temoignage
Le témoignage d’un ancien officier algérien :
« On était devenus des sauvages »
Jean-Pierre Tuquoi, Le Monde, 2 juin 2000
LES AUTRES ont préféré conserver l’anonymat. Lui parle à visage découvert de ses « années de guerre » dans l’armée contre les « barbus terroristes », de cette tranche de vie, entre 1992 et 1995, où s’entremêlent dans sa mémoire les histoires de sang et une routine quotidienne peu exaltante. L’homme s’appelle Habib Souaïdia et porte le matricule 89 120 08890. Sous-lieutenant de trente et un ans dans les troupes spéciales de l’armée de terre (les para-commandos), il ne veut plus entendre parler de cette armée qui l’a meurtri et dont il a été radié, après avoir purgé quatre années de prison. Depuis son arrivée en France, ralliée il y a peu en empruntant des voies particulières, il végète dans l’attente d’un statut de réfugié qui tarde. Célibataire, il a laissé ce qui lui reste de famille de l’autre côté de la mer, n’emportant avec lui que ses papiers et des documents militaires sans importance.
Le plus intéressant c’est d’écouter le jeune sous-lieutenant raconter dans un français hésitant « sa » guerre dans cette région de l’Algérois dont les noms, synonymes de tragédies, sont devenus familiers à l’opinion publique : Blida, Boufarik, Baba Hassan, Lakhdaria. Habib Souaïdia a choisi la carrière militaire en août 1989, moins d’un an après les émeutes sanglantes de l’automne 1988. « Je voulais faire quelque chose pour mon pays. » Il opte pour l’Académie interarmes de Cherchell, d’où il sort trois ans plus tard pour intégrer l’Ecole d’application des troupes spéciales de Biskra. L’Algérie est à feu et à sang et le pouvoir a un besoin urgent de militaires d’élite. Le stage de formation de Biskra est donc abrégé de plusieurs mois et le sous-lieutenant versé dans une unité spéciale, le Centre de commandement de lutte antisubversive (CLAS), à Beni Messous, dans la banlieue d’Alger.
UNE VILLA CENTRE DE TORTURE
Ils ne sont guère plus de 2 500, sous le commandement du général Mohammed Lamari, à en faire partie, mais c’est sur eux et sur la direction des renseignements et sécurité (DRS, l’ex-Sécurité militaire) que repose l’essentiel de la « lutte antisubversive ».
Commencent les opérations dans les zones chaudes de la région d’Alger : contrôle routier, perquisition, accrochage avec les « barbus ». « On était formé pour défendre notre pays. Je pensais que ce que l’on racontait sur le FIS (Front islamique du salut) était exagéré. J’ai changé d’avis lorsqu’on est entré en contact avec les terroristes. Ils nous ont fait beaucoup de mal », raconte l’officier. Les premiers doutes sur la conduite de la guerre commencent à habiter M. Souaïdia en janvier 1993 lorsque, sur la foi d’un tuyau crevé, un groupe d’intervention spéciale de « ninjas » – surnommés ainsi en raison du masque qui leur couvre le visage – est envoyé vers la mort dans la Mitidja. Les quatre dernières Toyota du groupe sont prises sous le feu des « terros » et huit militaires tués. « Ça nous a fait mal. Si on était intervenu rapidement on aurait pu limiter les dégâts. Mais on nous l’a interdit. » Pourquoi ce veto de la hiérarchie ? « On a envoyé les copains à la mort pour souder l’armée. Quand tu vois un ami torturé ou décapité par un terro, tu as la haine », lâche l’officier. Le malaise et l’incompréhension vont s’accentuer ensuite. Muté au printemps de 1993 dans la région de Lakhdaria (ex-Palestro), à une centaine de kilomètres à l’est d’Alger, l’officier est le témoin quotidien de la « sale guerre » menée contre les « barbus ». L’ancienne villa coloniale où il loge, en retrait de la route nationale nº 5, est un centre de détention et de torture. « Les personnes kidnappées, des islamistes supposés, étaient enfermées dans la cave transformée en cachots. Ils étaient torturés par les gens de la Sécurité militaire. On lâchait sur eux un berger allemand ; on les obligeait à s’asseoir sur des tessons de bouteille ou à boire de l’eau de Javel diluée. J’entendais leurs cris, je les voyais dans la cave. Celui qui entrait dans cet endroit, il était mort, même s’il n’avait rien à se reprocher. Le seul à avoir été relâché au bout de quelques mois, c’est un médecin de Constantine : il était devenu fou », affirme l’officier. Après interrogatoire, les « barbus » présumés étaient abattus et leurs corps brûlés et abandonnés dans la nature. « La gendarmerie récupérait des cadavres carbonisés non identifiables. On mettait ça sur le compte des terros », poursuit-il, avant de conclure : « Je ne peux pas résumer tout ce que j’ai vu. C’était terrible.»
L’officier n’éprouve aucune sympathie pour les islamistes. Et c’est sans l’ombre d’un regret qu’il raconte comment, pendant ces années de folie, il a lui-même abattu quatre « terros », lors d’un banal contrôle d’identité. Ou l’accrochage au cours duquel, à la fin du printemps 1993, lui et ses hommes élimineront treize « barbus ». « On a mis leurs corps sur le capot de nos Land Rover et de nos Jeep pour terroriser les gens de Palestro. » Et l’officier de conclure : « On était devenus des sauvages. »