Ce qu’ils ont fait de nous
Ce qu’ils ont fait de nous
par Salima Ghezali
Intervention à l’occasion des » 4 heures pour l’Algérie »
organisées à Paris le 9 février 2002
Je vais parler de ce que ce pouvoir, ce régime » militaro-autre chose » – parce qu’il est composé de militaires et d’autres groupes – nous a fait. Je voudrais attirer votre attention – parce que je pense que c’est un aspect fondamental – non seulement sur ce qu’ils nous ont fait, mais aussi, à cause de ce qu’ils nous ont fait, sur ce qu’ils ont fait de nous. Sur ce que nous sommes, aujourd’hui, en tant que société.
Tôt ou tard, ils paieront pour ce qu’ils ont fait devant des tribunaux, que ce soit sur la scène internationale, ou chez nous. Mais pour ce qu’ils ont fait de nous – et la façon dont nous nous comportons au quotidien en découle -, pour cela, je crois que le seul tribunal qui vaut la peine est celui de la conscience, de nos consciences. C’est celui de la façon dont nous saurons nous organiser pour résister malgré tout, même si ce mot de résistance a été galvaudé à un point inouï. Parce que le propre de ce type de régime, justement, c’est de tout galvauder, de tout gâcher. Ils ont gâché l’économie, ils ont gâché le pays.
Non seulement ils ont tué des gens, non seulement ils ont aidé à ce que des gens soient tués, par des islamistes, par des milices, par des militaires ou par des policiers, mais ils ont aussi gâché le paysage. Ces gens ont gâché la nature même. L’autre jour, je regardais à la télévision comment les Talibans, avec des fouets, fouettaient les gens dans un marché et je me suis dit que nos propres dirigeants ne sont pas différents. À la limite, indignité pour indignité, qu’ils nous frappent avec des fouets, mais qu’ils ne bombardent pas nos forêts avec du napalm pour que nous-mêmes et nos arrières petits-enfants n’ayons pas à mettre des masques pour cacher notre honte
Ils ont fait de nous des gens qui, comme en juin dernier à Hassi-Messaoud, se transforment en émeutiers pour aller massacrer des femmes. Ils ont fait de nous des gens qui, en tant que cadres économiques, ont signé des choses sans même se soucier des conséquences. Voilà ce qu’ils ont fait de nous.
Ils ont fait de nous des journalistes qui ont à peine 1 % d’informations à donner pour 99 % de commentaires, comme si c’était des commentaires rationnels. Les trois quarts du temps, c’est 1 % d’informations, 60 % de mensonges et, pour le reste, 39 % d’insultes. Voilà ce qu’ils ont fait de nous.
Ils ont fait de nous des paysans qui ne travaillent plus la terre, des ouvriers qui ne sont plus dans leurs usines, des intellectuels qui ne peuvent plus aligner deux idées cohérentes, des politiques qui disent aujourd’hui une chose et demain une autre. Ou bien qui, tout simplement, abdiquent parce que ce n’est pas possible de faire face à tant de violence, à tant de mensonges. Voilà ce qu’ils ont fait de nous.
Ils ont fait de nous un peuple qui regarde à la télévision ce président qui a été ramené par ces militaires – et je ne crois pas aux divergences entre eux – pour nous insulter, insulter notre histoire, notre culture ainsi que tout ce que nous faisons. Et nous regardons cela. Nous l’avons regardé, bien sûr. Heureusement, en tant qu’Algériens, nous avons ce sens absolument extraordinaire de la dérision, à côté de toutes les autres maladies que nous développons, parce que nous sommes malades, physiquement malades, moralement malades.
Ce n’est pas vrai, on ne peut pas, en tant que population, en tant que société, se réveiller pendant dix ans, tous les matins, en comptant le nombre de morts et préserver son intégrité physique et mentale. Cela, c’est valable pour tous les peuples, toutes les cultures, toutes les religions, quels que soient les discours racistes et ethnicistes qu’ils sont en train de développer à l’heure de cet ordre mondial absolument impitoyable.
Voilà ce qu’ils ont fait de nous.
[L’intervention de Salima Ghezali est interrompue par un homme dans la salle, qui se lève en hurlant : » Il n’y a que les Kabyles qui se font tuer ! Il n’y a que les Kabyles qui se font tuer ! » Après un instant, Salima Ghezali, reprend son propos, bouleversée.]
Oui, ils ont fait de nous aussi ce qui vous arrive maintenant, Monsieur. Je crois que les colères chez nous, les désespoirs, les désarrois sont aussi à mettre sur le compte de la gestion de ces dernières années.
Et ce qu’ils ont fait de nous n’est pas terminé, parce qu’il reste la suite Qu’ont-ils fait de nous ? Ils ont fait de nous des gens – c’est écrit dans les journaux, noir sur blanc – qui agissent de telle façon que les autorités se déplacent pour régler un problème entre un Arch et un autre, en demandant à un Arch dont un des membres a tué celui d’un autre Arch de payer la dia
En 1992, ils ont dit qu’ils interrompaient les élections pour sauver la République. Sauver la République, c’est-à-dire un ordre, un État qui doit fonctionner sur la base de lois et reposer sur des institutions. Et aujourd’hui, ils nous disent que nous sommes des Arouch. Partout : en Kabylie bien sûr, mais aussi à l’Est, à l’Ouest, dans le centre du pays. D’ailleurs, cela fait des années qu’ils ont commencé, en dressant les Arouch qui étaient nomades et qui avaient des troupeaux, contre ceux qui avaient des terres dans les régions agropastorales. Voilà ce qu’ils ont fait de nous, et ce n’est pas terminé.
Alors, malgré le poids de l’émotion, malgré le poids de ce désespoir qui est en train de totalement déchirer la société algérienne, que nous reste-t-il ?
Aujourd’hui, je crois que quelqu’un qui a un regard extérieur peut juger l’état de la société algérienne : un sociologue, un politologue peut analyser, voir ce qui marche et ce qui ne marche pas, si les institutions fonctionnent en tant qu’institutions ou comme des réseaux. Tout cela, les spécialistes peuvent s’en occuper. Mais en tant que société, ils ont fait de nous des gens qui ne peuvent aujourd’hui, pour s’exprimer, qu’avoir recours à l’émeute.
Cela quand ils s’expriment en direction des autorités. Mais ce qui est encore plus grave, c’est que, quand ils décident d’adopter des conduites de survie individuelle, les Algériens sont obligés aujourd’hui, massivement, de recourir à toutes les méthodes informelles, que ce soit au niveau économique ou au niveau des règlements des contentieux. C’est une société qui est en train de basculer complètement dans la non-visibilité, dans la non-formalisation, dans le non-institutionnel. C’est une société qui, à chaque fois qu’il y a un sentiment de colère, offre une surface de manipulation qui fait que chacune de ses colères va finir par se retourner contre elle. C’est ce qu’ils sont en train d’essayer de faire aujourd’hui en Kabylie, c’est ce qu’ils ont réussi à faire avec le mouvement islamiste, avec la presse, c’est ce qu’ils ont réussi à faire avec la part la plus importante de la classe politique algérienne.
Au-delà de ce qu’ils nous ont fait, c’est ce qu’ils ont fait de nous qui est la part la plus criminelle de ces responsables algériens. Encore une fois, je le répète, les généraux, Bouteflika, les hommes d’affaire que nous connaissons et ceux que nous ne connaissons pas, c’est exactement le même combat. En réalité, ce qu’ils ont détruit aujourd’hui, quarante ans après l’indépendance nationale, c’est ce qui avait motivé les hommes et les femmes qui voulaient cette indépendance. Qui voulaient un citoyen algérien disposant d’un recours devant l’arbitraire, un territoire sur lequel il serait indépendant, où sa dignité serait préservée, où son identité serait respectée, quelle qu’elle soit – religieuse, régionale, culturelle, politique.
Ou son identité de femme, parce que je ne crois pas pouvoir faire l’économie de cette question-là, de ce que les femmes ont vécu, de ce qu’elles continuent à vivre aujourd’hui. C’est vrai que dans le lot des horreurs qui se produisent en Algérie, chacun s’imagine que son horreur est plus grande que celle des autres. Mais cette histoire de Hassi-Messaoud, pour moi – et pas seulement parce que je suis une femme ou une militante féministe -, illustre de manière terrible à quel point ces gens veulent absolument nous jeter en barbarie et faire de nous des barbares : qu’une centaine d’hommes se réunissent pour assiéger un bidonville misérable, pour en extraire des femmes qui n’étaient pas des prostituées – et quand bien même certaines d’entre elles l’étaient ! -, pour aller les lapider, cela est un geste indigne du point de vue de toutes nos valeurs. Et c’était un signe extrêmement fort qui disait dans quel sens ce pouvoir voulait que nous allions, que nous nous transformions en meutes de gens qui se reconnaissent à travers une morale conjoncturelle et du moment.
Les autres se reconnaissent à travers des affinités de réseau, des affinités régionales, mais ne posent à aucun moment – ne pouvant plus la poser – la question de leur dignité humaine qu’ils ne peuvent exprimer qu’à travers la dignité politique, à travers des mécanismes d’ordre politique. Dans ce que nous vivons aujourd’hui, après dix ans de terreur, venant aussi bien des islamistes que des militaires, la responsabilité de l’État est première.
Parce qu’il a décidé de nous jeter dans cet engrenage, parce qu’il a délibérément et régulièrement refusé toutes les possibilités de négociations pacifiques pour sortir de la crise. Parce qu’il a régulièrement refusé toute idée d’enquête et de transparence. Parce qu’un peuple qui ne voit pas ce qui lui arrive, qui seulement en entend parler, qui ne le touche pas du doigt à travers des enquêtes claires et crédibles, à travers des procès clairs, respectueux de la loi et d’une justice indépendante, c’est un peuple qui n’arrive à plus rien voir d’autre que ce qu’il est en train de vivre dans l’instant immédiat. En Algérie, aujourd’hui, les paysans ont l’impression de vivre une situation telle que leur seul souci c’est la terre et la survie sur la terre. Les ouvriers sont dans une situation telle que leur souci c’est leur condition d’ouvrier et comment arriver à le rester (ils sont le plus souvent licenciés). Les fonctionnaires, les intellectuels, les régions sont dans une situation telle, que chacun, aujourd’hui, ne pense, ne voit et ne peut plus percevoir que sa propre souffrance. Et je crois que c’est la situation que le pouvoir veut pour nous.
Nous aurons peut-être l’occasion de discuter ultérieurement des projets du pouvoir à travers l’ensemble des chantiers qu’il a si bien ouverts, en termes de » refondation » de l’État et de l’administration. Mais le seul message que je veux faire passer – je m’excuse de la passion et de l’émotion -, c’est que jamais auparavant, dans notre histoire récente, nous n’avons été aussi près de l’explosion et de l’anéantissement. Aucune société au monde ne peut subir indéfiniment une violation permanente et multiforme de son existence même, qu’il s’agisse de l’eau, du pain, du simple fait d’ouvrir la porte et de sortir dans la rue, qu’il s’agisse d’entrer dans une administration ou de chercher du travail ou d’aller retrouver son travail. L’insécurité et la violence sont omniprésentes. Et cela ne peut donner que ce résultat qui restera quoiqu’il arrive la honte de ce régime (quelle que soit l’abjection des Américains quand ils font Guantanamo – et c’est une honte pour l’Amérique, et c’est une honte pour ceux qui parlent de » bombardements civilisés « ).
La honte des dirigeants algériens d’avoir fait de nous des émeutiers et des gens qui ne peuvent rien faire d’autre que d’être des émeutiers restera, je crois, un des exemples les plus sinistres, les plus tristes, les plus scandaleux de l’histoire. Je souhaite seulement que, comme à chaque fois dans notre histoire nous avons pu le faire, nous trouvions les ressources nécessaires pour que face à cette honte, il y ait cette endurance extraordinaire de la population algérienne pour dire non.