Mourir à Sidi Akacha
Mourir à Sidi Akacha
Par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 31 octobre 2002
Les débats sur le terrorisme sont devenus plus importants que…le terrorisme. Cest normal, tant quon débat au Club des Pins et… quon meurt à Sidi Akacha.
S idi Akacha. Sidi Abed. Harchoun. Des noms à la résonnance dure, rude. Des noms venant de la campagne ou de la montagne. Des noms dont la seule prononciation révèle une forte connotation arabe, bien que les habitants soient un peu berbères, ces berbères de lOuarsenis et du Dahra, restés dans un état semi sauvage et qui ne savent même pas militer pour la cause amazighe.
Des villages disposés en cercle autour de Chlef. Au sud, Harchoun, Sendjès, Beni Ouattab, Hadjadj. Au nord, Sidi Akacha, El-Marsa, Chaârir, Ouled Ben Ali et Ouled Ben Abdelkader, et autres lieux à la résonance insupportable, qui révèlent une société tribale.
Cest là, dans ces contrées oubliées de Dieu et du Club des Pins, que le terrorisme a décidé de sévir. Ici, on ne tue pas, on massacre. On ne se dérange pas pour éliminer une personne, on préfère des nombres à deux chiffres. On ne choisit pas ses victimes, elles sont toutes pareilles. Des ruraux, pauvres, sans armes, sans âme. Ils nont pas de vie, pas dhistoire, pas de destin autre que celui dêtre une statistique dans les états-majors et de servir dargument pour une attaque dun clan contre un autre.
Ces victimes sans identité ne soulèvent même plus lindignation. Encore moins la colère. Elles sont comme les accidents de la route. Cest un simple prix à payer à la modernité. Des dommages collatéraux, en somme, sans incidence sur le prix du pétrole ni sur les prochaines présidentielles.
La presse ne se déplace même plus pour lévénement. Cela coûte trop cher. Et puis, cest tellement répétitif que, quand on lit un article sur un nouveau massacre, on a limpression de lavoir déjà lu. Que cela se passe près de Chlef, au nord ou au sud, à vingt ou trente kilomètres, à Harchoun ou Sidi Akacha, le bilan sélève à vingt ou trente morts, cela ne fait finalement guère de différence. Et puis, quelle différence cela ferait-il que les tueurs soient cinq ou huit, quils soient venus en camionnette ou à pied, quils soient dirigés par Abou Koutada ou par Abou Tourab, quils soient du GSPC ou du GSPS, quils portent des kachabias ou des tenues militaires ? Le wali peut se déplacer sur les lieux, le ministre se déclarer indigné et envoyer un message de condoléances, le chef du secteur militaire annoncer une vaste opération de ratissage, tout ceci ne change rien. Absolument rien. Car, dans une semaine ou deux, aura lieu une autre tuerie collective. Les prochaines victimes auront-elles eu, entre-temps, loccasion de lire les brillantes analyses des participants au Colloque international sur le terrorisme, qui sest tenu au Club des Pins ? Auront-elles apprécié léclairage du philosophe André Glucksman, la pensée profonde de limam branché Soheib Bencheikh, lanalyse très élaborée du général Mohamed Touati et les envolées du président Abdelaziz Bouteflika sur la nature transnationale du terrorisme ? Cest peu probable.
Car les victimes, en général, ne savent même pas lire. Et quand elles savent lire, elles lisent autre chose que la presse. Comme ces treize tolba, tués à la zaouïa de Sidi Abed, aux confins de lOuarsenis, pendant quils récitaient le Coran. Ils lisaient Sourate El Kahf, la Sourate de la Grotte, un texte dune mélodie extraordinaire, brutalement interrompue par une autre, celle des armes automatiques. Les prochaines victimes tomberont donc sans même pouvoir prendre connaissance de la pensée lumineuse du cartel du Club des Pins, cette organisation qui se dépense tant à les sauver. Pensez donc ! Glucksman, Bencheikh, lancien patron des services spéciaux français Yves Bonnet, «El Mokh», Ali Tounsi, des officiers supérieurs et des intellectuels, qui passent des jours et des jours à établir la différence entre terrorisme et résistance ! Et tout ceci est rapporté par une presse, ce prolongement du cartel, qui essaie de déceler les subtilités du langage de Touati, pour savoir si lArmée refuse la concorde nationale ou si elle la tolère seulement, laccepte, lapprouve, la soutient ou la défend, ou encore si elle en est même lauteur… Que de nuances, que de subtilité, quel génie ! Et que defforts pour décoder ces messages dapparatchik à apparatchik et tenter de les interpréter dans le sens souhaité par le courant idéologique auquel on appartient ! Car, on aura tout fait dire à Touati. Les journaux ont rapporté la même conférence de presse pour dire que lArmée approuve la concorde ou…la rejette.
Mais est-ce si important que la presse ne rapporte pas fidèlement les déclarations dun responsable, fut-il général, quand on admet que lassassinat de quinze personnes est un acte des plus banal, du moment que ces morts nauront jamais mis les pieds au Club des Pins ?