a pas été extirpé dès lors que rien n’a été entrepris en direction de ses causes.
Le résultat, on l’a vu, c’est le maintien des groupes armés et, plus encore, leur renforcement par de nouveaux recrutements. Tout cela est la conséquence des problèmes persistants, évoqués avec insistance mais auxquels ne sont pas apportées de solutions.

C’est bien beau de parler des problèmes du pays, mais encore faut-il les régler.
Avez-vous des exemples précis à citer sur ce sujet ?

Ecoutez, on nous parle tout le temps de l’Etat, de l’Etat de droit. Moi, je voudrais bien qu’on me dise où est cet Etat, à quoi on reconnaît son existence, sa présence. La vérité, c’est qu’à partir d’un certain échelon, l’Etat dans notre pays est une fiction. Je vais peut-être choquer, mais je le dis : il n’y a pas d’Etat de droit à cent mètres de la Présidence de la République. On peut commettre des délits, ne pas remplir ses obligations de citoyens, on peut se livrer au trabendisme et même activer dans des organisations mafieuses du commerce et de la distribution, ou de l’import-import, tout cela sans crainte d’une manifestation de l’autorité de l’Etat.

Oui, mais cette situation n’est pas nouvelle, elle remonte à plus de deux ans…
Là où les choses se sont aggravées, c’est qu’aujourd’hui nous sommes un pays géré par des gens qui ne savent pas ce qu’ils veulent, et d’un. De deux, les dirigeants actuels n’ont pas fait appel aux cadres et compétences qui se distinguent par des capacités de gestion éprouvées pour régler les énormes problèmes auxquels fait face le pays.

Des commissions nationales ont été mises en place dans le but, précisément, de proposer des solutions. Pourquoi semblez-vous douter de leur utilité ?
Des commissions, c’est bien, mais des commissions-spectacle, ça ne rime à rien. Je ne crois pas qu’il faille s’attendre à des miracles quand on regroupe des dizaines, voire des centaines de personnes et qu’on les met sur un énorme chantier de réflexion.
Partout ailleurs les grandes réformes sont toujours, au départ, issues de groupes restreints de réflexion, de comités d’experts. Il n’y a pas un pays sérieux au monde qui aborde des problèmes cruciaux avec des commissions de cent ou deux cents personnes. Il est plutôt fait appel à des experts, des sherpas… Ici, chez nous, ces commissions dégagent une impression de spectacle, elles ne renvoient pas une image de sérieux et de travail. Savez-vous que c’est un comité d’une vingtaine d’experts seulement qui a élaboré un document prospectif pour les vingt-cinq prochaines années aux Etats-Unis sur les plans militaire, politique, institutionnel… ?
Je ne dis pas qu’il n’ y a pas de cadres valables dans les commissions mises en place en Algérie, mais ils sont étouffés par un encadrement, ou plutôt embrigadement, constitué de gens qui étaient dépassés il y a vingt ans déjà. De plus, j’ai l’impression qu’on veut guérir nos maladies en rassemblant tous ceux qui ont élaboré tous les textes depuis l’indépendance et qui semblent avoir pour toute formation d’avoir à justifier les discours de ceux qui les ont appelés et installés.

Ne pensez-vous pas que des recommandations, des projections issues de commissions quelles qu’elles soient ne sont jamais de trop ?
Tout dépend des sujets abordés. Moi, je constate que, jusqu’à présent, le courage politique a fait défaut pour réfléchir, par exemple, à la nature du système algérien. C’est un sujet tabou, personne n’ose l’aborder.
Plus grave encore est le problème de l’interprétation de la Constitution. Il faudra bien qu’on y arrive, parce que nous n’avons pas autre chose que cette Constitution pour l’exercice du pouvoir et le fonctionnement des institutions. Ce que je veux dire par là, c’est qu’avant de réfléchir à une réforme de l’Etat, il faudrait d’abord tenter de répondre à la question. «Est-ce que le pouvoir actuel s’exerce en conformité avec la Constitution ?»

Justement, quel est votre jugement sur l’actuelle Constitution ?
Pour plusieurs raisons, j’ai voté contre cette Constitution en 1995 dont la principale tient à ce qui est communément appelé le «tiers présidentiel». Et je l’avais fait savoir à l’époque à ceux qui avaient rédigé cette Constitution. J’avais alors fait savoir mon regret pour l’adoption de cette formule au moment même où, au Maroc, le roi Hassan II renonçait à désigner son «quota» à la deuxième Chambre.Autrement dit, au nom de la République, on créait la monarchie chez nous. C’était quoi d’autre cette façon de dire : «l’Etat, c’est moi» ? Ainsi, en vertu de l’article 101 de la Constitution, la même erreur faite par Zeroual a été de nouveau commise. Pourtant, cet article 101 parle — pour les sénateurs désignés — d’éminentes personnalités scientifiques ou culturelles ; pas d’éminentes personnalités politiques. Excusez-moi, mais quand on voit la liste des membres désignés par le président de la République, en janvier dernier, je voudrais bien qu’on me dise où sont ces éminentes personnalités scientifiques et culturelles. Je constate qu’il s’agit plutôt de la liste des amis, de ceux qui ont soutenu, de ceux qu’on voit le soir.
Donc, la Constitution n’est pas respectée. Ma remarque vaut aussi pour le gouvernement. Le débat qui oppose les partis dits de la coalition au président de la République aurait dû normalement se dérouler au sein de l’Exécutif, dirigé par un chef de gouvernement qui a droit qu’on le laisse travailler, et où les ministres issus des partis politiques siègent sur la base d‘un programme de gouvernement négocié. Je connais bien Ali Benflis, c’est un homme de dialogue et d’ouverture. Je vous fais observer que ce n’est pas au chef du gouvernement que les partis reprochent de ne pas les consulter ; leur reproche vise directement le président de la République. Que dire alors de la concertation qui devrait s’instaurer avec les partis qui se situent carrément dans l’opposition ? Il y a une exclusion, même protocolaire, de tous ceux qui refusent d’exprimer des positions de soutien. S’il y avait un minimum de respect pour les usages républicains et démocratiques, les représentants des partis opposés à la politique du président auraient été invités aux cérémonies officielles, en certaines circonstances solennelles. C’est la preuve que notre président n’est pas un homme de dialogue, mais de monologue. Car s’il était soucieux du dialogue, il discuterait aussi bien avec ceux qui soutiennent sa politique qu’avec ceux qui sont contre.

Vous avez aussi parlé d’un recul de la démocratie…
Je reconnais qu’il faudra des années pour venir à bout de la violence qui endeuille notre pays. Mais si je dis que sur le plan sécuritaire la situation est plus mauvaise qu’il y a deux ans, c’est parce que tout le monde — sauf les terroristes, bien sûr — se sont démobilisés.Le recul de la démocratie est pire encore. Je n’en veux pour preuve que cette velléité d’étouffer la presse indépendante. Normalement, je devrais dire presse privée, mais tant que le pouvoir a cette politique, je préfère parler de presse indépendante, c’est-à-dire indépendante de ce pouvoir.

A propos de presse, justement, vous me donnez l’occasion de vous rappeler que vous avez été ministre de l’Information du GPRA. Quel est votre sentiment sur ce retour des gros titres sur l’Algérie dans les médias français ?
C’est vrai qu’il y a en ce moment une campagne contre notre armée qui me touche profondément et me désole. Je ronge mon frein et je passe mon temps à me dire : Ah ? Si seulement c’étaient d’autres qui s’occupaient de défendre l’armée. C’est un fait, il y a une campagne contre l’Algérie et son armée, mais il faut dire aussi qu’elle se développe sur un terrain favorable, parce qu’il faut savoir qu’une opinion publique, qu’elle soit nationale ou internationale, ça se cultive, s’entretient, se préserve. Toutes ces insultes et accusations qui partent d’ici ne sont pour moi qu’une preuve de la faiblesse, de l’impuissance de ce pouvoir à imaginer une riposte intelligente. Il est vrai que si au gouvernement siège un ministre de la Communication, dans la pratique nous n’avons pas de ministère de la Communication.
D’ailleurs je m’interroge, dans le même ordre d’idée, sur le rôle de la direction de la communication de la Défense nationale. Mon constat va plus loin : c’est un pouvoir qui n’a pas de politique de communication. L’exemple le plus illustratif de cette carence est cette réponse du chef de l’Etat lui-même à une question d’un journaliste français, après l’audience — de 4 h ! — qu’il venait d’accorder à Hubert Védrine : «Est-ce que vous êtes avec ceux qui sont contre moi, vous aussi !» Moi, je sais qu’en politique, il ne devrait pas y avoir de presse contre vous. Cette presse, il faut lui donner et lui expliquer votre position, un point c’est tout ! D’ailleurs qu’avait dit Védrine — que je connais depuis sa jeunesse militante — ? Il a eu lui aussi recours à la langue de bois. «Nous travaillons sur le long terme.» Et puis, on nous a dit que les discussions ont aussi porté sur la liberté de la circulation des personnes. Veut-on faire croire aux Algériens que leur pays va intégrer l’espace Schengen ? Je le dis avec beaucoup de regret, tout cela me fait sortir de mes gonds et n’étant candidat à rien, je me dis qu’il suffit d’une seule chose : un bureau, un téléphone et un fax et je leur démontrerai en quinze jours comment on démolit une propagande adverse. Nous l’avons fait quand il fallait défendre l’ALN que nous avions dans les tripes, tout comme nous devons aujourd’hui avoir l’ANP dans nos tripes.

Comment résumeriez-vous, M. Yazid, la communication politique ?
Je vais vous citer des exemples concrets pour synthétiser ma réponse, car la communication politique, c’est aussi la prévision, la prospective. Remontons à 1991 et à l’interruption du processus électoral. Bien sûr, il y avait la commission du ministère de la Défense nationale dont a parlé le général Khaled Nezzar et qui était composée des généraux Lamari, Touati et Taghirt.
A l’INESG que je dirigeais, à l’époque, on avait longuement discuté avec ces officiers supérieurs : Lamari, qui avait son caractère mais qui ne refusait pas le débat et la discussion, Touati, qui était un politique, et Taghirt, un officier brillant dont je regrette le départ de l’armée.
A l’INESG aussi, notre conclusion est qu’il ne fallait pas aller au deuxième tour. D’ailleurs, j’avais remis un rapport en ce sens, destiné au président Chadli Bendjedid, au secrétaire général de la Présidence Abdelaziz Khellef et au général Benmaâlem qui était directeur de cabinet. Ce que je veux dire par là, c’est que la rumeur et la propagande, cela se désamorce.
Vous savez, à l’époque, la rumeur avait couru dans certaines chancelleries que Chadli était arrêté. J’ai alors vu l’ambassadeur de France Jean Audibert et je lui avais dit qu’il suffisait pour Mitterrand de téléphoner au président Chadli. Et c’est ce qui fut fait. Aussitôt la rumeur cessa.Pour en revenir à notre armée, mon avis est que, maintenant, il faut qu’elle sache qu’elle doit se défendre elle-même. Elle a besoin d’être concrètement défendue ; elle peut se passer des hommages rendus par de simples paroles.

Votre appréciation, M. Yazid, sonne comme une critique impitoyable du pouvoir actuel…
Talleyrand disait à peu près ceci : «En politique comme en diplomatie, quand on reçoit un coup de pied au postérieur, cela ne doit pas se voir sur la figure.» Chez nos responsables, la panique et l’autoglorification sont assurément de mauvais conseillers . Alors que tout le pays est sous audit international, scannérisé dans tous les domaines, eux persistent à chercher ailleurs les causes de leurs propres avatars et échecs.

A part entretenir ses bonnes relations avec la presse, peut-on savoir à quoi passe son temps M’hammed Yazid ?
A les rendre meilleures. Et d’ailleurs les journalistes sont les premiers à être informés — et consultés — de mon projet de patronner la création d’un centre de promotion et de défense de la liberté d’expression.
Ma contribution consiste en la mise à leur disposition de bureaux et d’équipements financés par mes propres biens, au demeurant fort modestes et provenant de la vente d’un cabanon au bord de la mer que je possédais depuis 1967.
J’ai pris cette initiative lorsque j’ai ressenti une humiliation en tant que patriote chaque fois que des ONG étrangères venaient dans notre pays pour nous aider à apprendre et cultiver la liberté d’expression, la démocratie, le respect des droits de l’homme… alors que cette tâche revient aux Algériens.

 

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