Le prix de la paix sociale

Le prix de la paix sociale

par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 3 juillet 2008

La chute du prix de la pomme de terre
amène la paix sociale et ruine les fellahs.
Pour le gouvernement, c’est une bonne transaction.

Pendant que le monde avait les yeux rivés sur le prix du pétrole, le prix de la pomme de terre subissait une chute brutale sur le marché algérien. Sans bruit, ni agitation, en dehors de la volonté du gouvernement et de la bureaucratie administrative, cette évolution vers le bas s’est confirmée semaine après semaine, pour atteindre des seuils alarmants.

En fait, les prix sont revenus à un niveau qui était en vigueur dans les années 1980 ! Sur les marchés de gros, elle est passée de trente-cinq dinars à dix dinars le kilo en un mois. Elle a ainsi perdu près d’un dinar par jour, de manière régulière, à mesure que la production de saison arrivait à maturation. Au final, la baisse a atteint les deux tiers du prix en vigueur en avril.

Ce phénomène avait déjà été observé il y a deux ans. Il est dû à plusieurs facteurs. D’abord, une production arrivée sur le marché en un laps de temps très court, ce qui donne une impression de surabondance. Ensuite, le besoin des fellahs, endettés, ayant besoin d’argent pour rembourser les créances, et pour préparer la saison suivante. Enfin, une faible capacité de stockage qui oblige à mettre sur le marché le plus gros de la production, sans tenir compte des besoins des prochains mois. Ceux qui seraient tentés de stocker leur produit se méfient. L’an dernier, plusieurs commerçants, ayant construit des chambres froides pour stocker des produits agricoles, avaient subi la saisie de leur produit, notamment dans la wilaya de Tlemcen où la bureaucratie locale avait montré un zèle particulier à punir des gens qui avaient investi dans ce secteur. Ce glissement des prix est différemment perçu. Pour les consommateurs, c’est évidemment une aubaine. La pomme de terre arrive sur le marché du détail au prix de vingt dinars le kilo.

De quoi satisfaire les fameux foyers à revenu modeste. Comme le dernier recensement a révélé que plus de 80% des Algériens vivent en zone urbaine, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas des fellahs, c’est donc une majorité écrasante des Algériens qui trouve son compte.

De son côté, le gouvernement peut se frotter les mains. La chute du prix de la pomme de terre signifie clairement que la tension sur le front social peut baisser. Offrir de la nourriture à bas prix est en effet le meilleur moyen d’obtenir la paix sociale. C’est d’ailleurs tout ce que sait faire le gouvernement. Subventionnant les importations de blé et du lait, supprimant les taxes sur les importations de la pomme de terre quand c’est nécessaire, il a exploré tous les moyens d’écraser les prix, y compris quand cela écrase la production algérienne. Mais il ne s’en soucie guère : tant que le pétrole coule, il a les moyens de tout subventionner.

Il y a tout de même deux perdants dans cette évolution des prix de la pomme de terre. Le premier est le fellah. Au prix actuel, les agriculteurs perdent de l’argent. Le prix de revient du kilogramme de pomme de terre est proche de vingt dinars. En deçà, les agriculteurs perdent de l’argent. A dix dinars, c’est la ruine. Cela signifie que les fellahs investiront moins à la prochaine récolte, et que la production risque sérieusement de baisser. Le gouvernement pourra toujours y remédier en subventionnant les importations. Il ne fera qu’entretenir une spirale qui produira un second perdant: l’Algérie. La logique économique du pouvoir ne peut en effet déboucher que sur ce résultat. Le gouvernement cherche, coûte que coûte, à préserver la paix sociale, à court terme, sans aucune perspective de fond. Ceci l’amène à favoriser tout ce qui peut casser les prix, y compris subventionner les importations. Le résultat est inévitable: cette politique conduit irrémédiablement à tuer la production nationale. Elle en a déjà donné la preuve, avec une production de céréales moribonde, une production de lait impossible à gérer, et une production de pomme de terre qui pose un double problème: abondance pendant la saison des récoltes, pénurie et importations massives pendant la période creuse.

Et comme, dans l’intervalle, les prix des produits alimentaires sur le marché international continuent de flamber, l’Algérie sera contrainte de consacrer des sommes de plus en plus élevées aux subventions. Jusqu’au dernier baril de pétrole.

Est-ce une question de choix ou d’incapacité ? Autrement dit, est-ce que des dirigeants algériens, de hauts responsables ayant le pouvoir de décider, ont délibérément pris une décision en ce sens, pour permettre à leurs amis, leurs proches ou à quelque lobby, de se faire de l’argent ? Ou bien est-ce le résultat d’un système de non-décision, dans un système totalement fragmenté, qui a mené à cette situation? En tout état de cause, le résultat est là. L’impact de ce modèle gestion est connu, y compris chez les bureaucrates qui ont même réussi à développer des discours très savants sur la question. Mais leurs discours ne changent rien, car les structures en place ont perdu toute possibilité et toute capacité d’influer sur le cours des évènements. Avec un résultat très simple: les fellahs se ruinent aujourd’hui, et les consommateurs se ruineront dans trois mois, quand viendra la période de pénurie de pomme de terre. Seuls en profiteront ceux qui importeront la pomme de terre, et ceux qui peuvent stocker sans que leur marchandise soit saisie. Et le gouvernement n’y peut rien. S’il y pouvait quelque chose, il l’aurait fait depuis la première crise de la pomme de terre.