Les sept moines de Tibehirine enlevés sur ordre d’Alger
Un ancien militaire algérien révèle les circonstances du rapt et de l’assassinat des trappistes français en 1996
Les sept moines de Tibehirine enlevés sur ordre d’Alger
Abdelkader Tigha décrit le rôle de la Sécurité militaire et ses liens avec les Groupes islamistes armés.
Bangkok (Thaïlande) de notre correspondant Arnaud Dubus, Libération, 23 décembre 2002
Jusqu’ici, Abdelkader Tigha avait gardé le secret. Tout juste avait-il évoqué parfois auprès de ses rares visiteurs l’enlèvement et l’assassinat en 1996 des sept moines français de Tibehirine en Algérie. «Je ne pourrais dire tout ce que je sais qu’en étant protégé», nous affirmait-il dans un premier temps. Une crainte doublée de la peur aussi des «représailles sur sa famille» restée en Algérie.
Emprisonné depuis deux ans au Centre de détention de l’immigration à Bangkok dans des conditions très dures (lire Abdelkader Tigha lâché par la France), Tigha sait qu’il n’a plus rien à perdre. Son témoignage sur cette affaire, l’une des plus retentissantes et des plus obscures entre Paris et Alger, reste pour cet ex-cadre des services secrets algériens l’une des dernières manières de se faire entendre à travers des barreaux, depuis l’autre bout du monde. Un récit détaillé – six pages d’une écriture appliquée – sur une opération dont Tigha a été le témoin et qui devait, selon lui, «intoxiquer l’opinion internationale et en particulier la France» afin que son soutien à Alger ne faiblisse pas face à la «barbarie islamiste».
A l’époque déjà, les responsables politiques français et l’épiscopat ne cachaient pas leurs soupçons d’une implication du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), l’ex-Sécurité militaire (SM) dans l’enlèvement ou l’exécution des moines, officiellement attribués aux Groupes islamistes armés (GIA). Mais c’est la première fois aujourd’hui qu’un cadre d’un service dépendant de la SM implique directement sa hiérarchie dans le drame de Tibehirine.
Rivalité armée des GIA
En mars 1996, Tigha est en poste au Centre territorial de recherche et d’investigation (CTRI) de Blida, dans la Mitidja, à une quarantaine de kilomètres d’Alger, une des régions les plus «dures» d’un pays en pleine guerre civile. Là, depuis deux ans environ, l’Armée islamique du salut (AIS), le bras armé du Front islamique du salut (FIS), qui jusque-là dominait les maquis islamistes, est concurrencé par les commandos des GIA. Une rivalité qui va bientôt virer à l’affrontement armé. Les massacres de civils, que les GIA prennent pour cible en priorité, suscitent les premières questions sur la nature réelle de ces groupes. C’est précisément cela, et plus encore la personnalité de leur chef de l’époque, Djamel Zitouni, qui va être au centre de l’affaire des moines. Cet homme est en effet soupçonné au mieux d’être un agent double, au pire d’être au service de la Sécurité militaire après avoir été retourné par celle-ci. Autant dire que l’affaire des moines pose une fois de plus la question du rôle des services de renseignements algériens dans la sale guerre.
S’il ne fait pas de doute que les GIA tuent «au nom de Dieu», nombre de diplomates étrangers pointent depuis longtemps infiltrations ou manipulations des maquis et remarquent que «les conditions de la création des GIA en font l’un des mouvements armés les plus opaques». Six ans plus tard, les témoignages à ce sujet se sont multipliés (lire Ces ex-officiers qui décrivent les exactions du pouvoir algérien). En juillet, lors du procès intenté à Paris par le général Nezzar, l’ancien homme fort d’Alger, à un jeune officier dissident Habib Souaïdia, le colonel Mohamed Samraoui avait ébranlé le tribunal par sa déposition: «Arrivé à un certain point, sincèrement, on ne maîtrisait plus les groupes que l’on avait constitués ou infiltrés. Comme il y avait plusieurs structures de sécurité qui en créaient, on ne savait plus à qui appartenaient ces groupes, si c’était ou non un groupe ami. Voilà la pagaille à laquelle on avait abouti. On ne pouvait plus maîtriser la situation.» Et ce colonel, ex-adjoint du numéro 2 de la SM, le général Smaïn Lamari, d’ajouter: «Le GIA, c’est la création des services de sécurité.»
Mission spéciale à Médéa
Le 24 mars 1996, au CTRI de Blida, Abdelkader Tigha s’étonne pourtant de voir arriver Mouloud Azzout, «un terroriste des GIA», passant pour être le bras droit de Djamel Zitouni. Ce n’est pas le contact avec Azzout qui le surprend mais le fait qu’il vienne directement et passe même la nuit dans cette caserne, haut lieu des opérations d’infiltration des maquis. «Les rencontres avec Azzout s’effectuaient d’habitude dans un appartement « boîte postale » du DRS, à Blida», note-t-il.
Le lendemain vers 9 heures, «c’est le général Smaïn Lamari (numéro 2 du DRS, ndlr) qui arrive à bord de sa Lancia blindée pour voir personnellement Azzout». La rencontre dure plus de deux heures, dans le service de Tigha. Ce dernier cite un à un les cinq participants, notamment le colonel M’henna Djebbar, chef du CTRI. Le jour même, ce colonel «ordonne une alerte premier degré, qui interdit à quiconque de quitter son poste de travail». Les gardes et la sentinelle sont remplacés par des sous-officiers d’active. Le soir, deux camionnettes J-5 banalisées, utilisées pour les opérations d’arrestation, sont préparées. «J’ai demandé à un collègue : « Où va-t-on? »» «Mission spéciale à Médéa.»
Les moines, seuls témoins
A une trentaine de kilomètres de Blida, Médéa, au coeur de la Mitidja, riche plaine agricole dans un cirque de montagnes, est alors l’épicentre des violences. Depuis l’annulation des législatives en 1992, chaque roche est un maquis, chaque tournant une embuscade. Une dizaine de trappistes français n’ont jamais voulu quitter Tibehirine. «Tant que nous aurons un médecin parmi nous, les hommes en armes nous épargneront.» C’est frère Luc qui tient le seul dispensaire de la région. Il refuse de se demander qui il soigne: «Un malade n’est ni un militaire, ni un maquisard. C’est un malade.»
Le monastère, qui domine toute la vallée, est un poste d’observation imprenable. Alors que la guerre s’amplifie et que la population est prise en otage entre les tueurs des groupes armés et les exactions de l’armée, les moines sont les seuls témoins «extérieurs au conflit». Après leur mort, les habitants de la zone auront encore plus peur : «Désormais, il n’y a plus personne.» Au CTRI de Blida, les choses s’accélèrent. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, les deux fourgons sont rentrés. «On croyait à une arrestation de terroristes, raconte Tigha. C’était malheureusement les sept moines qui venaient d’être kidnappés. Ils ont été interrogés par Mouloud Azzout. Deux jours après, il les a emmenés sur les hauteurs de Blida puis au poste de commandement de Djamel Zitouni, au lieu-dit « Tala Acha » constitué d’abris souterrains, d’une infirmerie de fortune et d’une école pour les nouvelles recrues» des GIA. Depuis cette cache, Azzout maintient le contact avec le centre de Blida.
Dans la Mitidja, les rivalités internes aux GIA vont bouleverser la donne. Hocine Besiou, plus connu sous le nom de Abou Mosaâb, qui dirige un des groupes de la zone Blida-Bougara-Sidi Moussa-Baraki, exige que Zitouni lui remette les moines. Une prise qui, dans la géographie des maquis, ne peut qu’assurer la suprématie. «Zitouni et Azzout ont refusé fermement le transfert des otages vers Bougara. Mais ils ont dû céder quand les lieutenants des GIA ont soutenu cette demande», poursuit Tigha.
Djamel Zitouni sera d’ailleurs obligé de se «justifier» d’avoir cédé face à son groupe, dont chaque «combattant» ne connaît pas forcément son double jeu : il prétexte la possibilité d’un ratissage militaire dans sa zone. Les moines sont donc emmenés dans les maquis de Bougara et Azzout ira au CTRI s’expliquer sur leur transfert. «Il y restera deux semaines, avant de ne plus donner signe de vie», affirme Tigha.
En France, l’enlèvement des trappistes soulève une immense émotion. Les responsables politiques se heurtent au mutisme des autorités algériennes. «Nous étions dans leur main pour obtenir des informations et elles nous menaient en bateau. Elles nous affirmaient « être sur la bonne voie » tout en nous expliquant qu’elles nous informeraient quand elles auraient une piste», affirment à l’époque plusieurs diplomates français à Libération, persuadés qu’Alger «ne lève pas le petit doigt».
Supprimer toute trace
Deux émissaires français sont envoyés pour tenter des avancées, encouragés par un mystérieux contact des GIA venu à l’ambassade de France à Alger déposer une proposition de négociation et une cassette enregistrée des moines. L’affaire fera grand bruit et les autorités algériennes ne cachent pas leur hostilité à ces pourparlers. «Le DRS voulait qu’Azzout soit l’interlocuteur des Français», si cette démarche devait avoir lieu, remarque Tigha. Quant à Djamel Zitouni, le DRS exige qu’il aille lui-même récupérer les otages dans les maquis de Bougara. Autant dire un voyage sans retour dans la période la plus sanglante, entre guerre civile et guerre des maquis, pour ce témoin devenu trop encombrant au moment où l’opération est en train d’échapper aux services de sécurité algériens. «Zitouni a été abattu sur le trajet dans une embuscade tendue par l’AIS, reprend Tigha. Sa neutralisation et la disparition d’Azzout supprimaient toute trace incriminant nos services. Zitouni ne sera déclaré mort qu’en juillet.» Bien après les moines.
C’est en effet par un communiqué du 21 mai 1996 que les GIA annoncent leur mort: «Le président français et son ministre des Affaires étrangères ont déclaré qu’ils ne négocieraient pas avec les GIA, tranchant ainsi le fil du dialogue. Et nous avons de notre côté tranché la gorge des sept moines.»
Une semaine plus tard, le 30 mai, leurs têtes seront découvertes par terre ou accrochées à un arbre dans des sacs en plastique à la sortie de Médéa.
(avec le service étranger)