L’Algérie : fin du tunnel ou nouvelle phase de la crise ?

L’Algérie : fin du tunnel ou nouvelle phase de la crise ?

Lahouari Addi, Sud-Ouest, 8 juillet 2001

Les événements de Kabylie constituent incontestablement un tournant dans la crise algérienne qui dure depuis dix ans et qui a fait plus de 150 000 morts et près de 20 000 disparus. Ils ont éclaté à un moment où les généraux, vainqueurs des islamistes sur le terrain militaire, ont perdu politiquement en raison des méthodes employées pour  » éradiquer  » leurs adversaires. Le soupçon le plus grave qui pèse sur eux est la mise sur pied  » d’escadrons de la mort « , dont les éléments, déguisés en islamistes, auraient massacré des milliers de personnes et tué de nombreux journalistes, intellectuels et artistes. Seule la mise sur pied d’une commission d’enquête internationale, revendication du principal parti d’opposition légal, le FFS, les laverait de ce terrible soupçon. Mais ils y sont farouchement opposés, craignant probablement que la version officielle des massacres ne soit pas confirmée.
La publication récente des livres Qui a tué à Bentalha et La sale guerre (aux Editions La Découverte), accusant directement les unités spéciales de l’armée d’implication dans des tueries attribuées à des islamistes, a ébranlé le régime, dont l’image est désormais ternie dans les médias étrangers, notamment les chaînes françaises de télévision captées massivement en Algérie. Cette perte de crédibilité à l’étranger a accru l’impopularité du régime à l’intérieur du pays – mondialisation oblige -, ce qui a encouragé les jeunes en Kabylie à manifester leur hostilité aux dirigeants.
Cette région frondeuse est aujourd’hui encore plus sensible en raison du soupçon qui pèse sur le pouvoir de l’assassinat du chanteur Matoub Lounès, adoré par les jeunes pour ses chansons dénonçant autant l’arbitraire des gendarmes que l’intolérance des islamistes. Le slogan  » pouvoir assassin « , le plus scandé dans les manifestations en Algérie, date de la mort du chanteur il y a trois ans : la vox populi avait à l’époque déjà désigné le coupable. L’affaire est en passe de devenir une affaire d’État qui a aggravé les tensions entre les différents clans de la hiérarchie militaire. La Fondation Matoub Lounès, créée par la sœur du chanteur, est déterminée à aller jusqu’au bout, même si le régime devait s’écrouler. Des milliers de Kabyles soutiennent cette détermination, certains n’hésitant pas à dire :  » Nous avons fermé les yeux sur le meurtre de Abbane Ramdane parce qu’il ne fallait pas gêner la révolution, mais cette fois-ci, ou le régime arrête les coupables ou bien nous le ferons tomber. « 
Il y a plus de deux ans, la hiérarchie militaire avait désigné Abdelaziz Bouteflika, élu président de la République à l’issue d’élections truquées pour succéder à Liamine Zéroual prié de rentrer chez lui. Elle comptait sur son expérience d’ancien ministre des Affaires étrangères à une époque où la diplomatie algérienne était efficace, espérant qu’il neutraliserait les campagnes des ONG de défense des droits humains, lesquelles dénoncent inlassablement l’Algérie comme un pays où ces droits sont massivement violés. Mais sitôt élu, le nouveau président afficha des ambitions personnelles et refusa le rôle de paravent qui lui était destiné. Certains ont été jusqu’à lui prêter d’avoir provoqué les émeutes en Kabylie pour impliquer l’armée dans une répression qui aurait compromis ses chefs, poussés à une retraite qui serait l’occasion de les faire remplacer par de jeunes officiers qui devront au président leur promotion.
Flairant le piège, le général Mohamed Lamari a refusé d’envoyer la troupe en Kabylie, mettant en difficulté la gendarmerie, dont le chef est un allié du président. Les divisions au sommet se traduisent souvent en Algérie par des émeutes provoquées par les fidèles des uns pour faire tomber les autres. Non que les clans aient un ancrage dans la rue ; mais le régime est si impopulaire que n’importe quelle provocation localisée dégénère en émeute.
Durant tous les désordres en Kabylie, il n’y eut ni manifestations à l’appel du FIS, ni opérations spectaculaires dans les maquis islamistes. Affaiblis par dix ans d’une répression impitoyable, les islamistes ont perdu du terrain dans les quartiers populaires des grandes villes où ils étaient implantés, et attendent de récolter les fruits de l’affaiblissement d’un régime qui les a combattus en les infiltrant. Ils se montrent aujourd’hui disponibles pour une réconciliation nationale à laquelle appelle le président Bouteflika qui fait du pied à la France et aux États-Unis pour l’appuyer dans ses luttes florentines contre les généraux. Mais cette réconciliation n’a aucune chance d’aboutir si elle fait l’impasse sur le désir de justice des familles de victimes de terrorisme que les généraux veulent faire à tout prix oublier. Montrés du doigt par les manifestants, ces derniers se sentent trahis et victimes d’une convergence objective d’intérêts réunissant le président, soutenu par un clan de l’armée qui a senti le vent tourner, le FFS et le FIS. Les généraux disposent-ils encore de ressources pour se maintenir au pouvoir ou leurs jours sont-ils comptés ? L’été 2001 sera certainement très chaud à Alger.

Lahouari Addi a quitté en 1994 l’université d’Oran où il enseignait depuis 18 ans, en signe de protestation contre les assassinats des universitaires. Actuellement, il est professeur de sociologie politique à l’IEP de Lyon. Il est l’auteur de nombreux articles à l’étranger et en France, parus notamment dans Le Monde diplomatique auquel il collabore régulièrement. Ses deux derniers ouvrages sont L’Algérie et la démocratie et Les mutations de la société algérienne, parus respectivement en 1994 et 1999 aux éditions La Découverte.