Panique générale
Saïd Mekki, Algérie News, http://www.djazairnews.info/, 9 octobre 2008
I – A l’origine de la Crise financière : la déréglementation spéculative
La panique gagne les marchés boursiers où, recherche de liquidités oblige, de très nombreux opérateurs sont contraints de céder des positions dans un climat d’incertitude et de perte de confiance généralisée des grands acteurs du monde financier. La chute brutale des cours enregistrée hier sur quasiment toutes les places boursières traduit naturellement les anticipations pessimistes du marché mais surtout les banques cherchent à tout prix des liquidités en raison des violentes contraintes de trésorerie. En effet, l’activité de crédit est loin de se limiter aux relations des banques avec leurs clientèles industrielles et commerciales. L’essentiel de l’activité de crédit est concentré dans les prêts que les banques se font entre elles.
Certains établissements qui disposent de surplus de trésorerie les prêtent à d’autres qui expriment des besoins conjoncturels. En fonction de l’évolution de leurs actifs, de leurs échéances et de l’état de leurs trésoreries, les prêteurs d’un jour peuvent se retrouver en position d’emprunteurs le lendemain et vice versa. Ainsi le marché des crédits interbancaires est d’une importance capitale pour le fonctionnement général des banques. Or la crise est aujourd’hui alimentée par les réticences, voire le refus, de la plupart des banques de prêter à leurs consœurs dont elles doutent de la solidité financière et de la solvabilité. Le non renouvellement des lignes de crédits place les établissements qui doivent faire face à des règlements qui dépassent leurs capacités propres dans des positions intenables.
La dimension centrale du crédit interbancaire a été considérablement renforcée par l’évolution des techniques de financement et de couverture des risques permises par la déréglementation ou, paradoxalement, stimulées de manière perverse par les contraintes prudentielles auxquelles les banques occidentales doivent se conformer au titre des normes Bâle II ; des normes qui sont une évolution des fameux ratios Cooke).
En effet, afin de dégager des capacités de crédit, les banques ont eu massivement recours à des méthodes d’assurance de leurs risques permettant d’éviter les niveaux de provisionnements imposés par les normes prudentielles. Ainsi, un crédit impliquant des décaissements importants peut-être « titrisé » c’est-à-dire matérialisé par des obligations qui peuvent être vendues sur le marché et ces obligations peuvent elles-mêmes être couvertes par une sorte d’assurance qui réduit théoriquement de manière significative les risques de non-paiement en cas de défaillance du premier bénéficiaire de ces crédits.
Dans ce modèle, les banques jouent alternativement le rôle d’assureur et d’assuré ; dans un climat de confiance un risque assuré par une banque internationale de premier plan est un risque dont la probabilité de sinistre est quasi-nul. Le titre créé n’a plus qu’une relation très lointaine avec l’objet initial du crédit et fait l’objet de transactions multiples sur un marché totalement découplé du financement original.
Ce business s’est révélé si profitable qu’il a été progressivement élargi à des acteurs non-bancaires, comme les compagnies d’assurance ou les grands fonds de placement spéculatif connus sous le nom de Hedge Funds.
De la sorte, les banques en évitant de provisionner – d’immobiliser des fonds en garantie – une grande partie de leurs engagements ont pu dégager des capacités de crédit additionnelles extrêmement significatives.
Les Credit Default Swaps (CDS) figurent ainsi parmi les instruments de prédilection des banques au point de représenter un marché colossal évalué à près de soixante mille milliards de dollars. C’est précisément cet instrument qui a précipité la chute de la banque Lehmann Brothers et du premier assureur mondial, l’américain AIG, qui figuraient parmi les acteurs les plus importants du marché des CDS.
II – Marché hypothécaire et subprimes : une bombe à sous-munitions
Le détonateur de la crise actuelle, le craquement initial annonciateur du séisme actuel, a été l’effondrement du marché des subprimes, les crédits hypothécaires américains. La déréglementation de l’activité de crédit aux Etats-Unis a permis à des sociétés financières de prêter selon des formules, très avantageuses au départ, des crédits à des particuliers pour acquérir des biens immobiliers. Disposant de liquidités énormes, ces sociétés financières ont distribué des centaines de milliards de dollars de crédits à des emprunteurs dont les capacités effectives de remboursement n’ont été que marginalement prises en compte.
Ces crédits, à taux variables, étaient adossés, garantis en quelque sorte, à la valeur des biens immobiliers. En cas de non-paiement, le bien pouvait être revendu pour dédommager le prêteur. Dans l’euphorie immobilière des années quatre-vingt dix, ces sociétés ont littéralement prêté à tous ceux qui désiraient acquérir leur logement. Des ménages sans revenus réguliers, non éligibles au crédit bancaire classique, ont pu ainsi acheter des maisons dont la valeur était souvent surestimée dans un contexte de marché immobilier très porteur.
Pour reconstituer leurs capacités de financement et réaliser de confortables marges bénéficiaires, ces sociétés financières ont revendu ces crédits à des banques et à des compagnies d’assurance à la recherche de placements rentables et au risque modéré. Les banques d’affaires américaines ont vu dans cette niche d’activité un gisement de ressources susceptible de dégager des revenus très appréciables par le développement d’un instrument ad-hoc.
C’est ainsi que des experts en ingénierie financière ont eu l’idée de constituer des paquets de crédits hypothécaires regroupant des centaines d’opérations de divers profils (des débiteurs de standing très divers pour des propriétés gagées aux profils très contrastés) assortis de niveau de rémunération très substantiels.
Onde de choc et contagion
Ce produit rapidement popularisé sous l’appellation de subprimes, du fait que les bénéficiaires de ces crédits n’avaient pas la possibilité de prétendre aux meilleurs taux (prime rate), a connu un engouement extraordinaire auprès de banques peu soucieuses de vérifier la composition de ces « paquets » de crédit et qui n’avaient absolument pas anticipé les implications dévastatrices de la hausse des taux d’intérêts. La Federal Reserve a en effet fait passer son taux directeur de 1 % à 5,25 % entre 2004 et 2006 ce qui a porté les taux d’intérêts de ces crédits hypothécaires à des niveaux quasi-usuraires.
Ainsi, dans les années 2006 et 2007, de très nombreux préteurs se sont révélés incapables de faire face à des échéances gonflées par la hausse des taux. Cette évolution des taux en précipitant la défaillance de plusieurs centaines de milliers d’emprunteurs a eu pour effet de tirer très fortement à la baisse le marché immobilier : la vente des propriétés gagées ne couvrait pas les montants de crédits consommés pour leur acquisition. L’ampleur des impayés a rapidement pris des proportions cataclysmiques mettant en jeu les équilibres de nombreux établissements financiers. Des non-paiements d’échéances de crédits interbancaires ont commencé à être enregistrés. L’onde de choc a, mondialisation oblige, entrainé la dépréciation verticale des actifs des banques internationales et a provoqué un gigantesque besoin de liquidités.
Cette évolution rapide n’a pas été perçue par les agences de notation qui continuaient à attribuer des notes d’excellence à des banques dont la qualité des actifs, plombés par l’accumulation astronomique de créances douteuses, était pourtant directement compromise.
L’appel d’air créé par la crise immobilière aux Etats-Unis a drainé des masses immenses de liquidités et asséché le marché interbancaire ce qui a nécessité l’intervention régulière et massive des banques centrales pour éviter une rupture brutale de l’ensemble du système financier.
Mais, à l’évidence, les interventions répétées des banques centrales sur les marchés monétaires, se sont avérées insuffisantes pour interrompre un phénomène de contagion rapide et généralisé. La phase actuelle consiste dans l’intervention directe de l’Etat, en transgression ouverte du dogme ultralibéral jusqu’alors unanimement célébré par les dirigeants occidentaux. L’administration américaine a inauguré le cycle de renflouement sur fonds publics de très grandes institutions financières.
L’actuel secrétaire au Trésor (Ministre des finances) de l’administration Bush, Henry « Hank » Paulson, ancien président, jusqu’en 2006, de la banque d’affaires Goldman Sachs -, l’un des artisans de la déréglementation du système bancaire américain, notamment de l’abrogation de la « net capital rule » qui soumettait les intermédiaires financiers à un minimum de règles destinées à limiter leurs risques – est chargé de la mise en œuvre d’un plan de sauvetage de sept cent milliards de dollars. Une injection qui ne peut, selon de nombreux analystes, que colmater les brèches d’un système qui fait eau de toute part et dont les déficits potentiels sont abyssaux, se chiffrant en milliers de milliards de dollars .
Les interventions publiques pour empêcher le naufrage de Freddie Mac et Fannie Mae, deux institutions spécialisées dans le refinancement des crédits immobiliers ont couté à elles seules cent milliards de dollars…Ces couteuses interventions ont justifié l’abandon de la banque Lehmann Brothers condamnée à la faillite. Le refus de sauver un ancien concurrent est aujourd’hui vivement reproché à Hank Paulson. En effet, la cessation de paiement de Lehmann Brothers dont le total de bilan dépassait six cent milliards de dollars a très gravement impacté ses banques créditrices. La réaction en chaine ne s’arrête pas aux frontières des Etats-Unis : la contamination frappe les banques européennes et, au premier chef, les banques britanniques et allemandes dont les relations avec la finance nord-américaine sont très soutenues.
III – La socialisation des pertes et non la nationalisation
Le premier pays a être frappé en tant que tel au cœur de son économie est l’Islande, une ile prospère et glaciale de l’atlantique-nord, dont l’intégralité du système bancaire est en faillite. Ce petit pays de moins de trois cent cinquante mille habitants mène depuis des années une politique de déréglementation et de libéralisation qui a conduit à la disparition totale de toute supervision de la politique de crédit et des banques. La faillite quasi-simultanée des banques a permis d’apprendre que les dettes des banques représentaient douze fois le PNB du pays. L’inquiétude de nombreux économistes sérieux, non pas les préposés à la propagande lénifiante de gouvernements empêtrés dans leurs contradictions, est nourrie par l’hypothèse d’un scénario similaire à celui de l’Islande mais qui affecterait une grande économie européenne. La réponse en ordre dispersé des pouvoirs publics européens suscite effectivement de nombreuses interrogations. Les capacités individuelles de chacun des pays concernés ne suffiront pas à juguler la progression rapide et massive des cessations de paiement bancaires. Le FMI a annoncé sur la base de computations dont on ne connaît pas la teneur que la perte agrégée des banques occidentales pourrait atteindre le chiffre faramineux de mille quatre cent milliards de dollars. Sur cette base, l’on mesure la faiblesse relative des interventions gouvernementales.
Ainsi, le soutien public britannique à ses gigantesques banques en difficulté est inférieur à trois cent milliards d’euros. Au fil des jours la liste des banques sinistrées s’allonge dans un contexte ou l’information sur l’étendue des dégats est très contrôlée. Le refus du gouvernement allemand de coordonner ses efforts avec ses partenaires européens serait dû à la très mauvaise position de nombreuses banques germaniques, les autorités politiques du pays ne souhaiteraient pas divulguer la réalité des pertes effectives.
L’action des gouvernements occidentaux, présentée fallacieusement comme une « nationalisation » partielle ou totale des banques en déconfiture est en réalité une aide publique au grand capital financier. Ce soutien a pour effet de socialiser les pertes assumées par les spéculateurs au détriment de la société toute entière. Le renflouement de banques sur fonds publics, dans des pays où les populations les plus faibles ont du mal à accéder aux soins médicaux, intervient dans une atmosphère propice à des opérations financières particulièrement rentables. Le conflit entre la Wells-Fargo et Citigroup et sur la reprise de la quatrième banque américaine Wachovia en est une illustration exemplaire. Le « socialisme » proclamé de ces mesures est donc purement publicitaire : l’Etat en volant au secours des grands détenteurs de capitaux montre bien à qui il appartient. Mais au-delà des préoccupations d’ordres moral et politique, l’efficacité des dispositifs est discutable face à une crise que personne ne se risque à quantifier.
Un seul élément positif : la sérénité des déposants
Nul n’est en mesure aujourd’hui de fixer les limites d’une crise qui s’annonce comme la plus grave depuis celle de 1929. Les impacts sur l’économie réelle, sur l’activité, commencent à se faire sentir aux Etats-Unis et au Japon notamment. L’assèchement du crédit interbancaire s’accompagne d’un tarissement du crédit aux entreprises. Cette situation aux conséquences dramatiques évidentes à conduit la très libérale Federal Reserve à racheter les créances à court terme des entreprises. Pour la première fois de son histoire, la banque centrale américaine va faire crédit à des établissements non bancaires. Le « credit crunch » ou tarissement du crédit est la menace la plus grave qui pèse sur les économies occidentales, susceptible de créer les conditions objectives d’une récession mondiale aux conséquences dramatiques.
Dans ce sombre tableau, le seul élément encore positif est la relative sérénité des déposants. Aucune queue ne s’est formée devant les portes des banques par des épargnants soucieux de sauver ce qui peut l’être. Il faut dire que l’opinion est frappée de stupeur devant l’avalanche de nouvelles et semble dépassée par la succession d’informations ou les appels au calme alternent avec les plongeons boursiers. Il reste qu’en Allemagne, devant l’afflux d’acheteurs, le principal négociant d’or a décidé de fermer jusqu’à nouvel ordre, étant dans l’incapacité de faire face à la demande…
En tout état de cause, l’inquiétude risque de planer durablement sur les marchés. Le gisement de créances douteuses atteint plusieurs milliers de milliards de dollars et les limites des interventions publiques pourraient être rencontrées plus tôt que prévu. Face à une telle éventualité et au saut dans l’inconnu que cela représente, il faut espérer que les mesures des gouvernements occidentaux pour discutables qu’elles soient, produisent des résultats à bref délai.