Lahouari Addi: Préface du livre de Lyes Laribi, « Dans les geôles de Nezzar »
Préface de
« Dans les geôles de Nezzar »
de Lyes Laribi
La torture comme moyen de gouvernement
et comme négation des droits de l’homme
Lahouari Addi, juin 2002
Depuis janvier 1992, l’Algérie vit une crise sanglante ponctuée par des arrestations, des disparitions et des assassinats sur lesquels l’opinion est très peu informée. Elle l’est encore moins sur la pratique de la torture, annuellement dénoncée par les rapports d’Amnesty International sur la base de témoignages accablants. Une victime de la torture, parmi des milliers d’anonymes, vient de publier un ouvrage sur cette pratique interdite par le droit international auquel l’Etat algérien a souscrit en tant que membre souverain de l’ONU. Le récit de Laribi rapportant ce qu’il a vécu lors de sa détention dans un centre de torture en Algérie est insoutenable. Il est à se demander comment est-ce possible que des hommes soient capables de tels actes inhumains, de telles bestialités sans que leurs consciences ne se réveillent.
Pour comprendre la torture et tout ce qu’elle a d’abject, la perspective psychologique et psychanalytique n’est pas suffisante, car elle a fait partie des méthodes archaïques de gouvernement par le passé. Elle est une pratique de répression médiévale et était une prérogative du pouvoir royal qui avait des droits de vie et de mort sur les sujets. L’ordre politique établi se considérait comme naturel et se devait de supplicier, en guise de dissuasion, tous ceux qui le mettaient en cause. Le supplice s’appliquait sur des corps supposés possédés par le démon, et se déroulait le plus souvent publiquement pour montrer non pas l’inhumanité de la pratique, mais plutôt pour laisser voir la supériorité du Bien sur le Mal, la force de la morale sur ce qui menace l’ordre et la stabilité. C’est ainsi que des souffrances inouïes ont été imposées à des hommes et des femmes rejetés dans la catégorie d’infra humains. La conscience du tortionnaire – ainsi que celle du public approbateur – n’était tranquille que parce qu’il était convaincu d’être l’instrument du Bien châtiant le Mal ayant pris une forme humaine. C’est pourquoi le tortionnaire n’est pas forcément un pervers, un déséquilibré mental ou un sadique. Souvent, c’est un père de famille, concevant la torture comme une tâche à accomplir pour défendre l’ordre établi dans le cadre des instructions que ses chefs lui ont données. A ce niveau, pour comprendre le phénomène de la torture, nous avons besoin de la perspective politique et nous avons besoin aussi d’évoquer les référents culturels qui structurent une vision du monde et une conception de l’homme à laquelle la modernité a mis fin, mais malheureusement encore en cours en Algérie comme dans la plupart des pays du Tiers Monde.
Certes, la torture n’est nulle part revendiquée et assumée. Aucun dirigeant algérien ne reconnaîtrait officiellement sa pratique dans les centres de détention de la Sécurité militaire, de la gendarmerie et de la police. Les tortionnaires risquent même d’être sanctionnés s’ils ne font pas preuve de discrétion. C’est aussi cela le sous-développement : continuer d’être archaïque tout en se souciant de montrer des apparences de la modernité. Juridiquement, la torture est interdite en Algérie, mais tout le monde sait qu’elle est pratiquée à grande échelle par tous les corps de sécurité, et particulièrement la Sécurité militaire dont la caractéristique est de ne pas rendre compte à l’administration judiciaire, à la différence de la police et de la gendarmerie dans une certaine mesure .
Il n’est pas fortuit que le service qui torture le plus est celui dépendant de l’armée. Le personnel dirigeant celle-ci considère qu’elle incarne la Nation dont les affaires quotidiennes sont gérées par l’administration d’Etat. Pour le militaire, toute remise en cause de l’ordre établi par le régime dont il est le garant porte atteinte à une symbolique sacrée héritée de la Révolution. Malgré le renouvellement de générations, l’armée algérienne ne veut pas de rupture politique, 42 ans après l’Indépendance, d’avec un régime et des dirigeants issus de la guerre de libération. Une alternance politique est impensable parce qu’elle porterait atteinte à la Nation menacée de disparition. Une police politique – la Sécurité militaire – a été instituée pour écarter ce danger, pour éliminer physiquement tous ceux qui le portent. Dans le schéma mental du général algérien, être désocialisé parce que vivant dans des rapports d’autorité artificiels, toute opposition menace la Nation et, à ce titre, elle doit être éliminée physiquement, à l’instar des islamistes dont le crime a été d’avoir gagné des élections d’où allait sortir une nouvelle élite dirigeant l’Etat, une élite investie par l’électorat et non par l’armée.
Le militaire algérien a été élevé dans le culte de la Nation dont il est convaincu qu’il est le meilleur défenseur. Cette Nation était, à ses yeux, en danger d’éclatement en raison d’une victoire électorale acquise sur la base de l’exploitation des convictions religieuses du peuple. D’où l’état d’urgence proclamé sur tout le territoire de la République jusqu’à ce que le danger islamiste soit anéanti. Des ordres précis ont été donnés à tous les services de sécurité – en particulier à la redoutable Sécurité militaire – pour éliminer à jamais les éléments considérés comme les ennemis irréductibles de la Nation. Des milliers de personnes ont été arrêtées pour être exterminées, mais auparavant, il fallait les » exploiter « , c’est-à-dire les torturer pour tirer toutes les informations sur leurs camarades en fuite. A partir de là, la torture n’avait plus de limites. Les coupables avaient touché à une idée sacrée, à savoir que l’armée incarne la Nation et, à ce titre, elle est seule source du pouvoir. C’est le schéma médiéval de gouvernement, sauf qu’aujourd’hui, la torture touche des milliers de personne alors que par le passé elle ne concernait que quelques dizaines.
Tuer, torturer, avilir, réduire à néant des hommes pour qu’ils ne contestent pas le monopole qu’a l’armée sur la Nation : telle est la mission de la Sécurité militaire pour qui la Nation est devenue une idée aliénante dévoreuse d’hommes et de femmes. La Nation ne sert pas les hommes, elle s’en sert, se nourrissant de leur chair, de leur sang, de la meurtrissure de leurs corps pendus dans les centres de tortures face aux ricanements des officiers tortionnaires ayant le sentiment de remplir un devoir et de rendre service au pays. Les philosophes allemands du XIXèm. siècle avaient élaboré deux concepts pour décrire cette réalité anthropologique où les hommes créent des institutions dont ils deviennent des esclaves : la réification et l’aliénation. Au nom de la Nation, réalité imaginaire, notion idéelle, on tue des jeunes de vingt ans, on les mutile, on les émascule, on leur crève les yeux, on leur ampute bras et jambes, on marque leurs corps au chalumeau, à la tronçonneuse, à la chignole Tout cela dans le pays de la glorieuse ALN qui a libéré l’Algérie de la domination coloniale. Et dire que beaucoup de victimes des tortures de la décennie 90 sont des enfants de combattants de l’ALN ! Le ver était-il dans le fruit ? Le colonel Amirouche de la Wilaya III avait, lors de la » bleuïte « , fait arracher des aveux à des maquisards sachant lire et écrire le français, soupçonnés de ce fait d’envoyer des renseignements à l’ennemi. La Kabylie a ainsi perdu des centaines de cadres nationalistes instruits, tués par leurs camarades de combat. » Et si certains d’entre eux étaient innocents, mon colonel » avait demandé un subordonné à Amirouche. » Ils iront au Paradis « , rétorqua ce dernier. Le monde des exaltés et des aliénés est binaire : soit le Paradis, soit l’Enfer. Le monde réel n’y a pas sa place ; ou bien nous sommes les anges que les gouvernants nous imposent d’être, c’est-à-dire des êtres dociles, obéissants et surtout désintéressés, ou bien nous somme des diables qu’ils réduisent au silence pour ne pas contester et revendiquer. La torture donne une cohérence à ce monde manichéen en servant de lieu de passage entre l’Enfer réel et le Paradis imaginaire.
Mais concernant l’ALN, malgré les exactions qui ont accompagné la guerre d’Indépendance, elle a au moins libéré le pays de la domination coloniale et a ainsi réalisé sa mission historique. Seule force politique organisée en 1962, son héritière, l’ANP, qui devait doter le pays d’un Etat de droit, a échoué dans sa mission, et plus grave encore, la hiérarchie militaire, de par les fonctions politiques qu’elle s’est attribuées, s’est érigé en obstacle absolu à la construction de l’Etat de droit dans la mesure où elle se substitue à l’électorat dont elle refuse qu’il désigne les représentants du peuple et les dirigeants de l’Etat.
Il est vrai que le fossé, entre d’une part le pouvoir algérien, monopolisant et privatisant l’idée de Nation, et d’autre part la population aspirant à participer aux affaires de l’Etat, entre la légalité des forces de police et la légitimité du peuple, est si grand que le régime tomberait comme un fruit mûr s’il n’utilisait pas la torture pour dissuader. N’étant pas l’émanation du peuple, le pouvoir algérien a choisi d’être craint pour se maintenir. C’est ainsi que la torture est érigée en moyen de gouvernement pour refuser l’alternance électorale et réprimer toute expression politique légitime, qu’elle soit islamiste ou démocrate comme aujourd’hui en Kabylie. C’est pourquoi il est vain d’espérer la disparition de la torture en Algérie tant que la démocratie n’y a pas vu le jour et que la justice n’est pas autonome du pouvoir exécutif. C’est-à-dire tant que le pouvoir, aujourd’hui reposant sur la force des armes de l’ANP, n’est pas institutionnalisé et tant que l’autorité ne procède pas de la légitimité populaire. Seule l’institutionnalisation du politique est susceptible d’humaniser les luttes et les conflits entre les intérêts divergents des uns et des autres inhérents à toute société. La contestation politique découle de l’antagonisme irréductible entre gouvernants et gouvernés et ne peut être pacifique que si ceux-ci choisissent ceux-là. Autrement, le régime ne se maintiendra qu’au prix de la terreur imposée par les dirigeants qui, pour surmonter leur peur, ont besoin de faire peur à la population, utilisant entre autres la torture à grande échelle.
Il n’y a pas d’Etat de droit si l’électorat n’est pas reconnu institutionnellement comme le seul détenteur de la légitimité populaire, déléguée périodiquement à des représentants élus, mandatés pour faire des lois et les abroger au nom du peuple souverain. Cette philosophie sur laquelle repose l’Etat de droit suppose cependant une transformation culturelle décisive apportée par la modernité : la société est source de pouvoir, à l’exclusion de toute croyance sacralisée posée au-dessus de la volonté des hommes : la Religion, la Nation, l’Armée, l’Histoire élevées au rang d’un Dieu implacable et sans merci. C’est pourquoi les islamistes, aujourd’hui victimes de massives violations de droits de l’homme, sont susceptibles de reproduire les mêmes pratiques tortionnaires s’ils continuent de sacraliser la politique, de présenter leurs adversaires comme des impies ayant trahi la parole de Dieu. Ils sont eux aussi susceptibles de torturer leurs anciens tortionnaires et, au-delà, tous ceux qui les désapprouveraient. La torture est structurellement constitutive d’un rapport politique qui sacralise les institutions. La modernité fait prendre conscience du danger d’être esclaves d’institutions assoiffées de sang et avides de victimes expiatoires sacrifiées dans le délire collectif. La modernité tente de mettre fin à cet esclavage en posant qu’aucune doctrine, aucune idéologie ne peut être morale si elle ne proclame pas que l’homme est une fin en soi et non un moyen. Cela veut dire qu’aucune doctrine nationaliste n’est morale si elle torture des êtres humains ; qu’aucune religion n’est respectable si elle tue des hommes et des femmes accusés d’avoir déplu à Dieu. Mettre l’homme au centre de la morale, c’est lui donner sa dimension humaine en désacralisant les institutions et les constructions imaginaires qui hantent les esprits. Torturer un jeune algérien, l’assassiner, le mutiler au nom de la Nation, c’est porter atteinte à l’Algérie et à toute l’humanité, car la Nation est une abstraction si elle n’est pas incarnée par chaque Algérien. C’est quoi une Nation si elle n’est pas déposée dans le corps des êtres humains qui sont supposés la constituer, si les » nationaux » n’étaient pas les parties physiques qui la composent ? La lecture du récit qui va suivre va nous le rappeler.
Lahouari Addi
Professeur des Universités