L’automne des généraux d’Alger
L’automne des généraux d’Alger
Nicolas Baverez*, Les Echos, 14 août 2001
L’accord signé le 11 juillet entre la France et l’Algérie, qui met fin au régime spécifique des ressortissants algériens institué par la convention de 1968, marque une double rupture.
Du côté français, il aligne le statut des Algériens sur le droit commun des étrangers, participant du démantèlement des relations spéciales maintenues après l’indépendance. Du côté algérien, il témoigne, avec le regain de la violence (massacres de Médéa et atrocités d’Hassi Messaoud), de la tentative désespérée de la junte militaire algérienne de se maintenir au pouvoir, malgré le climat insurrectionnel qui prévaut en Kabylie depuis avril (plus de 60 morts et 2.000 blessés), malgré les premiers signes annonciateurs de soulèvement populaire que constituent les manifestations géantes organisées à Alger les 31 mai, 14 juin et 5 juillet derniers. Comme le printemps berbère de 1980 annonçait les émeutes de 1988, l’intifada née avec la révolte kabyle d’avril 2001 marque un tournant dans la tragique histoire de l’Algérie indépendante. Elle marque en effet la fin d’une double fiction. La première concerne la nature réelle du régime algérien, à savoir un militaro-totalitarisme où la dictature des généraux est masquée sous la fiction des institutions civiles, au premier rang desquelles la présidence. La seconde porte sur les racines profondes de l’interminable spirale de violences, qui plongent dans la nature d’un pouvoir qui se définit à titre principal comme en guerre avec son propre peuple, à titre accessoire et de manière ambiguë comme en guerre avec les groupes islamistes radicaux qui représentent l’ultime fondement de sa légitimité, tant au plan interne que dans la communauté internationale.
Dans cette perspective, l’accord du 11 juillet doit être compris comme un cas d’application du principe de précaution par la junte algérienne : à court terme, l’exil des opposants, et notamment des élites qui pourraient jeter les bases d’une solution politique alternative, se trouve facilité ; au passage, des assurances informelles -rendues indispensables par la mise en examen du général Khaled Nezzar lors de sa venue à Paris en avril dernier – ont été négociées, concernant les garanties dont bénéficieraient les oligarques d’Alger et leurs proches dans l’hypothèse où ils viendraient à être renversés par une révolution.
Le principe de tout régime totalitaire réside dans le mensonge érigé en religion d’Etat. L’Algérie des généraux en offre une éclatante illustration. Le mensonge fondateur réside dans la guerre d’indépendance : la France n’a pas été vaincue militairement par l’ALN, mais politiquement par la résistance d’une population qui lui opposait les valeurs de 1789 et de la république. Le deuxième mensonge se trouve dans le choix de la démocratie socialiste : sous couvert de progressisme et d’un nationalisme intransigeant a été mis en place par Ahmed Ben Bella, puis surtout par Houari Boumediene, un régime totalitaire d’inspiration soviétique (idéologie d’Etat, parti unique, appareil militaire et policier hypertrophié, planification centralisée de l’économie, contrôle de la société et des médias, notamment grâce au monopole de l’Etat sur la radio, la télévision, les imprimeries, le papier, la publicité…) ; à partir de la disparition de Boumediene, et contrairement à l’évolution soviétique, ce totalitarisme s’est militarisé et privatisé, le pouvoir étant confisqué par le haut commandement (140 généraux environ et leurs clientèles) à des fins d’enrichissement personnel.
L’instabilité présidentielle qui caractérise ce régime du putsch permanent (destitution de Chadli pour justifier la suspension des élections le 11 janvier 1992, destitution de Zeroual en 1998, déstabilisation de Bouteflika après l’échec de la politique dite » de concorde civile « ) masque le monopole du pouvoir effectif de l’armée, verrouillé par les troupes spéciales et les services de renseignements. Les généraux algériens ont ainsi mis leurs bottes dans les traces de l’armée coloniale française : usage systématique de la torture et des assassinats, disparus sur le modèle argentin (2.000 à 20.000 selon la mission ONU présidée par Mario Soares), camps de concentration qualifiés de » centres de détention administrative « , escadrons de la mort qui n’ont rien à envier aux commandos du général Aussaresses, recrutement de forces supplétives avec les milices d’autodéfense (150.000 à 200.000 hommes), utilisation de la gendarmerie en Kabylie comme troupe d’occupation. Les généraux ont reproduit avec le peuple algérien des relations de colonisateur à colonisé.
L’institutionnalisation du racket s’affirme dans le même temps comme le stade suprême du socialisme algérien. L’arrivée au pouvoir de Chadli Bendjedid en 1978 fut immédiatement suivie de la loi instituant un monopole de l’Etat sur le commerce extérieur, en vertu de laquelle toutes les exportations et importations donnent lieu à des commissions d’un montant variant entre 10 % et 30 % ; de même les principaux biens de consommation courante (sucre, farine, café, médicaments…) ont-ils été affermés à des clans. Les troupes régulières (300.000 hommes) sont ainsi concentrées dans la défense de l’Algérie » utile « , à savoir les zones d’exclusion qui protègent les champs d’hydrocarbures du Grand Sud, délaissant les zones urbaines et côtières où vit la grande majorité de la population.
Conséquence logique, les actifs détenus à l’étranger par les généraux algériens et leurs clans sont estimés correspondre, comme dans l’Amérique latine des décennies de plomb, au niveau de la dette extérieure, soit 28 milliards de dollars. La mise en scène de la prétendue transition vers la démocratie et le marché se limite donc à quelques gages offerts à la communauté internationale, notamment au FMI, à l’occasion de la renégociation de la dette (en 1994), et utilisés également pour des luttes d’influence autour du contrôle du pouvoir et de la rente des hydrocarbures.
Les rares mesures de libéralisation prises à partir de 1996 s’analysent comme autant de moyens de soutenir la rente des oligarques à la suite du contre-choc pétrolier, notamment via la cession de droits ou d’actifs à des opérateurs extérieurs.
En politique internationale, l’Algérie a très habilement mais tout aussi faussement entretenu le capital de sympathie que lui ont valu les conditions de son indépendance. Ce capital a été successivement décliné selon trois thèmes : la révolution tiers-mondiste dans les années 60 ; l’intermédiation entre le Sud et le Nord, le monde arabe et l’Occident, spécialisé dans la diplomatie secrète et le dénouement des prises d’otages dans les années 70 et 80 ; l’ultime rempart contre la contagion de la révolution islamique à partir de la fin des années 1980. La seconde guerre d’Algérie n’a malheureusement rien d’illusoire, qui compte entre 120 et 150.000 morts pour 250.000 à 300.000 blessés. Force est cependant de rappeler qu’elle trouve son origine première dans la répression sauvage des émeutes d’Alger en 1988, puis dans l’interruption du processus électoral qui allait marquer la victoire des islamistes modérés du FIS en 1992, débouchant le 9 février 1992 sur la proclamation de l’état d’urgence, toujours en vigueur aujourd’hui. Force est, de même, de constater la part des atrocités qui incombent aux forces de sécurité, comme leur implication évidente dans nombre des assassinats les plus symboliques (le président Boudiaf le 29 juin 1992, Youssef Fathallah, président de la Ligue des droits de l’homme, Kasdi Merbah en 1993, Abdelhak Benhamouda, leader de l’UGTA, Lounès Matoub en 1998), sans oublier la campagne d’attentats organisée en France pendant l’été 1995 en guise de rappel à l’ordre lancé à la classe politique.
Force est enfin de constater les liens ambigus entre les dirigeants algériens et l’islamisme, qui sont apparus en pleine lumière en 1994 avec la refonte du Code de la famille selon une application stricte de la charia, ou à l’occasion de la réinsertion des repentis, au terme du processus de concorde civile lancé en 1999.
En réalité, les intérêts des généraux algériens convergent avec ceux des groupes radicaux du GIA pour refuser toute issue politique à la guerre civile, qui supprimerait leur légitimité, et pour éviter l’apparition de toute alternative démocratique crédible. D’où l’échec prévisible de la politique dite de concorde civile. D’où la manipulation et l’entretien de la violence, principalement supportée par le peuple, avec pour corollaire l’encouragement au départ des élites n’appartenant pas aux cercles du pouvoir.
Sur le plan économique, l’Algérie offre un dualisme radical : d’un côté, une industrie des hydrocarbures progressivement modernisée par des opérateurs et des investisseurs internationaux, dont les résultats fluctuent en fonction des cours du pétrole et du dollar ; de l’autre, l’effondrement des autres secteurs d’activité. Le choc pétrolier de 2000 a rétabli de manière momentanée les comptes extérieurs et les réserves de change (10 milliards de dollars), limitant le déficit public à 1,4 % du PIB ; mais hors hydrocarbures, la production a chuté de 1 % en 1999, de 2,1 % en 2000, avec un recul atteignant 8,5 % pour l’agriculture. Les conséquences sociales sont insoutenables : sur 32 millions d’Algériens, 5,7 seulement ont un emploi et 2,5 chôment, chiffre largement minoré ; alors que le taux d’emploi plafonne à 20 %, près de 250.000 postes de travail ont été supprimés en 2000 ; le revenu par tête oscille autour de 1.500 dollars, en baisse de 60 % depuis 1980.
Le choix offert par les généraux algériens à la population est donc simple : le cercueil, le maquis ou l’exil. Ainsi l’immigration algérienne au Canada a-t-elle quadruplé depuis 1992, principalement composée de diplômés hautement qualifiés.
Plusieurs conclusions émergent avec clarté de l’effroyable faillite de l’Algérie indépendante :
– le seul véritable antidote à l’islamisme radical comme au sous-développement, c’est la démocratie ;
– la chute de la junte algérienne, en guerre ouverte et sur tous les fronts avec sa population, est inéluctable ; restent en revanche en débat le moment précis de l’une des dernières révolutions antitotalitaires à accomplir depuis le renversement de Milosevic par le peuple serbe, le niveau de violence qui accompagnera le mouvement, et, surtout, la nature du nouveau régime, démocratique ou islamiste. De ce point de vue, il est clair que l’éventuelle transition démocratique sera compliquée par le fait que les généraux algériens, contrairement à Franco ou à Pinochet, ont détruit systématiquement les bases du développement économique et de la constitution d’une société civile, à travers l’exil des élites ;
– la longue complaisance et l’impunité assurées par les démocraties développées à la junte algérienne, au nom de la première guerre d’Algérie, doit cesser.
D’un côté, les relations économiques et financières avec l’Algérie (renégociation de la dette, accord d’association avec l’Union européenne, admission à l’OMC) doivent systématiquement être conditionnées par des engagements précis et vérifiables en termes de démocratisation, de libéralisation et de respect des droits de l’homme. De l’autre, les généraux algériens et leurs proches doivent être nettement prévenus qu’ils devront rendre compte en temps et en heure de leurs crimes ;
– le soutien constant de la France aux généraux algériens, encore accentué à partir de 1995 et symbolisé par la visite d’Etat du président Bouteflika en juin 2000, représente une nouvelle et désastreuse trahison du peuple algérien. La pseudo-realpolitik conduite par la diplomatie française combine, comme pour la longue impunité assurée aux dirigeants serbes, le déshonneur et l’inefficacité.
Au cur d’une seconde guerre d’indépendance, l’Algérie aspire de toutes ses forces à la démocratie et espère une révolution antitotalitaire. Au lieu de continuer à soutenir aveuglément une des pires dictatures nées depuis la Seconde Guerre mondiale, la France doit aux Algériens, qu’ils vivent en Algérie ou en France, de rétablir la vérité à propos du régime qui les opprime et de contribuer à enraciner l’empreinte de la liberté et de la démocratie dans les esprits et les moeurs, notamment de ceux qui ont choisi de résider sur son sol avant, un jour peut-être, de participer à la reconstruction de leur patrie détruite.
* Nicolas Baverez historien et économiste