Compte-rendu du débat sur l’Algérie à Amsterdam
Compte-rendu du débat sur l’Algérie
organisé par SAIA à Amsterdam le 8 décembre 2001
Fatiha Talahite
algeria-watch, 14 décembre 2001
Le samedi 8 décembre 2001 j’ai été invitée à Amsterdam par la SAIA, association hollandaise se soutien aux intellectuels et artistes algériens, qui organisait un débat sur l’Algérie auquel participait également Habib Souaïdia, auteur de » la sale guerre » (ouvrage à ce jour traduit en sept langues, dont le Néerlandais). Je devais intervenir en tant que membre de JUSTITIA UNIVERSALIS, association de droit hollandais dont le siège est à La Haye, qui s’occupe de lutter contre l’impunité. Mais, sachant que j’avais écrit sur l’économie algérienne et en particulier sur la corruption dans ce pays, les organisateurs me demandèrent d’intervenir également sur ce thème. Je leur proposai de le lier au premier en parlant de l’impunité tant dans les crimes contre l’humanité, que dans les actes de corruption à large échelle.
Au dernier moment, un journaliste algérien, Aziouz Mokhtari correspondant à Bruxelles du quotidien Le soir d’Algérie, qui avait sollicité les organisateurs avec insistance pour participer au débat, fut ajouté aux participants.
La séance était animée par Thijs Berman, journaliste néerlandais correspondant de presse à Paris.
Dans ce qui suit, je vais rapporter l’essentiel de cette soirée, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité. Compte tenu que je fais cet exercice de mémoire (en attendant la transcription de l’enregistrement) je me contenterai de résumer les deux autres interventions et je m’étendrai plus sur la mienne.
La parole fut donné en premier à Habib Souaidia, qui a retracé son histoire ainsi que celle de son livre. Il a insisté sur le fait qu’il s’agissait du récit d’un vécu et qu’il était prêt a apporter devant la justice la preuve de ce qu’il avançait concernant l’implication d’éléments de l’armée algérienne, a un niveau élevé du commandement, dans des massacres et crimes contre l’humanité. Il a souligné le caractère systématique de ces crimes, que l’on ne peut assimiler à de simples bavures ou à des actes isolés. Il a aussi parlé des obstacles qu’il a rencontrés, avant et après la publication du livre, y compris la tentative d’empêcher sa parution. Mais, a-t-il dit, malgré les attaques virulentes dont il n’a cessé d’être l’objet, en particulier par le biais de la presse algérienne, aucune plainte n’a pu être déposée contre lui concernant les fait qu’il dénonce, ses détracteurs n’étant pas en mesure d’apporter devant un tribunal des arguments solides contre son témoignage, et redoutant plus que tout d’avoir à porter cette question devant la justice françaises ou internationale.
Interrogée par Thijs Berman sur la corruption, j’ai commencé par préciser que l’Algérie était loin d’être le seul pays de la région qui était touché, et que je préférais donc aborder la question dans ses aspects spécifiques. J’ai rappelé qu’à la fin des années 80, le pays sortait d’un système d’économie administrée et avait engagé de vastes réformes comprenant tout un volet juridique visant à instituer des règles de droit destinées à gouverner les transactions et l’activité économique. Dès lors, le coup d’Etat militaire de janvier 1992, outre la remise en cause du processus de démocratisation, avait aussi eu pour enjeu d’interrompre cette légalisation de l’économie, dans la mesure ou elle remettait en cause l’accès illimitée de la nomenklatura militaire aux richesses du pays, en premier lieu aux revenus pétroliers. L’interruption des élections fut donc un acte de suspension du droit, y compris dans le domaine économique. La corruption se définissant comme la transgression de règles, cela signifie que dans le cas le l’Algérie, on ne peut même pas parler de corruption au sens strict, ce qui supposerait que ces règles sont effectives. Je préfère pour ma part parler d’un pillage de l’économie, car ceci s’effectue en dehors de toute règle, à la faveur de la situation d’arbitraire et de non-droit créée par le coup d’Etat et justifiée par la » lutte contre le terrorisme « .
La parole fut ensuite donnée à Mokhtari, qui a commencé par tenter de délégitimer nos propos en s’attaquant directement à nos personnes et à nos qualités – Souaïdia ne parlait pas assez bien le Français à son goût, tandis que moi, je le parlait trop bien mais traitais de » banalités comme l’impunité » et ne manifestais » pas assez d’émotion » dans mon analyse, et tout à l’avenant – au point ou Thijs Berman a dû le rappeler à l’ordre, lui demandant de répondre à sa question concernant l’ouvrage de Habib. Il a alors axé son propos sur les crimes des islamistes, leur imputant non seulement les assassinats de 34 journalistes mais également 300 000 victimes algériennes. Concernant la période actuelle, il a dit que tout était rentré dans l’ordre et que l’Algérie était désormais en paix. Notons qu’il a lourdement essayé d’user de l’ » effet 11 septembre » pour convaincre le public. Puis il s’est remis à nous prendre violemment à partie de manière vulgaire et agressive, relayé par des personnes dans la salle qui proférèrent des insultes et des menaces à notre encontre, ce qui suscita la réaction d’une autre partie du public. Son intervention a créé la confusion et le désordre, compromettant la suite du débat.
Tenant à répondre aux attaques dont je venais de faire l’objet, j’ai d’abord dit que la question algérienne avait trop souvent été abordée sur le registre de l’affect, ce qui, compte tenu du degré extrême atteint par la violence et l’horreur, aboutissait à frapper l’auditoire de stupeur et interdisait de prendre du recul pour une analyse lucide des faits. Pour ma part, en me plaçant sur le terrain de la justice et du droit, je me devais de présenter l’argumentation la plus rigoureuse possible – par respect pour le public et au prix d’un gros effort pour dominer l’émotion – et j’était satisfaite de constater que j’avais réussi. Puis, approuvant l’initiative d’inviter un représentant de la presse algérienne, j’ai cependant déploré que l’on ait choisi l’un des journaux les plus médiocres, alors qu’il en existe d’autres qui ont plus de tenue. J’ai rappelé que tout au long de ces dix dernières années, le Soir d’Algérie n’avait cessé de diffuser des appels au meurtre, au point ou l’on pouvait le comparer à la Radio des mille collines du Rwanda. J’ai évoqué également la façon dont il a traîné dans la boue Khalida Messaoudi, précisant que même si personnellement je n’étais pas d’accord avec ses idées, je trouvais absolument indigne et révoltante la manière dont Le Soir d’Algérie l’avait traitée. Revenant à la lutte contre l’impunité, j’ai précisé qu’elle concernait tous les criminels et qu’il n’était pas question de faire le tri selon les appartenances idéologiques ou politiques des coupables ou des victimes. Il ne s’agit donc pas de jouer les victimes les unes contre les autres, mais de défendre toutes les victimes, les journalistes comme les autres et de rechercher les véritables coupables. J’ai tout de même fait remarquer que si certaines victimes avaient eu si l’on peut dire la » chance » d’être honorées et leurs familles reconnues dans leur douleur, des dizaines de milliers d’autres avaient été enterrées sous le signe de » X algérien « , ou avaient disparu sans que les leurs ne sachent ce qu’elles étaient devenues. Ainsi, à l’atrocité des circonstances dans lesquelles leur proche avait disparu et à la douleur de la perte d’un être cher s’ajoutait pour les familles la violence du déni, sous des formes diverses : non reconnaissance du crime, ou pire encore, falsification des faits (crimes de l’Etat attribués aux » terroristes « , exécutions extrajudiciaires justifiée par le fait que les victimes auraient été des » terroristes « , sans que la moindre preuve ne soit apportée, etc.). Déni qui peut aller jusqu’à la négation même de l’existence de la victime. Revenant aux journalistes assassinés, j’ai rappelé qu’aucune de ces affaires n’avait été élucidée de manière satisfaisante par la justice. J’ai cité le cas de Omar Cheikhi, un islamiste » repenti » qui avait un temps défrayé la chronique en déclarant à la presse avoir participé à l’assassinat de journalistes et même au détournement de l’AIRBUS d’AIR FRANCE, et qui, à ma connaissance, n’a pas été à ce jour traduit en justice.
A une question sur les conditions d’un retour à la paix, j’ai répondu que si l’on pouvait concevoir une amnistie provisoire pour les nécessités immédiates du retour à la paix (comme ce fut le cas en 1962) le passage par la justice était pourtant indispensable. Le procès, sous une forme ou sous une autre (sur le modèle de l’Afrique du Sud, de l’ex-Yougoslavie, du Rwanda ou autrement, selon un mode approprié au cas algérien) est un moment nécessaire, si l’on veut que la violence cesse. Non dans un esprit de revanche ou de vengeance, mais pour établir les faits, les faire advenir à la légalité par l’instruction du procès: qualifier les crimes, identifier et sanctionner les coupables et rétablir les victimes dans leurs droits et leur dignité, en commençant par reconnaître leur douleur. C’est aussi la condition d’un retour à la légalité, à la loi. Malheureusement, il semble que nous soyons dans la continuité de la guerre d’Algérie, et que les tortionnaires d’aujourd’hui se soutiennent de l’impunité de ceux d’hier. Il est d’ailleurs troublant de relever que Mokhtari, interrogé par Thijs Berman sur l’opportunité d’utiliser la torture pour lutter contre le terrorisme, ait répondu » on peut en discuter « , ce qui ne manque pas de nous rappeler la défense du Général Ausaresses lors de son procès pour apologie de crimes contre l’humanité. Notons que le Général, comme le journaliste, s’était appuyé sur l’argument du 11 septembre
Dans le débat, la question de savoir » qui détient le pouvoir en Algérie » a été adressée à Souaidia, qui a répondu que c’étaient les généraux et que le président avait une ligne rouge à ne pas dépasser. Cette question m’a été posée à nouveau par Thijs Berman, et j’ai répondu que si le pouvoir était effectivement exercé par l’armée, il fallait un président pour le représenter, et que l’on ne pouvait pas toujours identifier celui-ci à l’armée. D’abord parce qu’en tant que premier magistrat du pays, c’est lui qui s’engage auprès de la nation et des partenaires étrangers, et il doit leur rendre des comptes (dans le contexte actuel, s’il lui est possible de ne pas tenir ses engagements vis-à-vis des Algériens, sa marge de manuvre avec les partenaires étrangers est bien plus étroite). C’est aussi lui qui parle au nom de l’Etat (ce qui lui confère un pouvoir redoutable, celui de la parole) car l’armée ne parle pas. Il se trouve donc parfois engagé dans des logiques qui l’autonomisent par rapport à l’armée au point où celle-ci peut se sentir menacée (ce qui explique la faible durée de vie des présidents en Algérie). En particulier, le fait d’être l’artisan de la paix consacrerait la légitimité du président, ce dont les militaires ne veulent surtout pas. Il y a donc là un élément d’explication à l’impossibilité de la paix. Mais même s’il arrive au président de s’opposer à l’armée, ou du moins de prendre ses distances, de ruser, sur le fonds ils convergent car c’est d’elle qu’il détient sa fonction.
Enfin, un journaliste d’El Khabar a demandé à Thijs Berman comment il réagissait au fait que son pays était sur le point, par le biais de l’Union Européenne, de signer un accord d’association avec un pays » gouverné par une mafia « .
Mais les provocations, les insultes et les menaces étaient telles qu’il était impossible de continuer le débat. L’interprète a même dû refuser de traduire une intervention adressée à Habib par un Algérien s’exprimant en Hollandais, tant il fut choqué par sa violence et sa vulgarité. Habib, sujet à des menaces de mort ouvertement proférées depuis la salle, avec gestes à l’appuie, a sagement préféré quitter les lieux, et je suis restée pour répondre à quelques autres questions sur la corruption, avant que les organisateurs ne décident de clore la séance. A la fin, plusieurs personnes, hollandaises et étrangères, sont venues me voir pour me témoigner leur solidarité, me dire qu’elles avaient été impressionnées par notre sang-froid face à une telle fureur et qu’elles comprenaient mieux maintenant la nature de la terreur et de la violence qui régnaient en Algérie.