Un conflit singulier : la crise algérienne

Un conflit singulier : la crise algérienne

Lahouari Addi, Algeria-Watch, janvier 2003

Lahouari Addi, Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, a été élu pour l’année 2002-2003, membre de l’Institute for Advanced Study, Princeton, USA. Ce texte, que publie Algeria-Watch en exclusivité, est la version en français de la conférence qu’il a prononcée au Near Eastern Studies Department de l’Université de Princeton au mois de novembre dernier.

Les conflits sont différents les uns des autres en ce sens qu’ils présentent des particularités qui leur sont propres, et ceci est encore plus vrai du conflit algérien particulièrement singulier, ne serait-ce que par l’opacité entretenue, interdisant à la presse d’informer sur les circonstances des évènements sanglants qui le marquent. Il n’y a en effet jamais d’enquêtes judiciaires et jamais d’arrestations à la suite de massacres de dizaines de personnes, ce qui est pour le moins surprenant. Le massacre de Bentalha (417 victimes) a été le centre d’une polémique à l’occasion de la sortie d’un livre écrit par un témoin du drame mais aucune enquête n’a été menée et bien sûr il n’y a eu officiellement aucune arrestation. Le doute au sujet de l’identité des assassins est par conséquent légitime, d’où la pertinence de la question  » qui tue qui « , qui irrite particulièrement les journaux qui soutiennent la solution militaire au conflit. Ces derniers visent régulièrement dans leurs campagnes les ONG des droits humains qui ont demandé l’envoi d’une commission d’enquête internationale. Pourtant le doute est légitime à la suite d’un assassinat et toutes les hypothèses sont possibles jusqu’à ce que la justice nomme les coupables.

L’intensité du conflit – au regard du nombre de morts et non pas de son impact sur la quiétude des pays occidentaux – montre la détermination des protagonistes à s’imposer par la terreur et à vouloir faire effondrer l’adversaire. De ce point de vue, ce qui est frappant, c’est la militarisation du conflit – à l’origine politique – dont les acteurs cherchent la défaite militaire de leurs adversaires. Dans ce climat, l’idée d’un compromis politique négocié est impensable. Refusant toute solution politique, le régime préfère l’enlisement dans la crise sanglante et la paralysie des services de l’Etat plutôt que d’aller vers des élections transparentes qui donneraient aux populations les représentants qu’ils se seraient choisis.

La médiation avortée de Sant’ Egidio

En janvier 1995, trois années après le début de la crise, une ONG italienne spécialisée dans la médiation a réuni à Rome les principaux partis politiques algériens, présupposant que le conflit opposait des partis politiques entre eux. Cette réunion a été sanctionnée par un document appelé le  » Contrat de Rome  » dans lequel les signataires se sont engagés à respecter un certain nombre de règles, dont l’alternance électorale. Pour avoir été refusé par l’armée, le  » Contrat de Rome  » n’a pas réussi à ramener la paix dans ce pays déchiré par une violence meurtrière depuis les élections législatives de décembre 1991. La réunion sous l’égide de Sant’Egidio n’a pas débouché sur la paix, montrant la rigidité du régime algérien et l’importance de l’armée dans le système politique. Les militaires avaient été affolés à l’époque par les perspectives de cette réunion à laquelle prenaient part, entre autres, des islamistes du FIS et des démocrates du FFS. Toute la stratégie de l’armée consistait jusque-là à montrer que les démocrates et les islamistes, ennemis irréductibles, ne pouvaient s’entendre sur un minimum de règles et que les militaires étaient en même temps les protecteurs des premiers contre l’intolérance de ces derniers, et les garants du caractère musulman de l’Etat menacé par les laïcs. L’idée d’une telle réunion signifiait que les principaux courants politiques de la société s’entendaient sur les règles minimales qui organisent la compétition pour le pouvoir dans le respect de l’alternance électorale, ce qui est en soi inacceptable pour l’armée qui se conçoit comme source exclusive du pouvoir. C’est pour avoir menacé cette règle non écrite du système politique algérien que Sant’Egidio, qui croyait bien faire, a suscité dans la presse privée et gouvernementale une campagne de haine d’une violence verbale inouïe. (1) Certains journalistes proches des militaires ont été jusqu’à accuser Sant’Egidio d’être animée par l’esprit des Croisades, faisant allusion à ses liens avec l’Eglise catholique, avançant en outre qu’une paix négociée sous les auspices d’une association chrétienne était inacceptable pour des musulmans !

Pour être en mesure de refuser une offre de paix émanant de partis ayant une légitimité électorale (FIS, FLN, FFS), les seuls à avoir eu des députés élus en décembre 1991, les militaires ont doté en novembre 1995 le général Liamine Zéroual, président du HCE (Haut Comité de l’Etat) depuis janvier 1994, d’une légitimité électorale en organisant un scrutin présidentiel. Mais Liamine Zéroual devait démissionner trois années plus tard parce que ses pairs l’avaient empêché de négocier directement une solution politique avec les islamistes. Sur fond de massacres de villageois (Raïs, Bentalha…), dont on se demande s’ils n’ont pas été commandités à cette fin, un clan de l’armée a signé un accord secret avec l’AIS, fortement infiltrée, et que L. Zéroual a refusé d’avaliser parce que, pensait-il, il relevait plus de la manoeuvre que de la négociation sérieuse. Il a été alors remplacé par Abdelaziz Bouteflika qui a accepté de donner une couverture politique à une amnistie qui a profité à des centaines de personnes impliquées dans des crimes de sang. De là l’idée circulant à Alger que la concorde civile n’est qu’un habillage destiné à soustraire des mains de la justice les éléments de l’armée infiltrés dans les rangs islamistes. Entre-temps, la hiérarchie militaire a été déçue par A. Bouteflika qu’elle soupçonne de double jeu, et la Kabylie est entrée dans une situation insurrectionnelle durable, exprimant les griefs de la société à l’égard d’un régime plus soucieux de sa pérennité et de la sécurité de son personnel que du bien-être de sa population.

La rigidité du régime algérien

Comment se fait-il que le conflit algérien ne s’achève pas par un compromis entre les uns et les autres ? Comment expliquer l’obstination des uns et des autres à continuer à se combattre ? La réponse à ces questions se trouve dans le monisme de la culture politique hérité probablement de la lutte anti-coloniale. Les courants idéologico-politiques qui traversent la société proclament tous incarner les intérêts de la nation menacés par les autres courants. L’armée n’échappe pas à ce monisme, d’où la rigidité du régime qui n’a aucune capacité à se transformer de l’intérieur comme l’ont fait avant lui les régimes autoritaires de l’ex-bloc soviétique : ou bien il perdure dans la crise ou bien il s’effondre dans le tumulte. Il a choisi la première solution, aidé il est vrai par les hydrocarbures et la bienveillance de l’Occident effarouché par tout changement politique dans les pays musulmans.

Au-delà des dispositions de la Constitution, la caractéristique essentielle du champ politique algérien est la dynamique militaire qui pousse à la main mise de l’armée sur l’Etat. Ayant libéré le pays de la domination coloniale, celle-ci a joui d’une légitimité qui lui a permis au lendemain de l’indépendance d’interdire les partis, accusés de diviser le peuple. Elle s’est imposée comme source de pouvoir, cooptant des élites civiles pour réaliser un développement sur le modèle de l’économie administrée. Après l’échec de ce modèle, qui a en plus coupé l’Etat de la population, la Sécurité Militaire – la police politique dépendant du Ministère de la défense – a dû fournir plus d’efforts dans la surveillance et la répression pour combler le déficit en légitimité du régime menacé par le mécontentement croissant des années 1980 qui a profité d’abord aux islamistes. D’où le contrôle du champ politique par la Sécurité Militaire comprenant, selon les rumeurs, près de 20 000 hommes et 100 000 indicateurs. Epine dorsale du régime qui n’a plus désormais ni légitimité ni crédibilité, son objectif essentiel aujourd’hui est de maintenir l’opacité d’un système où les généraux exercent le pouvoir réel en étouffant les potentialités de la société et de l’Etat .(2) La dynamique militaire est nourrie par des facteurs idéologiques (les officiers croient qu’ils sont les seuls garants de l’unité nationale que les civils seraient incapables de sauvegarder) et politiques dans ce sens où de nombreux militaires impliqués dans des affaires de corruption et de massives violations de droits de l’homme risqueraient d’aller en prison si l’armée ne contrôlait pas l’Etat et son bras séculier la justice.

L’un des principaux traits du régime algérien est la prééminence de la Sécurité Militaire – qui est aujourd’hui éclatée en plusieurs services – dont la mission fondamentale est d’empêcher l’émergence d’acteurs autonomes dans le champ politique. Noyautant tous les partis politiques, elle est présente dans le syndicat des travailleurs, les journaux privés et dans toute association à prétentions politiques. Elle n’infiltre pas uniquement pour obtenir des renseignements, mais pour peser sur l’orientation des partis et des associations pour en faire des alliés du régime, autorisés à critiquer le pouvoir formel (Président et Gouvernement) et à ne pas remettre en cause l’autorité souveraine du pouvoir réel (la hiérarchie militaire) qui désigne le Président, choisit les principaux ministres et distribue le nombre de sièges à l’Assemblée Nationale. Les généraux nient évidemment que la SM joue un rôle politique dans le pays. Quand en juillet 2002, le chef d’Etat-Major, le général Mohamed Lamari, est venu dire à la télévision que l’armée ne fait pas de politique, les plus crédules des Algériens ont éclaté de rire en pensant aux activités clandestines de la SM dont il est le supérieur hiérarchique.

Il est évident qu’un tel système n’est pas monolithique et qu’il est miné par les intérêts divergents des différents clans qui ont mis en place des structures quasi-conflictuelles : DRS, DCE, DRA et autres polices parallèles animées par des officiers appartenant à des réseaux plus ou moins puissants. Mais tous ces réseaux sont unis par l’adhésion à la règle non écrite de la primauté de l’armée sur les institutions de l’Etat, ce qui permet au système de se reproduire sur la base de la redistribution de la rente énergétique à travers des entreprises-écrans d’import de biens de consommation écoulés sur le marché national. Périodiquement, la presse fait état de tensions ayant pour enjeu caché la désignation à des postes de directeur des douanes, des impôts… Ces tensions retombent quand un compromis est trouvé, jusqu’à ce que un incident éclate de nouveau amorçant un autre processus délicat de désignation du titulaire du poste, et ainsi de suite.

C’est ainsi qu’est apparue, durant la dernière décennie une nouvelle classe – dont Rafik Khalifa est l’emblème flamboyant – qui a fait fortune dans l’import grâce à l’Etat, qui dans le café, qui dans les céréales, qui dans le sucre, qui dans le médicament, etc., activités par ailleurs interdites à tout capital sans lien avec la nomenklatura. De ce point de vue, la privatisation de l’économie, sur injonction du FMI, s’est traduite par la redistribution du monopole sur le commerce extérieur à des barons du régime, ce qui a renforcé le caractère rentier de l’économie. L’apparition de pôles ostentatoires de richesses (villas somptueuses, voitures luxueuses, restaurants à prix prohibitifs, discothèques élitistes…) s’est accompagnée d’une paupérisation des couches moyennes (enseignants, employés, ouvriers…) qui ont rejoint les groupes des nécessiteux. Face à la pauvreté croissante, la classe dirigeante se barricade et se concentre dans des parties du territoire hyper protégés (exemple le Club des Pins, près d’Alger où habitent les généraux, les ministres … et les chefs de partis d’opposition !) tandis que le reste du pays est abandonné à la violence terroriste. Celle-ci est le fait de groupes islamistes éclatés et sans direction, de seigneurs de guerre locaux plus ou moins alliés aux services de sécurité et enfin de faux islamistes puissamment équipés menant des actions de représailles contre des villages isolés. Certains observateurs avancent l’idée que la crise est maintenue par des cercles du pouvoir pour opérer la privatisation du secteur public qui n’aurait jamais pu être entreprise sans les lois de l’état d’urgence qui permettent au régime de réprimer avec violence toute contestation. En effet, le nombre d’entreprises publiques fermées et d’emplois supprimés, conditions posées par le FMI pour accorder des prêts bancaires, n’aurait jamais été accepté par les travailleurs s’il n’y avait pas l’état d’urgence. Les manifestations étant interdites, les ouvriers licenciés ont été empêchés de s’organiser collectivement pour s’opposer à la politique économique et sociale du régime. La violence terroriste, alimentée et entretenue par des cercles occultes liés aux services secrets, serait, selon cette thèse, un moyen de démobilisation des populations.

Certainement moins puissant qu’il y a dix ans, le mouvement islamiste est encore à l’œuvre, mais beaucoup de jeunes des quartiers populaires s’en sont détournés, excédés par la violence dont il est à l’origine . Depuis les travaux de H’mida Ayachi (Les islamistes algériens entre le pouvoir et les balles, en arabe, Dar el Hukuma, Alger, 1992) et de Sèverine Labat (Les islamistes algériens. Entre les urnes et les maquis, Seuil, Paris, 1995), il n’y a eu à ce jour aucune étude sérieuse susceptible d’éclairer sur l’évolution de l’islamisme en Algérie dix ans après le déclenchement de la crise sanglante. Cette absence n’est pas fortuite car l’information concernant les islamistes est le monopole de l’armée qui interdit à tout universitaire ou journaliste d’enquêter par lui-même ou de recueillir des interviews. Même les attentats et les massacres de population civiles (Raïs : 300 morts ; Bentalha : 407 morts ; Relizane : 800 morts…) sont sous embargo militaire.

Les maquis demeurent cependant encore actifs au vu des opérations militaires et du nombre de victimes, au nombre desquelles il y a des islamistes armés et des soldats, mais aussi des civils innocents (femmes, enfants, vieillards…) dont les assassinats restent énigmatiques. Certaines hypothèses font état d’actions de représailles menées par la contre guérilla destinées d’une part à discréditer les islamistes et d’autre part à punir les villageois soupçonnés de fournir renseignements et nourriture aux maquis. Les révélations de nombreux officiers déserteurs (le colonel Samraoui, le capitaine Chouchène, et récemment le capitaine Tigha) qui affirment que le GIA est une création de la Sécurité Militaire confirment cette hypothèse circulant comme rumeur depuis longtemps à Alger. Les ouvrages récemment publiés à Paris sur les massacres en Algérie de Nesoullah Yous (Qui a tué à Bentalha, La Découverte, 1999) et de Habib Souaïdia (La sale guerre, La Découverte, 2000) apportent des informations sur des crimes commis par les militaires et imputés aux islamistes par la presse. Amnesty International, et d’autres ONG de droits humains, ont demandé dès 1997 l’envoi d’une commission d’enquête internationale pour faire la part de responsabilité dans le massacre de villageois, mais une fin de non recevoir leur a été opposée, ce qui renforce l’hypothèse de l’implication de la Sécurité Militaire dans les assassinats collectifs. Selon les informations rapportées quotidiennement par la presse sur les incidents meurtriers, sans donner toutefois les précisions nécessaires, les maquis demeurent actifs dans la basse Kabylie et dans les régions de Chlef et de Tiaret. L’insécurité a réduit considérablement l’action de l’administration dans la gestion quotidienne des communes et a permis à la corruption de se généraliser. Excédées par les passe-droits dans la distribution des logements, par les pénuries d’eau et par les coupures d’électricité, les populations se révoltent en bloquant les routes et en brûlant les édifices publics.

Corruption et émeutes populaires

Les lignes de force du champ politique demeurent cachées car entre les discours publics tenus par les acteurs et leurs objectifs réels, il y a un fossé profond. La lecture de la presse algérienne ne suffit pas à l’observateur ou à l’universitaire de se faire une opinion sur les rapports de force réels et les véritables enjeux de la lutte, car la presse elle-même n’échappe pas à l’opacité du régime dont elle reproduit les logiques. Surveillés et harcelés, les journalistes ont une marge de manœuvre très étroite pour informer et commenter l’actualité. Tous les journalistes n’adhèrent pas à la politique musclée des militaires, mais l’hypothèse est que la SM a placé dans chaque journal un ou deux faux journalistes qui donnent des renseignements sur leurs collègues. C’est pourquoi très souvent les opinions privées des journalistes diffèrent de leurs commentaires écrits.

Pour comprendre les ressorts de la crise, il faut aller au-delà de ce qui est révélé publiquement pour reconstituer le modèle algérien et en faire l’anatomie à travers le phénomène croissant de la corruption et de son produit indirect les émeutes. L’administration gouvernementale est dirigée par des civils dont l’autorité se limite à la gestion administrative, ce qui affaiblit l’Etat et l’amoindrit dans ses capacités à répondre aux besoins urgents de la société. Les militaires ne cooptent que les civils qui adhèrent à leurs schémas politiques, ce qui attire vers eux des personnes sans convictions, et qui acceptent d’exercer un pouvoir formel, pour s’enrichir et enrichir leurs familles ; d’où la corruption et la détérioration de la situation économique et sociale.

Ce sont les mêmes élites civiles qui gèrent le pays depuis 1962 (A. Bouteflika, R. Malek, S.A. Ghozali, B. Abdeslam, etc.), élites totalement coupées des réalités quotidiennes du petit peuple tant elles sont usées par l’exercice du pouvoir durant plus de quarante ans. N’étant pas représentatifs de la population, ces responsables n’ont pas un réel ancrage social et ne disposent pas d’informations sur les conditions de vie dans les campagnes et les quartiers populaires. En l’absence d’une vie politique démocratique, des réseaux de clientèle se sont constitués pour faire des fonctions de l’Etat des sources d’enrichissement personnel. La subordination de la justice à l’administration gouvernementale a favorisé l’impunité des abus de pouvoir et les luttes pour les positions d’influence. D’où la corruption qui a gangrené l’administration devenant une source de profit pour son personnel. Gendarmerie, justice, police, douanes, impôts… sont accusés par la population de les rançonner quotidiennement. Villes et villages souffrent de la pénurie d’eau toute l’année et particulièrement en été. Le déficit en logements est énorme. Le mécontentement est si grand que les émeutes sont devenues courantes avec leurs lots de destruction des édifices publics : sous-préfectures, mairies, gendarmerie…

Régime à parti unique depuis l’indépendance acquise en 1962, l’Algérie avait promis à sa population un progrès social et une redistribution équitable des richesses. Ces promesses avaient été plus ou moins tenues dans les années 1970 dans le cadre d’une économie fortement étatisée. Cependant, la chute des prix mondiaux du pétrole dans les années 1980, aggravée par une forte croissance démographique, a rompu le contrat entre la population et l’Etat. Ayant refusé l’émergence de contre-pouvoirs institutionnels et s’opposant à l’apparition de corps intermédiaires, le régime fait désormais face aux émeutes récurrentes, seul mode d’expression des populations démunies. Soumis au régime, les partis politiques (au nombre d’une vingtaine) ne constituent pas le cadre légal dans lequel s’exprimeraient éventuellement les revendications des populations. Les élections locales et nationales (pour les postes de maires et de députés) sont truquées, et ce sont les représentants des plus puissants réseaux clientélistes qui se font  » élire « . Aussi, la jacquerie urbaine est devenue le moyen par lequel les populations attirent sur elles l’attention de l’opinion publique. Les émeutes éclatent en général suite à une rumeur ou à une injustice flagrante de la part de l’administration ou des gendarmes. Des jeunes désœuvrés se rassemblent devant un édifice public pour manifester leur exaspération, et au fur et à mesure que la foule grossit, le rassemblement tourne à l’émeute avec incendies et destructions des symboles de l’Etat, et parfois des bars et des cabarets. Souvent, les émeutiers brûlent les biens immobiliers des maires et des députés (villas, bars-restaurants, commerces…) avant de s’en prendre à d’autres édifices. La tension dure deux ou trois jours pour retomber d’elle-même, comme si la population cherchait à ce que la presse nationale parle de la localité et de ses problèmes : corruption, chômage, prostitution, pénurie d’eau, de logements…

Depuis avril 2001, les émeutes en Kabylie se sont données des comités (les comités des ‘arch et villages) pour s’inscrire dans la durée jusqu’à la satisfaction de la plate-forme dite d’El-Kseur, dont l’objectif est l’avènement d’une démocratie. Deux des revendications contenues dans le document (n° 2 et 11) provoqueraient, si elles étaient satisfaites, une transition démocratique similaire à celles des anciennes dictatures communistes de l’Europe de l’Est, en ce qu’elles exigent (1) la comparution devant les tribunaux des responsables militaires qui ont donné l’ordre de tirer sur la foule, et que (2) toutes les fonctions d’autorité politique soient électives. Or l’ordre de tirer sur la foule a été donné par les plus hauts responsables de la hiérarchie militaire. A moins d’une révolution (comme ce qui s’est passé en Pologne, en Roumanie, en Bulgarie…), il est inconcevable que le régime sanctionne ceux qui exercent le pouvoir suprême. La Sécurité Militaire a utilisé la ruse en promouvant des délégués taïwan et la violence en procédant à des arrestations pour casser le mouvement sans y parvenir. N’étant pas arrivé à l’étouffer, le régime tente de le discréditer en l’accusant de porter atteinte à l’unité nationale et en sur-médiatisant une des quinze revendications de la Plate-forme d’El-Kseur : la reconnaissance officielle de la langue berbère. Cela semble avoir réussi à ce jour, puisque le mouvement n’a pas fait tâche d’huile dans la capitale et dans le reste du pays. Le mouvement de protestation en Kabylie a dépassé le stade des émeutes sans lendemain parce que la région avait déjà connu une semaine d’émeutes en avril 1980 qui ont produit des noyaux informels de dissidence et des élites contestataires, certes divisées, mais unies contre le régime. Chaque année, au mois d’avril, la région commémore les évènements de 1980 en défiant le pouvoir central. C’est à l’occasion de la commémoration de 2001 que la gendarmerie a assassiné froidement dans ses locaux le jeune Guermouh Massinissa, ce qui a mis le feu aux poudres. Mais à la différence des soulèvements précédents, cette fois-ci les  » émeutiers  » se sont dotés de structures organiques (les comités des ‘arouch et des villages) pour s’inscrire dans la durée et pour demander un changement démocratique pour tout le pays .(3) De nombreux indices montrent cependant que des éléments de la SM se sont infiltrés dans le mouvement, le poussant vers l’isolement de la population locale et du reste du pays pour le discréditer.

Particulièrement singulier, le conflit algérien n’offre aucune perspective de solution. Le bilan est si lourd (200 000 morts, 15 000 disparus, des milliers de prisonniers torturés…) que les dynamiques qui le nourrissent échappent à la volonté des individus concernés. La rente pétrolière permet au régime de surmonter ses contradictions internes tout en disposant des ressources en hommes et en moyens matériels pour faire face dans l’immédiat à la contestation qu’alimente la pauvreté grandissante. Jusqu’à quand ? Personne ne le sait. Cependant, si un retournement important des cours internationaux du pétrole brut se produit, le régime succombera sous l’effet conjugué de ses divisions internes et du mécontentement des populations.

Notes
(1) Cf. Hichem Lehmici, Une diplomatie parallèle : Sant’Egidio, mémoire de DEA de sciences politiques, IEP de Lyon, septembre 2002.

(2) Les documents, articles et ouvrages sur le système politique algérien et la prépondérance de l’armée sont de plus en plus nombreux. Cf. à cet effet les articles parus dans Le monde diplomatique depuis le début de crise (février 1992), les rapports de International Crisis Group (disponibles sur le site internet www.intl-crisis-group.org), les documents publiés par le MAOL – Mouvement Algérien des Officiers Libres – (www.anp.org). D’autre part, le site www.algeria-watch.org rassemble des informations documentaires sur tous les aspects de la crise. Pour une mise à jour, cf. L’Algérie : une improbable sortie de crise (sous la direction de Khadidja Mohsen-Finan), Institut Français des Relations Internationales, Paris, 2002

(3) Cf. Hacina Aït-Chérif, Le mouvement de protestation Kabyle d’avril 2001, mémoire de DEA de sciences politiques, Institut d’Etudes Politiques de Lyon, septembre 2002.