Algérie, les élections de l’immobilisme
Parodie de démocratie, les résultats des législatives sont tout de même révélateurs du rapport de force entre les différents clans.
Algérie, les élections de l’immobilisme
Par Lahouari Addi*, Libération, 12 juin 2002
Le président Bouteflika a fait de ces élections une affaire personnelle, recherchant un soutien populaire pour renforcer sa position face à des généraux sceptiques sur sa fidélité.
Malgré la situation insurrectionnelle qui dure depuis plus d’un an en Kabylie et les émeutes hebdomadaires localisées dans le reste du pays, le régime algérien a organisé des élections législatives auxquelles il tenait pour se perpétuer sous une apparence démocratique. Sans enjeux réels, ce scrutin a obéi cependant à une logique de lutte de clans et n’apportera pas les changements souhaités par la population, en premier lieu une paix civile réelle. Le président Bouteflika a fait de cesélections une affaire personnelle, recherchant un soutien populaire pour renforcer sa position face à des généraux sceptiques sur sa fidélité. N’étant pas arrivé à imposer la «concorde nationale» à laquelle l’armée a opposé une fin de non-recevoir, il compte sur le départ à la retraite des généraux Mohamed Lamari et Tewfik Médiène qui battent des records de longévité dans leurs fonctions usés par dix années de crise marquées par des violations massives de droits de l’homme qui ont décrédibilisé l’Etat à l’extérieur et à l’intérieur du pays. Ces départs, espère-t-on, donneraient lieu à des nominations d’officiers supérieurs plus respectueux de la fonction présidentielle.
C’est sur fond de ce bras de fer que s’est déroulée la campagne électorale boudée par la Sécurité militaire affaiblie par des conflits internes opposant ses différents services à la direction centrale. La lutte entre Tewfik Médiène et son adjoint Smaïn Lamari est désormais de notoriété publique. Profitant de cette occasion, le général Larbi Belkheir tente de restructurer et d’unifier la police politique au profit de la présidence en demandant à Tewfik Médiène de «faire valoir ses droits à la retraite». Mais les restructurations qui s’annoncent et les recompositions d’alliances qui se dessinent sont plus l’expression d’une volonté de continuité que de rupture. Pour préserver le système, Larbi Belkheir a compris qu’il faut le réaménager et l’adapter au nouvel environnement national et international. Dans cette perspective, des mises à la retraite sont nécessaires, ce qui provoque des tiraillements parce que les intérêts du système ne coïncident pas toujours avec ceux des individus qui l’ont servi par le passé. Tewfik Médiène et les autres généraux, dont on annonce le départ, ne veulent pas être sacrifiés à l’autel de la paix civile que cherche Bouteflika à la suite d’un accord avec les islamistes armés.
L’une des caractéristiques du régime est de cacher les conflits qui le traversent mais aussi d’interdire toute vie politique que la Sécurité militaire ne contrôle pas, tout en mettant en place une parodie de vie politique ponctuée par des scrutins truqués et dont les résultats sont décidés à l’avance. Mais il faut savoir que même truqués, les résultats sont révélateurs d’un rapport de forces entre les différents clans. A cet effet, les partis dociles comme le FLN, le RND et le MSP de Mahfoud Nahnah ont pour protecteurs des généraux puissants qui se combattent par directions de partis interposées. L’exercice donne en plus une image d’un pluralisme que seuls les extrémistes refuseraient. La réalité est que le rôle de ces formations est de s’opposer à tout parti d’opposition enraciné dans la population et qui fournirait de vrais représentants de celle-ci. Mais ce faisant, le régime favorise indirectement l’apparition de formes non institutionnelles du politique comme la violence islamiste ou le mouvement de protestation en Kabylie qui seront contrés par la Sécurité militaire qui utilisera à leur encontre la ruse (manipulation, infiltration, désinformation…) et la violence (arrestations, harcèlement, menaces, pression…).
Le régime algérien ne supporte ni une réelle opposition ni une séparation des pouvoirs. De ce point de vue, il est à se demander pourquoi il organise des élections puisqu’il ne reconnaît pas l’autonomie du pouvoir législatif. En réalité, l’Assemblée nationale, souveraine uniquement dans la confection de lois techniques sans signification politique, sert de façade démocratique à un pouvoir qui ne l’est pas. N’étant pas un Etat de droit, le régime n’a en fait pas besoin d’une Assemblée nationale souveraine puisque la souveraineté est exercée par la police politique dépendant du ministère de la Défense nationale (elle décide des grands équilibres budgétaires, désigne les principaux ministres et choisit le Président). Il a néanmoins besoin d’agents faisant fonction de députés car certaines de ses décisions requièrent le sceau du Parlement pour leur conférer la légitimité nécessaire. De ce point de vue, l’Assemblée nationale est un appendice du pouvoir exécutif qui désigne ses propres représentants pour (ne pas) parler au nom de la population.
Les candidats à cette fonction seront toujours nombreux car le statut de député est une source d’enrichissement : 200 000 DA par mois, voiture, billets d’avion, et surtout trafic d’influence pour obtenir terrains, appartements, marchandises frauduleusement importées et destinées au trabendo (trafic, ndlr) sans payer les taxes douanières, etc. Le pouvoir aime ce genre de personnel apolitique et corruptible afin de lui faire avaliser n’importe quelle loi et le tenir à l’écart des questions essentielles de la souveraineté. Dans un Etat de droit, un député représente un contrepoids au pouvoir exécutif dont il contrôle les actes, avec le pouvoir judiciaire, mais en Algérie c’est loin d’être le cas, car l’ordre du jour de l’Assemblée nationale est fixé par la présidence qui veille à ce qu’aucun problème sensible ne soit discuté librement par les vrais-faux députés. Et les problèmes sensibles, il en existe dans l’Algérie de 2002 : les événements de Kabylie, la corruption dans la gendarmerie et les autres corps de l’Etat, les prérogatives de l’Assemblée nationale, le rôle de l’armée dans les décisions politiques, les relations de la Sécurité militaire avec le ministère de la Justice, l’implication des services de sécurité dans les milliers de disparitions, la question du Sahara-Occidental, etc. Sans évoquer le délabrement de l’économie, la généralisation de la pauvreté, la dégradation du patrimoine immobilier, le rétrécissement de la couverture sanitaire, l’effondrement de l’université, et d’autres problèmes tout aussi urgents les uns que les autres et auxquels l’Assemblée nationale répond de manière homéopathique pour ne pas gêner les positions des rentiers du système.
Plus grave encore, cette campagne électorale aura vu le ministre de la Justice solliciter les voix des électeurs pour le parti qu’il dirige (RND) alors que les prisons venaient d’être secouées par des mutineries qui ont fait une centaine de morts et des dizaines de blessés. Dans un autre pays, pour un bilan moins lourd, le ministre de la Justice aurait démissionné et aurait été probablement poursuivi pour incompétence et négligences. En Algérie, il continue d’exercer et fait même campagne comme si ceux qui sont morts dans les prisons n’étaient pas des êtres humains. Il les a même accusés de s’être mutinés à l’instigation de clans rivaux qui voulaient nuire à son parti !
C’est dans ce contexte de non-droit que le pouvoir a organisé desélections législatives pour se reproduire et pour garantir l’immobilisme qui bloque l’apparition de nouvelles élites dirigeantes.
C’est ce qui explique le très fort taux d’abstention, autour de 53 % selon des chiffres officiels. Cela pourrait aussi vouloir dire que la Sécurité militaire a pratiqué la «vérité» des chiffres pour montrer à Bouteflika qu’il n’est pas aussi populaire qu’il le dit, ce qui constituerait un avertissement. Mais la répartition des sièges dans la nouvelle Assemblée entre les différents partis est un indicateur de l’état des rapports de force entre les clans. Il ne faut cependant pas croire que l’immobilisme du système politique algérien est dû uniquement à la volonté des dirigeants à préserver leurs intérêts. Leur profond retard culturel et leur sous-développement politique y sont aussi pour quelque chose. »
* Lahouari Addi est professeur de sociologie à l’Institut d’études politiques de Lyon et chercheur au Ceriep (Centre de politologie de Lyon).