Abdelkader Tigha lâché par la France
Abdelkader Tigha lâché par la France
Détenu à Bangkok depuis 2000, l’ex-cadre des services joue son va-tout.
Par Arnaud Dubus, Libération, 23 décembre 2002
En quittant l’Algérie, Tigha s’est dit «prêt à aider la France contre le terrorisme en échange d’une protection et d’un asile politique en Europe». En vain. Bangkok (Thaïlande) de notre correspondant
«J’ai été trahi par le gouvernement français.» A travers le grillage de sa cellule du Centre de détention de l’immigration de Bangkok, où s’entassent 150 autres détenus, Abdelkader Tigha raconte l’odyssée qui l’a mené d’Algérie à cette prison de Bangkok où il croupit depuis deux ans. Jusqu’à sa fuite, en 1999, Tigha est un cadre du Département du renseignement et de sécurité (DRS), l’ex-sécurité militaire algérienne. Pendant les années les plus noires de la «sale guerre», il est chef de brigade au Centre territorial de recherche et d’investigation (CTRI) de Blida, de 1993 à 1997. Cette ville, siège de la plus importante région militaire d’Algérie, est devenue aussi un fief islamiste après le début des affrontements ayant suivi l’annulation des législatives de 1991 remportées par les islamistes. Le CTRI est chargé «d’identifier, de localiser et d’évaluer le degré d’implication» des sympathisants présumés des GIA. Une partie du travail de Tigha consiste à superviser l’infiltration de ces groupes par des agents «retournés» par son service.
Muté à Alger. Fin 1996, il est chargé d’établir un rapport d’enquête sur la disparition de deux professeurs proches des GIA. Le rapport, qui implique la police judiciaire militaire, déplaît à ses supérieurs. Muté à Alger, Tigha doit restituer son arme de service. Il apprend qu’on l’accuse d’accointances avec les islamistes. Le message est clair : mieux vaut quitter le pays. En décembre 1999, il parvient à passer en Tunisie puis en Libye avant de débarquer à Damas où transitent nombre d’Algériens, notamment de déserteurs, car la Syrie n’exige pas de visa des ressortissants arabes. Conscient que le faux visa pour la France qu’il a en poche ne lui assurera aucune protection, il décide de contacter les autorités françaises à Damas. Un homme se présentant comme «chargé des questions politiques» le reçoit à l’ambassade. Tigha se dit «prêt à aider la France contre le terrorisme en échange d’une protection et d’un asile politique en Europe».
Quelques jours après, l’homme de l’ambassade lui indique qu’il est «risqué pour les agents français de venir l’interroger en Syrie». Chypre est envisagé. Ce sera finalement la Thaïlande, «pays touristique où on peut passer inaperçu». Tigha achète un billet aller-retour sur Emirates Airlines payé par son interlocuteur. En janvier 2000, il arrive à Bangkok. «J’ai d’abord été logé près de l’ambassade de France au Newrotel, puis au Centre Point Appartment, un complexe de luxe au-dessus d’un centre commercial», raconte Tigha. Il y est inscrit sous son nom, mais avec une fausse adresse à Rome. Dix jours après, arrive une équipe de trois agents de la DGSE, dont nous tairons pseudonymes et descriptions. Les papiers de Tigha sont photographiés. Le debriefing commence, enregistré sur minidisque. Tigha voit ses interlocuteurs trois fois. Les réseaux du DRS et des GIA en Europe les intéressent en priorité, ainsi que certaines affaires concernant la France et l’Algérie. A commencer par les moines de Tibehirine.
C’est là que le ton monte. Les Français veulent des détails. Pour Tigha, c’est la dernière et meilleure carte. Il insiste pour avoir des garanties sur son asile politique. Eux rétorquent que c’est impossible en France car «cela créerait des problèmes avec Alger». «Je leur ai dit que je pouvais aller n’importe où, en Allemagne ou ailleurs… L’un d’entre eux, un jeune, m’a lancé : « Si tu as tué, personne ne voudra t’accepter, pas même Amnesty. » Je lui ai répondu : « Tu n’es qu’un jeune, tu ne connais rien. »» Le chef du groupe sort alors sur le balcon pour téléphoner de son portable. «En revenant, il m’a dit : « Tu nous donnes les infos, on te donne une grosse somme et tu te débrouilles. »» Abdelkader Tigha se fâche. «On arrête tout !» Il dit aujourd’hui : «Je m’étais trompé de porte. Je me sens trahi par la France.» Trois mois plus tard, lorsque son visa expire, Tigha est arrêté par la police thaïlandaise. Au Centre de détention de l’immigration de Bangkok, où il est emprisonné depuis, sont regroupés les étrangers en infraction, en majorité africains, birmans ou cambodgiens. Dans la cellule de Tigha, pièce grillagée de 200 m2 environ, ils sont cent cinquante allongés à même le sol dans une atmosphère fétide brassée par les pales d’un lourd ventilateur de métal. Tous les yeux sont braqués sur une télévision fixée en haut du grillage. La détention ne devrait pas dépasser quelques semaines. On peut y rester des années. Certains craquent. Pendant notre entretien avec Tigha, un Européen hirsute hurle des insultes : il est là, dit-on, depuis dix ans. Un seul médecin s’occupe de ces milliers de prisonniers qui, une fois leur peine accomplie, n’ont qu’un moyen de quitter la Thaïlande pour un pays tiers : le feu vert du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU. Faute de quoi, le détenu ne peut partir que pour une seule destination : son pays d’origine.
«Raison d’Etat». Ce que refuse évidemment Tigha. Son cas tombe dans un vide juridique sur lequel le HCR travaille depuis un an : en vertu d’une «clause d’exclusion», le statut de réfugié est refusé à ceux qui pourraient être impliqués dans des crimes contre l’humanité. Tigha nie fermement : «Je ne donnais que les adresses des gens à interroger. Je n’étais chargé ni des interrogatoires, ni des exécutions.» Le statut lui a été refusé à deux reprises. S’il est extradé vers l’Algérie, il risque à l’évidence la mort ou la torture. De son côté, la France n’a pas voulu considérer sa demande. «Elle a peur d’Alger. Il y a une relation très étroite entre les deux « services »», affirme Tigha. Sur le plan du droit, l’attitude française est contestée par l’avocat Patrick Baudoin, ancien président de la FIDH : «L’asile doit être accordé à toute personne susceptible d’être persécutée dans son pays. Tel est le cas d’Abdelkader Tigha. Il faut être aveugle ou hypocrite pour récuser cette évidence. La France se déshonorerait en refusant, par lâcheté ou raison d’Etat, de lui accorder l’asile.»
A Kuala Lumpur, l’ambassade d’Algérie, elle, ne lâche pas Tigha des yeux. Elle a demandé aux autorités thaïlandaises d’être informée en permanence sur ses éventuels déplacements. En attendant, Abdelkader Tigha, 34 ans, attend dans sa cellule. «Je n’ai plus peur de rien, sauf de Dieu.».
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Editorial
Gênante vérité
Par Jacques AMALRIC, Libération, 23 décembre 2002
Comme beaucoup de crimes commis en Algérie, l’enlèvement puis l’assassinat des sept moines de Tibehirine, en 1996, seront longtemps restés mystérieux. Mais trop d’interrogations, de contradictions, de zones d’ombre, marquaient cette affaire pour qu’on accepte de la classer sans sourciller. C’est ce qui se serait passé sans le témoignage explosif d’Abdelkader Tigha, un ancien membre de la Sécurité militaire algérienne qui officiait à Blida, à l’époque des faits. Selon cet homme, aujourd’hui détenu à Bangkok, les moines n’auraient pas été enlevés par leurs assassins mais par les services algériens, à la fois indisposés par la présence obstinée des trappistes en un lieu stratégique de la lutte anti-islamiste et soucieux d’arrimer la France à leur combat antiterroriste. Le kidnapping n’aurait pas dû se conclure par la mort des moines, puisqu’ils avaient été confiés au chef de maquis islamiste, Djamel Zitouni, qui coopérait avec les services de l’armée algérienne. Mais l’opération a tourné au drame lorsqu’un autre commando des GIA a réussi à s’emparer des moines et qu’il aurait cherché en vain à négocier leur libération. Le plus surprenant dans cette version des faits dont Libération s’est attaché à vérifier tout ce qui pouvait l’être, c’est qu’elle n’étonnera sans doute pas certains responsables gouvernementaux français passés et présents. Dès 1999 en effet, Abdelkader Tigha fait savoir à la DGSE, via l’ambassade de France à Damas en Syrie, qu’il est prêt à faire la lumière sur les agissements des services algériens moyennant protection et asile politique en Europe. Envoyé à Bangkok par les services français qui viennent l’y interroger, il se rend compte qu’il n’obtiendra pas satisfaction et garde pour lui les détails du récit qu’il livre aujourd’hui. Difficile cependant de croire qu’il n’en avait pas livré les grands traits à ses interlocuteurs, à commencer par la responsabilité initiale de la Sécurité militaire algérienne dans l’enlèvement des moines. Une vérité bien encombrante à gérer pour les gouvernants français, toutes tendances confondues, qui ont toujours pris soin de ne pas contrarier par une curiosité excessive le pouvoir militaro-civil en place à Alger.
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Ces ex-officiers qui décrivent les exactions du pouvoir algérien
Anciens policiers et militaires dénoncent l’opacité du système.
Par Florence Aubenas et Jose Garçon, Libération, 23 décembre 2002
«Le gouvernement français est contraint dans son expression. (…) Donc, nous devons être assez prudents.» Lionel Jospin en 1997 «Je m’appelle Habib Souaïdia, je suis un ancien officier ayant appartenu aux troupes spéciales de l’armée algérienne […]. J’ai vu des militaires massacrer des civils et faire passer ces crimes pour ceux des terroristes.» Ainsi commence La Sale Guerre, livre publié en 2001 dans lequel un militaire dénonçait de l’intérieur, et pour la première fois à visage découvert, les exactions et le fonctionnement de la haute hiérarchie de l’armée. Comme celles d’Abdelkader Tigha aujourd’hui, les révélations d’officiers dissidents ont toujours été la principale manière de connaître les dessous des institutions les plus opaques. Le système algérien en est un tel exemple que les Etats-Unis n’ont trouvé d’autre biais pour «pénétrer» son armée que d’organiser des «manoeuvres navales communes». Mais à la différence de ce qui s’est passé avec les transfuges de l’ex-bloc de l’Est, ces témoignages sur une guerre qui a déjà fait près de 200 000 morts sont toujours accueillis avec réticence par les capitales occidentales. Quand ils ne sont pas délégitimés d’emblée.
Depuis le début de la guerre civile en 1992, les récits d’acteurs du système ne manquent pas. Les premiers à parler furent les policiers qui, cibles privilégiées des tueurs islamistes, sont en première ligne. Par dizaines, ils ouvriront la voie de l’exil. Eux racontent la torture systématique dans les commissariats et certains coups tordus. Mais ce qu’ils dénoncent a peu d’écho hors des organisations humanitaires. Comme si l’opinion occidentale avait intériorisé qu’un commissariat du tiers-monde est forcément violent. Et a-t-on le choix contre le «péril islamiste» ?
Accès de colère. Les militaires dissidents seront la deuxième vague. S’ils se confient d’abord dans des cercles privés, leurs récits donnent la chair de poule. En 1996, au Club des Pins, résidence protégée de la nomenklatura près d’Alger, un militaire à la retraite raconte d’un ton badin : «Dans les commissariats, on les fait asseoir. Sur des plaques électriques.» Mais ce qui ressort avec ces dissidents, ce sont les manipulations de la Sécurité militaire (SM) et ce que le général Nezzar, ex-homme fort du régime, qualifiera lui même de «coups de Jarnac».
Dans les plus hautes sphères de l’Etat français, on n’est ni sourd ni aveugle. Mais on fait comme si… Bien sûr, il y a des accès de colère. En 1995, Edouard Balladur, alors Premier ministre, en aura un lors de la prise en otage de l’Airbus d’Air France à Alger. «Je tiens l’Algérie pour responsable de la mort du cuisinier de l’ambassade de France (un des passagers exécuté, ndlr)», lance-t-il, excédé par les manoeuvres dilatoires d’Alger. Malgré cela, Paris se tait par peur des attentats. En 1997, Lionel Jospin, aura l’honnêteté de dire qu’il ne peut rien dire. «Le gouvernement est contraint dans son expression. Nous sommes face à une opposition fanatique et violente contre un pouvoir qui lui-même utilise la violence. Donc, nous devons être assez prudents. Nous avons déjà été frappés.»
La fuite puis l’arrivée en Europe d’ex-officiers de l’armée et de la SM vont mettre manipulations et infiltrations sur la place publique. A partir de 1997, les cyberdissidents du Maol (Mouvement algérien des officiers libres) seront les plus spectaculaires si ce n’est les plus transparents. Basés à Madrid ou à Londres, en contact avec certains de leurs pairs toujours en poste en Algérie, ces hauts gradés n’en finissent pas de disséquer sur Internet les dossiers noirs des tueries attribuées aux GIA ou aux islamistes et le fonctionnement des généraux et de la SM, colonne vertébrale du régime. «Le polar de l’Algérie mafieuse», résume un ex-ministre algérien. Au sommaire, l’embuscade mortelle contre Matoub Lounès en Kabylie en 1998, les massacres de civils aux portes d’Alger en 1997 ou l’assassinat du chef de l’Etat Mohamed Boudiaf en 1992. «Mais comment croire ce groupe qui refuse de s’identifier et de sortir de la clandestinité ?», s’interroge un diplomate occidental.
Comptes. Réfugié à Paris, Habib Souaïdia va être le premier visage de ces dénonciations. Le choc que provoque son livre va alimenter et rendre visible la peur des généraux algériens de devoir, un jour, rendre des comptes devant une juridiction internationale. En Allemagne, un colonel parle à son tour : Mohamed Samraoui (lire page 2). Il n’est pas n’importe qui. Adjoint du général Smaïn, numéro 2 de la SM, il est un de ces hauts gradés dont les révélations devraient faire la une de la presse, à l’instar de la mafia italienne. «Mais les généraux algériens, c’est trop brûlant», admet un diplomate français.
A Alger, la parade est toute trouvée : «islamiste» ou «délinquant». Pourtant, à l’exception d’Ahmed Chouchène, exilé en Grande Bretagne qui ne cache pas ses contacts avec le FIS, chacun de ces hommes revendique s’être engagé dans les armes pour «que [notre] pays ne soit pas l’Afghanistan».