Stop à l’impunité des généraux d’Alger
Stop à l’impunité des généraux d’Alger
par François Gèze*, publié dans Libération dans une version plus courte le 29 juin 2001
Depuis bientôt dix ans, pour préserver leurs privilèges, les généraux d’Alger ont plongé leur peuple dans un chaos sanglant par le terrorisme d’État et la manipulation de la violence islamiste, en s’abritant derrière un dispositif sophistiqué de désinforma-tion à l’échelle internationale. Aujourd’hui, leur folie et leur irresponsabilité éclatent au grand jour.
Confrontés à une série de révélations dévastatrices, ils ont choisi la fuite en avant et la provocation, enclenchant en Kabylie, en avril dernier, une spirale de révolte et de répression qui s’étend désormais à presque tout le pays. Après quelques semaines d’émeutes, des parachutistes des forces spéciales antiterroristes (parfois déguisés en gendarmes !) ont été envoyés dans cette région, où ils multiplient les violences. Le 14 juin, lors de l’une des manifestations monstres à Alger, le pouvoir a utilisé notam-ment des jeunes délinquants pour tenter de briser la révolte de la jeunesse (des dizaines de manifestants arrêtés ce jour-là par les forces de sécurité sont aujourd’hui » disparus « , comme des milliers d’opposants depuis le début de la » seconde guerre d’Algérie « ). Et depuis, les gendarmes ont été lâchés dans les rues des villes de Kaby-lie en cassant et tabassant à tout va, aux cris de » Nous sommes tous des assassins « . L’un d’eux a même affirmé aux jeunes enragés : » On fait ce qu’on veut. La loi est la nôtre et le restera. Maintenant, on va faire comme vous : détruire tout ce qu’on n’aime pas » (Libération, 19 juin 2001).
C’est sans doute une première mondiale : un État qui pousse les membres de ses forces de sécurité à devenir des émeutiers Curieusement, c’est dans la presse privée algérienne qu’on en trouve le récit le plus cru, alors qu’elle est contrôlée et instrumen-talisée depuis des années par les différents clans de » décideurs » militaires. Ceux qui, hier encore, en étaient les meilleurs relais, semblent aujourd’hui déchaînés.
Citons, parmi des dizaines d’autres, deux articles du quotidien La Tribune du 19 juin : » Dans son enfermement politique et idéologique, mu par les privilèges de rente, le pouvoir joue à présent la carte de la casse pour ôter au mouvement toute légi-timité à l’expression politique de revendications sociales et démocratiques justes. [ ] De provocation en manipulation, d’intox en désinformation, en passant par la répres-sion, le pouvoir a atteint des limites insoupçonnées dans l’abjection pour faire durer et perpétuer le fait accompli. «
Ou encore, évoquant l’hypothèse du » limogeage de Abdelaziz Bouteflika » : » Les partisans du statu quo peuvent créer cette illusion de changement qui permettra juste-ment de repousser, pour un temps encore, la réelle démocratisation de l’État algérien. Pour ce faire, il pourrait être provoqué, comme cela s’est fait au lendemain de la révo-lution démocratique d’octobre 1988, l’émergence (ou le retour) d’un personnel politi-que resté suffisamment en retrait du système et surtout lavé de tous soupçons qui sera chargé de la mission de rendre vraisemblable la manuvre. Ce scénario [ ] peut amener les décideurs et les rentiers du système à se voir céder sur certaines revendica-tions de la société. À condition, bien à l’évidence, que celles-ci ne remettent pas fon-damentalement en cause leur pouvoir. «
Tout est dit. L’affichage de cette soudaine lucidité est assurément un signe. Comme l’est le spectaculaire retournement de veste de nombre de ceux – politiciens ou journa-listes – qui, depuis des années, étaient les plus éminents représentants de l' » Algérie Potemkine « , cette classe de marionnettes politico-médiatiques au service des géné-raux. À l’image des » villages Potemkine » de l’Union soviétique, leur seule fonction était de constituer une vitrine présentable aux yeux de l’opinion internationale, pour permettre, dans l’ombre, aux forces spéciales de l’armée de procéder à l' » éradication » de tous les opposants, islamistes et autres, avec une incroyable sauvagerie.
La pratique généralisée de la torture, les exécutions extrajudiciaires, les enlève-ments, les bombardements au napalm, les massacres de masses opérés par des islamis-tes manipulés, la plupart de ces » éradicateurs » les approuvaient chaudement, par conviction ou par intérêt. Aujourd’hui, ils cherchent à se désolidariser des généraux assassins, leurs maîtres, qui ont conduit cette » politique » : ils ont compris que le point de non retour était dépassé. L' » Algérie Potemkine » a volé en éclat et chacun essaie de sauver ses meubles.
Certains de ses acteurs semblent tentés de soutenir un scénario » à la roumaine » (1989) ou » à la serbe » (2000) : surfant sur la révolte populaire, l’un des clans du pouvoir éliminerait les autres, liquiderait les colonels et les généraux égorgeurs les plus compromis, proclamerait une amnistie générale et permettrait une certaine ouver-ture du champ politique leur garantissant de conserver la mainmise sur l’argent de la corruption (les cinq à dix milliards de francs par an que représentent les dessous de table sur le commerce extérieur).
Qu’il réussisse ou non, la base de ce calcul sordide reste le mépris total du peuple. Ce qui importe aujourd’hui, dans l’urgence, c’est que le sang cesse de couler, que les criminels militaires et leurs complices civils soient écartés dans des conditions qui permettent demain de les juger et de les sanctionner. Ce qui importe aujourd’hui, c’est que le retour à la paix civile permette d’établir les bases nécessaires à la reconstruction d’une société détruite, dont la majorité de la jeunesse a fait sienne ce terrible slogan : » Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts. «
Dans cette perspective, la responsabilité de la communauté internationale est écra-sante. C’est pourquoi on doit se féliciter de l’avertissement – tardif mais bienvenu – des dirigeants de l’Union européenne au sommet de Göteborg, le 18 juin, appelant » tous les responsables algériens à un sursaut et à une initiative de grande ampleur pour surmonter cette crise par le dialogue entre tous les Algériens « . Ce premier pas est toutefois insuffisant : cela ne suffira pas à arrêter les généraux et leurs crimes. Or la communauté internationale et, en son sein, l’État qui donne le » la » face à la situation algérienne, à savoir la France, a tous les moyens de peser et d’ouvrir enfin aux authen-tiques démocrates algériens – ils sont nombreux – l’espace nécessaire à la reconstruction.
L’un des plus efficaces serait de s’attaquer au patrimoine constitué illégalement à l’étranger par les membres du » cabinet noir « , au prix de la misère du peuple algérien. Leurs noms sont connus : généraux à la retraite ou en exercice (Khaled Nezzar, Larbi Belkheir, Mohamed Lamari, Mohamed » Tewfik » Médiène, Mohamed Touati, Smaïn Lamari, Fodhil Chérif ), colonels de la SM et des forces spéciales, responsables di-rects des exactions les plus atroces (comme les colonels Tartag ou Athamnia), aux-quels il faut ajouter quelques politiciens, ministres civils et chefs de milice.
Les services de renseignements français n’ignorent rien des propriétés de ces hom-mes en France : chaînes de restaurants, hôtels, immeubles, boîtes de nuit, etc. Sans même qu’il soit nécessaire de le rendre public, l’État français dispose de tous les outils juridiques (répression des infractions fiscales et du blanchiment) pour diligenter des enquêtes sur ces biens frauduleusement acquis. En s’attaquant ainsi au ressort princi-pal du terrorisme d’État déchaîné par les » décideurs » algériens, les responsables po-litiques français peuvent faire d’une pierre deux coups : contraindre ces décideurs à mettre fin au bain de sang, et engager l’indispensable nettoyage des réseaux de la » Françalgérie « , dont les membres français (politiques et hommes d’affaires) leur ont permis trop longtemps d’agir impunément.
Nous sommes nombreux à espérer un tel sursaut moral de la part de ceux que nous avons élus.
* François Gèze est directeur des éditions la Découverte