Boudiaf, lan dix de la malédiction
Boudiaf, lan dix de la malédiction
Par El-Kadi Ihsane, Le Quotidien d’Oran, 27 juin 2002
Il y a dix ans était assassiné Mohamed Boudiaf. La malédiction sest installée dans le pays. Pour longtemps. Comment faut-il évoquer aujourdhui sa mémoire autrement quen concédant à la jurisprudence du 29 juin 1992 ?
Lidée de Ali Haroun de proposer au général Nezzar daller chercher Mohamed Boudiaf du Maroc pour sortir lAlgérie de limpasse en janvier 1992 a été revendiquée au début comme un «coup de génie politique». La stature du premier coordinateur du FLN davant le 1er novembre 1954, était, disait-on, la seule à pouvoir atténuer le choc de linterruption du vote et du départ contraint du président Chadli Bendjedid. Dix ans après, il ne nous reste que le pénible souvenir dun monstrueux gâchis. Toutes les options ne peuvent être évaluées que dans le temps, une fois mises en pratique. Loption Mohamed Boudiaf en 1992 a enlevé à lAlgérie la force symbolique de la dernière de ses icônes vivantes. Pour une urgence domestique délibérément dramatisée: «sauver le pays». Le mythe fondateur de la révolution du 1er Novembre à la rescousse dun plan ORSEC (organisation des secours) du régime algérien en panne de légitimité. La mêlée de généraux qui attendaient Boudiaf au pied de la passerelle le 14 janvier 1992 altérait instantanément le mythe quincarnait le second sans rehausser limage désastreuse des premiers. Lidée de ce retour nétait assurément pas géniale. Le pire est pourtant à venir. Elle na pas pu se déployer. Licône est sortie de son panthéon… pour presque rien. Lassassinat de Mohamed Boudiaf le 29 juin 1992 à Annaba a été qualifié de parricide.
Plus encore. Cet acte a tué un père totémique. Il a symboliquement libéré la pulsion de mort du pays. Il a transgressé le plus fort des interdits. Il a ouvert le champ devant le refoulé collectif, forcément traumatique. Après le 29 juin 1992, la guerre totale, aveugle, inhumaine était inscrite dans lenchaînement des événements. Le premier attentat à la bombe à destruction massive sest dailleurs produit le même été, le 26 août, à laéroport dAlger. Mohamed Boudiaf à la tête de lEtat algérien en janvier 1992 constituait la plus grosse mise historique tentée par le noyau dur du pouvoir algérien. Cette mise exceptionnelle na pas été exceptionnellement protégée.
Lembarek Boumarafi a peut-être agi seul, comme il laffirme. Parce quil était convaincu de redresser, par son geste, une injustice. Cela ne change rien à la vérité sensorielle, celle perçue par lopinion algérienne qui met un trait déquivalence entre «ils lont amené et ils lont tué» et «ils lont amené et ils lont laissé mourir». Lassassinat de Boudiaf est donc le grand tournant psychologique de la guerre qui se met en place. Le moment cruel où les Algériens comprennent que la malédiction est sur eux. Et pour longtemps. Non pas que Boudiaf allait sûrement léviter. Seulement sa présence à cette haute fonction laissait ouvert un plus large spectre des possibles. Y compris celui du retour au dialogue politique avec les islamistes avant que le cycle des horreurs ne décolle.
Il est dur de constater que ceux qui étaient responsables du retour de Mohamed Boudiaf, et par leurs hautes fonctions dans larmée, de sa sécurité en tant que chef de lEtat algérien, sont encore là. Dix années après la «négligence coupable» de Annaba. Le 29 juin 1992 lâche la bride morale à toutes les formes de violence. Il inaugure la décennie de limpunité absolue. Lévasion massive de Lambèze du printemps 94, la répression aveugle de Serkadji de février 95, le massacre à huis clos aux portes dAlger de septembre 97, toutes les négligences, tous les crimes étaient déjà couverts par la jurisprudence du 29 juin 1992. Dautres nations en situation de crise ont fait appel à leurs hommes dEtat au-dessus de la contingence politique. Eux aussi ont failli être assassinés comme De Gaulle par lOAS, ou lont été comme Rabin par lextrême droite israélienne.
Lun et lautre étaient sur le chemin de la paix. Mohamed Boudiaf na pas eu le temps de sy engager. Cest la plus grande offense subie par sa mémoire. Que les bonnes intentions que lui prête la rumeur populaire, comme la guerre à la mafia politico-financière, ne suffisent pas à effacer. Mohamed Boudiaf na pas eu le temps de faire autre chose que ce pourquoi larmée algérienne est allée le chercher de sa retraite marocaine. Et cest le plus terrible dans cette disparition du 29 juin. Le général Nezzar, voulant sans doute lui rendre hommage au détour dun de ses livres, a commis une de ses coutumières maladresses en affirmant quaprès la mort de Boudiaf, le HCE ne pouvait plus poursuivre la même politique car elle exigeait la présence dun homme fort à sa tête. «Cest pour cela que jai songé à lancer un dialogue national». Il faut en saisir que la politique du rouleau compresseur contre lislamisme politique et tous ceux qui nétaient pas daccord avec ce traitement nétait possible quavec Mohamed Boudiaf. A lexclusion de tout autre politique. Ce qui est la pire des insultes pour lintelligence dun homme qui aurait pu tout aussi bien mettre son prestige au service de la politique du dialogue qui a été esquissé après sa mort. Mohamed Boudiaf nétait pas seulement un homme rigoureux et tranchant. Il était un militant politique dun demi-siècle dexpérience. Capable darbitrages qui auraient engagé lAlgérie sur une autre voie que celle qui mitraille encore aujourdhui des gamins qui jouent au football dans une ville du littoral algérois.
A son retour en Algérie au printemps 1954, il avait su à merveille utiliser tactiquement lappareil centraliste du PPA-MTLD pour engager masqué les préparatifs de linsurrection armée. Le problème de «lidée géniale» de Ali Haroun est justement là. Elle nous fait parler désormais de Mohamed Boudiaf comme de lhomme de janvier 92 assassiné le 29 juin de la même année, lan un de la malédiction. Son séjour en Algérie entre mars et fin octobre 1954 est beaucoup moins connu. Moins évoqué. A cause de la dictature du temps le plus près sur le temps le plus lointain. Chacun sait pourtant, au fond de lui, dans quelle tranche de sa vie gît ce qui laisse Mohamed Boudiaf éternel.