Un seul espoir pour l’Algérie

Un seul espoir pour l’Algérie

Hasni Abidi, Le Monde, 10 octobre 2002

A l’orée du troisième millénaire, l’Algérie a soudainement basculé dans la guerre et l’incertitude. Contrainte à une « guerre contre les civils » d’une indicible cruauté, après cette fatidique annulation du second tour du scrutin législatif de janvier 1992, elle se consume désormais dans les affres d’une culture civique dégénérée, qui a perverti le politique en bacchanale pour clans concupiscents, au lieu d’en faire un creuset d’idéaux à atteindre et de défis à relever. Les Algériens, qui, manifestement, n’ont jamais cru la cité à ce point périssable, semblent toujours ne rien comprendre à ce qui leur arrive. Tétanisés devant l’orgie d’horreur qui déferle comme à l’approche de chaque ramadan – il commence cette année le 4 novembre – ou échéance politique, ils se demandent encore après dix ans d’un conflit d’une extrême violence : « Comment avons-nous bien pu en arriver là ? » Et surtout : « Comment en sortir ? » Aujourd’hui, les conséquences catastrophiques de cette stratégie du tout-sécuritaire, du bricolage politique, du pillage de la propriété publique et de la déstabilisation sanglante du corps social sont partout terriblement visibles. Aux pertes innombrables de vies humaines et aux traumatismes vécus par les victimes de la tragédie s’ajoutent les ravages imputables à l’opération main basse sur la richesse publique par le privé « public ».

Guerre sauvage et stratégie de l’effroi aidant, la restructuration, loin d’aboutir au rétablissement des équilibres macroéconomiques, a au contraire engendré de dangereuses distorsions et entraîné une terrible régression sur le plan économique et social. Une politique irréfléchie et totalement irresponsable, destinée à asphyxier les entreprises publiques pour mieux justifier leur liquidation, a induit une désindustrialisation qui a entraîné une progression dramatique du chômage (plus de 500 000 emplois supprimés en trois ans). La lutte sanglante pour l’accaparement des terres les plus riches puis leur détournement à des usages autres qu’agricoles ont achevé de déstructurer une agriculture qui n’a cessé de péricliter depuis la lointaine collectivisation des terres par les décrets de mars 1963.

Ces événements ont précipité l’Algérie dans une effroyable tourmente et l’ont installée durablement dans une instabilité chronique et sans issue. La guerre civile qui meurtrit le pays depuis maintenant plus d’une décennie a fait plus de 120 000 morts. La violence dite de basse intensité continue de défrayer la chronique : plus d’un million de victimes touchées d’une manière ou d’une autre par le conflit, 2 millions de handicapés à des titres divers et quelque 20 milliards de dollars de dégâts matériels. Il ne faut pas non plus oublier les préjudices subis au plan psychologique ou encore le déclin de l’encadrement technique et administratif, qui a vu quelque 500 000 de ses cadres quitter le pays à la recherche de cieux plus cléments. A ce triste constat se superpose une réalité politique moins brillante encore. Le processus de restauration des institutions ou l’achèvement de la construction des institutions démocratiques selon le discours officiel, mené à coups de mystifications et d’artifices frauduleux, a enfanté un véritable monstre institutionnel : exécutif paralysé, législatif adepte du roupillon, justice folklorisée dite « bled-Mickey » (pays de Mickey). En organisant les élections municipales du 10 octobre, le président algérien veut en réalité briguer un deuxième mandat. Mal élu en avril 1999 après le retrait de dernière minute des autres candidats, Bouteflika sait qu’il est toujours l’otage de ceux qui l’ont propulsé à la tête de l’Etat alors qu’il coulait une retraite paisible sous le soleil d’Abou Dhabi. Même son projet de la concorde civile semble avoir échoué et demeure un programme de bonnes intentions dépourvu des moyens politiques nécessaires à sa réalisation. Bouteflika saura-t-il restaurer son autorité de président de la République sans heurter ceux qui l’ont parrainé ? Sa réponse est : oui mais, donnez-moi une deuxième chance, un deuxième mandat. Il aura en tout cas un avantage sur ses prédécesseurs : il ne connaîtra pas le sort de Chadli et Zéroual, démissionnés, ou de Mohamed Boudiaf, assassiné.

En Algérie, comme dans d’autres pays arabes, les islamistes et l’armée représentent les deux seules forces de changement. La première a montré, par sa virginité politique, son discours captivant et par sa force de mobilisation, qu’elle est capable de créer la surprise et de s’imposer comme un partenaire politique indispensable pour l’exercice du pouvoir. Les expériences algérienne et jordanienne en témoignent. L’armée, dans certains pays arabes, est non seulement la source du pouvoir, mais sa véritable détentrice. C’est la seule institution organisée et disciplinée ; ses attributs lui donnent les moyens de peser sur la politique quand ses intérêts sont menacés. Après l’échec, du moins provisoire, de la « solution islamique », longtemps soutenue par les mouvements islamistes, l’armée est devenue l’unique espoir pour des populations lasses d’un monde arabe frileux et crispé. Quel paradoxe ! Les partisans d’une troisième voie qui exclut ces deux forces peuvent attendre longtemps avant qu’une virtuelle majorité silencieuse ne sorte de son mutisme. L’armée algérienne est-elle en mesure d’entreprendre sa mue et de devenir une armée républicaine ? Sera-t-elle au rendez-vous de la professionnalisation de ses troupes ? Est-elle prête à abandonner ses privilèges et à se retirer de la scène politique ? Parier sur son éclatement est en tout cas envisager un scénario catastrophe pour l’Algérie. Ils en sont capables. Lors d’une conférence sur l’Algérie organisée par l’Ifri, Jean Audibert, ancien ambassadeur de France à Alger (1989-1992), a été le premier à penser l’avenir : « L’Algérie a besoin d’un chef d’Etat qui assure le départ des militaires à la suite d’un deal civilisé. »

Hasni Abidi est politologue, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et la Méditerranée (Cermam) de Genève. •