Islam, chrétienté, judaïsme : le trompe l’oeil des « trois intégrismes »
Islam, chrétienté, judaïsme :
le trompe l’oeil des « trois intégrismes »
François BURGAT (CNRS, Sanaa), Confluences Méditerranée, octobre 1999
Résumé : La construction analogique que font médias et, parfois, chercheurs, des « trois intégrismes » réputés affecter pareillement les monothéismes méditerranéens provoque une « sur-idéologisation » opacifiante de la lecture des tensions politiques dans cette région du monde et pérennise la vieille dérive essentialiste et théologocentriste du regard orientaliste sur le monde musulman.
Pour décrypter les turbulences politiques du monde arabe, le comparatisme (entre « réislamisation », « rejudaïsation » et « rechristianisation ») peut se révéler instructif. La perspective strictement analogique des « trois intégrismes » sur laquelle il débouche trop souvent fonctionne toutefois comme un trompe-l’oeil aussi pernicieux qu’il est rassurant. Elle aboutit notamment à occulter la part essentielle de responsabilité que, dans cette fin de siècle, portent les acteurs étatiques et leur refus de prendre en compte des revendications et des résistances bien moins religieuses ou idéologiques (et illégitimes) que plus trivialement politiques et bien souvent largement fondées.
La dénonciation incantatoire et indifférenciée « de tous les intégrismes » masque souvent le refus de prendre en compte des réalités plus ambivalentes et des revendications infiniment plus légitimes que leur lecture par le prisme de la religion ne le laisse apparaître. Appliqué aux trois religions monothéistes, ce parallélisme en trompe-l’oeil gomme tout d’abord l’impact essentiel du déséquilibre conflictuel entre le Nord « judéo-chrétien » et le Sud « musulman » et les multiples effets de domination qui en découlent. Il occulte de surcroît les différences structurelles entre les environnements politiques respectifs des acteurs musulmans, chrétiens ou juifs. Il minimise tout particulièrement la dimension profane de la revendication islamiste et la réduit à sa seule dimension religieuse alors qu’elle sert à véhiculer des demandes plus largement culturelles ou politiques (nationalistes ou même « démocratiques »). Dans le monde arabe en particulier, la génération islamiste, qui s’exprime sur un registre infiniment plus large que celui de la violence, joue en fait dans les ordres interne (arabes), régional (conflit israélo-arabe) ou mondial (mise en cause de l’ordre économique et politique occidental en général, américain en particulier) un rôle non seulement plus vaste mais en tout état de cause très éloigné de celui des acteurs issus des mouvements de « rechristianisation » ou de « rejudéisation ». Elle le fait par ailleurs dans des environnements nationaux ou régionaux qui sont profondément distincts de ceux des acteurs du Nord, toutes différences dont la figure des « trois intégrismes » nie la réalité et l’importance. Le dénominateur commun des environnements politiques où évoluent les islamistes est marqué par l’absence de toute possibilité d’alternance politique par voie institutionnelle ou même seulement de toute participation parlementaire crédible; la nouvelle généation islamiste appartient de plus à celui des ensembles géo-politiques qui, au sein du « nouvel ordre » régional et mondial, évolue du mauvais côté du rapport des forces. A l’inverse, « Born-again Christians » et autres « hommes en noir » de l’orthodoxie chrétienne ou juive évoluent dans des systèmes politiques démocratiques et libéraux. De façon beaucoup plus déterminante encore ils évoluent, à l’échelle régionale et mondiale, du « bon côté » du rapport de domination.
La rassurante proximité des modes d’action des « extrêmistes » réputés (les « intégristes ») autorise ainsi à s’abstenir de toute prise en compte du caractère parfaitement dissemblable des processus qui les produisent. A Alger, elle permet dans le meilleur des cas de renvoyer dos à dos auteurs et victimes d’un coup d’Etat militaire et de la formidable campagne de répression et de manipulation de l’information qui a été déclenchée dans sa foulée et, dans le pire, d’inverser purement et simplement la charge des responsabilités.
« Tel Aviv-Alger: un même combat contre les fous de Dieu », titrait un hebdomadaire français au lendemain de l’assassinat du ministre israélien Itzhak Rabin par un « jeune fondamentaliste juif ». Qu' »explique »-t-on vraiment lorsqu’on assimile l’étudiant privilégié d’un pays riche et démocratique (exprimant en l’espèce son hostilité à toute forme de compromis territorial avec les victimes d’une occupation militaire) et la frange radicalisée et manipulée d’un puissant mouvement populaire de résistance à une indéboulonnable dictature venant de confisquer impunément le contenu des urnes ? (1).
La montée du « péril intégriste » continue pourtant aujourd’hui à borner -et , dès lors, à occulter- l’explication de la longue guerre civile algérienne, au détriment de toute représentation plus profane de l’origine de la violence et des moyens d’en sortir. La rhétorique unilatérale de « l’ amnistie » maniée depuis peu par le successeur du général Zeroual conforte cette vision d’une violence unilatérale attribuable au seul camp islamiste. La « concurrence des deux fondamentalismes », juif et musulman, tient encore trop de place dans l’explication des ratés du processus de paix israélo-palestinien, au détriment du rappel de la donnée trivialement essentielle que constitue jusqu’à ce jour… la persistante occupation militaire d’un camp par l’autre. Les correspondants de nos télévisions nationales ont tout autant tardé à révéler aux télespectateurs français (longtemps sous informés sur les limites structurelles des accords d’Oslo et de leurs différents avatars) que pour comprendre l’origine des ratés du processus de paix et les motivations des « ennemis » de cette « paix » là, il était souvent utile de substituer au trompeur vocable de « paix » celui, plus réaliste, de « capitulation palestinienne ». Sans légitimer pour autant les méthodes de ces « ennemis de la capitulation palestinienne » cette sémantique plus proche de la réalité permettrait encore aujourd’hui d’éviter de creuser le fossé d’incompréhension entre l’opinion européenne et l’immense majorité de ceux qui, en Palestine, refusent l’état de fait né de l’écrasement de la résistance palestinienne armée.
A y regarder de plus près, il n’est donc pas surprenant que l’épouvantail de la « menace intégriste » soit brandi aujourd’hui de concert par la quasi-totalité des acteurs étatiques méditerranéens. La criminalisation de ceux qui -dans chacun des systèmes politiques arabes comme dans l’ordre politique régional et mondial- se retrouvent souvent sur la première ligne de la contestation, fonctionne en effet comme une efficace machine à dissoudre dans l’émotionnel et l’irrationnel toutes les oppositions et autres résistances, aussi légitimes puissent-elles être, aux maîtres des ordres politiques nationaux, régionaux et internationaux. Etes-vous le leader arabe d’une junte militaire passée maître dans la manipulation de la terreur? Posez-vous en « rempart contre l’intégrisme ». Tout en acquérant ipso-facto la confiance sans limite des institutions financières internationales, vous pourrez ensuite, tel les généraux-présidents de la » moderniste » Tunisie ou de la » laïque » Algérie, bourrer tout à la fois vos prisons et vos urnes et discréditer durablement toute alternative à votre propre autocratisme, fut-elle constituée d’un très large front incluant les forces laïques, à l’instar des signataires algériens du Pacte de Rome. Réussissez à faire passer votre adversaire pour un « intégriste » et vous pourrez, si vous êtes israélien, délégitimer le large front des déçus palestiniens du tour de passe-passe d’Oslo (1) et conforter durablement une arrogante suprématie militaire et médiatique. Si vous êtes Russe vous pourrez presque impunément écraser sous les bombes toutes velléités autonomistes au sein de votre empire en déroute. Etes-vous enfin un leader occidental « républicain » ou bien rêvez-vous d’occuper la place de l’un d’entre eux? Vous n’ignorez pas, les « Toulon » et autres « Vitrolles » (2) présents et à venir vous le rappellent régulièrement, que la recette de la « menace intégriste » contient de mystérieuses enzymes capables de convertir l’angoisse de vos concitoyens face à la crise économique et l’impuissance qu’elle génère, en autant de précieux dividendes électoraux.
Voilà bien quelques raisons de lire prudemment désormais ces appels généreux à lutter » contre tous les intégrismes » qui obscurcissent parfois plus qu’ils ne les éclairent la profondeur et la complexité de ces luttes nationales ou internationales qui empruntent, ici et là, le vocabulaire de la religion.
F.B.
(1) En janvier 1992, les militaires algériens ont annulé le résultat des premières élections législatives pluralistes de l’histoire algérienne parce qu’il venait de donner une large majorité de sièges à leurs opposants du Front Islamique du Salut.
(2) Qui aboutissaient lors de leur signature à pérenniser la présence israélienne sur 9O % des territoires occupés en 1967.
(3) Municipalités conquises par le Front National sur la base d’une rhétorique exploitant la peur de l’immigration musulmane