1999, le nouveau péché originel
1999, le nouveau péché originel
Par El-Kadi Ihsane, Le Quotidien d’Oran, 18 juillet 2002
La guerre déclenchée par les militaires en 1992 contre lislamisme a été militairement remportée, mais les politiques – Bouteflika sentend – ont volé cette victoire à la société, en réhabilitant lintégrisme, notamment avec la concorde civile. Voilà, de Paris à Alger, le contour dune nouvelle interprétation de laccès de crise algérien actuel. Le plus abracadabrant, cest que cela marche.
Il y a du nouveau dans le débat politique algérien. Rien de très spectaculaire ni dabsolument inédit. Mais une construction qui prend forme par touches successives. Insidieusement, lopinion se voit proposer une nouvelle interprétation des faits de violence «qui font leur retour» et qui «replongent» le pays dans le doute. Ce nest pas la guerre déclenchée en 1992 qui continue, cen est une nouvelle qui démarre, rendue possible par la faute de la concorde civile et les concessions à lislamisme de 1999-2000. Conséquence pratique et plaisante : larrêt du processus électoral en 1992 nest plus lencombrant enjeu dhistoire de ces dernières années.
Larrêt du processus électoral, «erreur historique ou un devoir patriotique ?», est pourtant encore lintitulé dun chapitre du livre entretien de Khalida Messaoudi, rédigé en 1999 par Elisabeth Schemla. Cest dire si la question est difficile à contourner, même pour ceux qui auraient voulu quelle ne se posât point. Les premières années de la guerre ne pouvaient y apporter une réponse irrévocable. LHistoire était en marche. Dans la pire de ses versions mais, disaient les communiqués dEttahadi, «en marche»…
Il fallait donc le recul du temps pour juger. Le temps est cruel. Il déforme toutes les perspectives. Ainsi, lappel à larrêt du processus électoral et le soutien à la répression du parti, qui avait gagné les élections, fut-il islamiste radical, sont, au fil des années, devenus plus délicats à revendiquer. La cause ? Elle est étalée, tous le matins, dans les titres de notre presse nationale : la guerre se poursuit. Elle na pas son intensité des années les plus dures, ninvalide plus le fonctionnement du pays, comme en 1994-95, mais elle fait toujours des morts. Plus de 30 par semaine, en moyenne, depuis le début de lannée 2002. Et elle empêche les estivants de Tipaza de circuler de nuit sur la nationale, qui mène vers Bou Ismaïl. Comme en 94-95. Mesurée à cette aune, il est difficile de traiter de loption de 1992 comme dun grand geste républicain salutaire.
Le président Bouteflika a, il est vrai, porté lestocade à son arrivée en 1999. Il est le premier officiel à admettre que linterruption du processus électoral, en janvier 1992, était «la première des violences». Phrase assassine ? Formule indélébile, en tous cas, puisque le général Nezzar la considère comme le coup denvoi à la saison de «chasse aux généraux».
La ligne de résistance du «11 janvier 92» a été symboliquement enfoncée. Puis, tout a eu lair de sapaiser. Après tout, avec Larbi Belkheir à la tête de son diwan et Mme Khalida Toumi désormais pour parler au nom du gouvernement, le président Bouteflika ne paraît pas dédaigner la cohabitation avec les valeurs du 11 janvier. Seulement voilà, le temps na rien voulu arranger. Les victimes de la guerre des deux bords réclament la reconnaissance des leurs et luttent contre loubli. Limpunité a du mal à passer.
A Paris, laffaire Nezzar-Souaïdia a fini par remettre au coeur des passions la question : «erreur historique ou devoir patriotique ?», avec le fleuve de sang qui sépare, aujourdhui, les deux propositions. Les termes du conflit ont donc défavorablement évolué pour ceux qui pensaient ratatiner, par la manière forte, lislamisme radical, le tout à moindre frais.
Et cest là quintervient la tentative habile de «sauver le soldat Nezzar» et sa cohorte de témoins à décharge. Eux – délégués par le peuple sans aucun doute – ont officiellement gagné la guerre contre lislamisme, quils ont déclenchée en toute bonne conscience. Cest plutôt la politique permissive de Abdelaziz Bouteflika, qui est responsable de lactuelle vague dattentats et de cette situation pénible où tout semble rester à faire sur le front de la lutte anti-terroriste.
Les attaques contre la concorde civile, devenues particulièrement massives ces dernières semaines, même dans les titres qui avaient conservé de la retenue à son sujet, portent la marque du grand tournant stratégique. Elles font, de fait, écho aux déclarations du général-major, «nous avons vaincu militairement lislamisme» : il faut y comprendre que la suite, la perpétuation de lintégrisme dans la société et même la survivance du terrorisme sont le résultat de la politique du président de la République.
LAlgérie est en train de troquer le péché originel de sa guerre civile. Elle propose 1999 à la place de 1992. La concorde civile à la place de linterruption des élections et de la répression des islamistes. Dès lors, plus rien, y compris le plus foudroyant du ridicule, narrête les scripts de la nouvelle histoire et de sa nouvelle origine. Cest Kartali, chef islamiste armé, repenti de Larbaâ, qui a ordonné lattentat à la bombe, laquelle a fait des dizaines de morts dans sa ville. Ce sont des repentis qui partout tuent : à Médéa, à Bouharoun, à Tiaret, à Boukadir. «Pourquoi les commissions de probation nont pas travaillé ?», se réveille un confrère.
Dans les faits, la réinsertion des anciens de lAIS et des organisations satellites est une réussite, du point de vue de la volonté des Algériens à revivre ensemble en paix. Les cas de représailles sont dune surprenante rareté, compte tenu des terribles traces de la violence sur la société. Tous les véritables spécialistes des questions sécuritaires le savent : limpact des repentis de la concorde civile sur la poursuite du terrorisme est proche de zéro. Aucune statistique, aucun nom na dailleurs était rapporté dans les derniers comptes-rendus de presse au sujet de repentis ayant rejoint, de nouveau, le maquis et, à fortiori, participé à des attentats et/ou à des massacres.
Les quelques exceptions à la règle sont connues de longue date. Elles concernent des éléments du GSPC, notamment, dans la wilaya de Bouira et des anciens du GIA, qui ont été libérés de prison. Pour le reste, les anciens de lAIS sont les pires traîtres aux yeux de ceux qui ont choisi de continuer le «Djihad». Leurs assassinats sont recommandés, les GIA ne sen privent pas, lorsquils le peuvent. Le terrorisme islamiste nallait pas sarrêter avec la concorde civile, car celle-ci ne concernait, à de rares exceptions, que les éléments en trêve depuis octobre 1997.
Tous les autres groupes ont juré de continuer et le font de manière, par moments, plus spectaculaire que dautres. Cette nouvelle poussée décourageante de la violence terroriste nest, au fond, pas une surprise. Des voix se sont élevées en 1999 pour prévenir que la concorde civile était une demi-solution – peut-être même moins.
Si 1999 est la nouvelle date de référence, que lon veut proposer à nos malheurs, alors oui, il faut se souvenir que cest à partir de là, quont commencé à faiblir ces voix de lautre solution. Celles de la solution politique globale. Abdelkader Hachani a été assassiné en novembre 2000, Taleb Ibrahimi sest vu confiné dans lillégalité partisane, Abdelaziz Belkhadem est devenu ministre, Louiza Hanoune sest consacrée à construire son parti, Aït Ahmed a éprouvé les limites du pilotage à distance et Ali Yahia ne peut pas plus que ce que lui permet son âge vénérable. Une seule voix tonne désormais en Algérie, celle qui nous dit que notre véritable malheur a commencé… en 1999. On va finir par le croire !