L’affaire Taiwan: Un ex-officier de police dévoile les dessous d’une immense manip

Affaire Taïwan : la version officielle récusée

Une nouvelle version de l’affaire Taïwan, différente de celle qui avait été jugée en 1995, est révélée. Libérés et acquittés, des condamnés dans cette affaire apportent leurs témoignages accréditant cette thèse. Des révélations impliquant de hauts fonctionnaires et des responsables de la police.

Youcef Rezzoug, Le Matin 16. août 2000

I. Un ex-officier de la police interpelle Bouteflika

« Torturé et jeté en prison pour avoir découvert l’affaire Taïwan »

Dans une lettre ouverte adressée au Président de la République, en tant que premier magistrat du pays, et aux responsables de toutes les institutions, Mohamed Rebai, ancien officier de la police travaillant au commissariat central d’Alger, révèle et dévoile les dessous de l’affaire Taïwan qui lui aurait coûté une accusation d’appartenir à un groupe terroriste, une détention secrète de cinquante-six jours au niveau du service central de lutte contre le crime dans l’Ecole supérieure de la police de Châteauneuf et une détention préventive de vingt mois avant d’être acquitté par la justice le 17 novembre 1996. Avant de relater les déboires subis, il explique les raisons qui étaient à l’origine du retard pris depuis sa libération pour réagir. Simplement, dit-il, il attendait son acquittement définitif après la requête faite par le procureur général du tribunal d’Alger qui a été prononcé le 29 février dernier. Le document comporte 29 pages retraçant les conditions de son arrestation avant qu’il subisse la torture dans les locaux de la police pour démentir par la suite les accusations de son implication dans un réseau terroriste. « Toute cette machination et ces manouvres dirigées contre moi ont été fomentées par des personnes que j’ai dévoilées dans le cadre de mon travail, ainsi que leurs pratiques illégales, surtout depuis que j’ai mis la main sur le dossier du réseau des voitures trafiquées, ce qui sera appelé plus tard l’affaire des voitures Taïwan », affirme l’officier Rebai qui fut radié des effectifs de la police. Issu de la promotion 1992 de l’Ecole supérieur de la police de Châteauneuf, Rebai fut intégré immédiatement comme sous-chef de la brigade de la répression du banditisme au niveau de la Sûreté de la wilaya d’Alger, au commissariat central.

« Mon histoire avec l’affaire Taïwan »

« Tout a commencé le jour où mon camarade de promotion Touadi Hachemi, officier de police et chef de la brigade de police des frontières au port d’Alger, m’a fourni des renseignements sur l’existence d’un important réseau spécialisé dans le trafic des voitures de luxe volées en Europe de l’Ouest pour les faire rentrer à Alger via Marseille », écrit Rebai avant d’ajouter : « Ces voitures et d’autres volées à travers le territoire national sous la menace d’armes à feu sont régularisées en leur procurant de nouvelles cartes grises et de nouveaux numéros d’immatriculation afin qu’elles soient vendues dans le marché algérien. » Il y a lieu de rappeler que l’officier Touadi Hachemi a été assassiné quelques mois après dans son bureau au port d’Alger.
« Ce dernier m’a refilé ces renseignements tout en sachant que j’avais toutes les prérogatives pour entamer une enquête », soutient Rebai qui aurait immédiatement commencé les investigations. Tout d’abord l’identification des deux personnes présumées chefs du réseau : « Guendouzi Toufik et Aouissi Ali, tous les deux âgés de 25 ans et habitant El Harrach. » Les autres membres du réseau sont, selon Rebai, des fonctionnaires des daïras de Sidi M’hammed et
d’El Harrach ainsi que des communes appartenant à ces circonscriptions ; même des policier, faisaient partie du réseau. Mais les fonctionnaires sont ceux qui travaillaient dans le service des cartes grises et celui de la légalisation des documents.
Devant la difficulté de déterminer exactement le domicile de Guendouzi, Rebai a procédé avec les groupes opérationnels lors d’une permanence au commissariat à l’arrestation de Aouissi, qui aurait refusé de les conduire à la maison du présumé chef du réseau. Mais il aurait, selon Rebai, avoué au commissariat central qu’il appartenait à un réseau de trafic de voitures tout en accusant Guendouzi d’être le chef de la bande.

Guendouzi, maillon de la chaîne

« L’affaire a commencé à prendre une dimension importante à la remise à Aouissi, au lendemain de son interpellation, deux convocations, l’une le concernant et l’autre pour Guendouzi », souligne Rebai. Des hommes importants, des personnalités et de hauts fonctionnaires de police ont tenté, selon lui, d’intervenir au profit des deux mis en cause. « Tifaoui Smaïl, président du Conseil populaire de la ville d’Alger (CPVA), et le commissaire Benziane Abdelmadjid, chef de la brigade de répression du banditisme, sont ceux qui ont insisté et se sont présentés plusieurs fois », affirme-t-il tout en précisant que plus tard il a pu découvrir que « Guendouzi a cédé à plusieurs reprises à Benziane son appartement qu’il avait loué à Sidi Fredj ». Constatant que les deux présumés accusés n’ont pas répondu aux convocations de la police, Rebai a décidé fin mars 1994 d’aller les chercher chez eux. Mais il s’est rendu compte que Guendouzi avait quitté plus d’une semaine auparavant le domicile familial. La perquisition chez lui, faite en présence des membres de sa famille, a permis, selon Rebai, de récupérer le passeport personnel de Guendouzi, des carnets internationaux de véhicules, une liste de numéros de séries d’immatriculation et une somme d’argent évaluée à deux cent quatre-vingt-seize mille dinars. L’implication de Guendouzi a été confirmée, selon lui, deux jours après cet incident. C’est lors d’un barrage fixe des éléments de l’ANP, tout près de Raïs, dans la localité de Sidi Moussa, que trois individus ont été appréhendés à bord d’une voiture transportant deux cabas contenant 470 cartes grises vierges et un important lot de cachets humides et sceaux appartenant à plusieurs organismes et services : la Direction des mines et du contrôle technique des voitures, les services des cartes grises des daïras et ceux de la légalisation des documents au niveau des APC. Les trois personnes arrêtées ont été conduites au service de la police judiciaire de la Sûreté de la wilaya d’Alger (SWPJ/SWA). Rebai précise que certains cachets humides retrouvés en possession de ces personnes avaient été volés auparavant par des individus armés. Les personnes arrêtées ont avoué, selon Rebai, « leur appartenance à un réseau de trafic de voitures, dont le chef n’est autre que Guendouzi ». C’est à ce moment-là que le commandant de la police, Mahmoudi Abdelkader, chef du service wilayal de la police judiciaire, a pris l’affaire en main en installant un groupe chargé de l’enquête et en récupérant tous les documents ayant trait à cette affaire. Il y a lieu de signaler que ce commandant sera assassiné plus tard à Blida par un groupe armé. Au début du mois d’avril 1994, le groupe chargé de l’enquête a présenté à la justice les trois personnes arrêtées sous les chefs d’inculpation : constitution d’association de malfaiteurs, trafic international de véhicules, détention illégale de cachets et de sceaux, faux et usage de faux, vol qualifié et complicité. Guendouzi a été cité comme chef du réseau, mais en état de fuite. Il sera cité également en 1997 lors du déroulement du procès consacré à l’affaire dite Taïwan. Mais le plus intriguant dans cette affaire, c’est que Guendouzi a pu, selon Rebai, se faire délivrer durant cette période un nouveau passeport alors qu’il était recherché.
Guendouzi aurait quitté le territoire national avec la bénédiction et l’aide de personnes influentes. Peut-on dire que les secrets de l’affaire et les noms des vrais chefs du réseau se sont envolés avec lui ? Rien n’est sûr, car beaucoup de victimes ont décidé de parler.

« Les conditions de mon arrestation »

Acceptant d’intégrer la 5e BMPJ de Bourouba qui était sous la direction de l’officier Ouled Aami Boulem, Rebaï a découvert des horreurs à l’intérieur des locaux de cette
brigade. Des arrestations arbitraires, des détentions illégales et dans des conditions atroces où les personnes arrêtées sont soumises à la torture et aux sévices sexuels. Comme il a pu découvrir « l’existence d’un lien entre Guendouzi et l’officier Ouled Aami ». Il ne tardera pas donc à quitter cette brigade et ce, après avoir fait un rapport à ses supérieurs sur les pratiques du chef de la 5e BMPJ. Il sera convoqué par la police des polices au niveau de la DGSN, mais il ne sera même pas écouté. Il lui aurait été demandé seulement : « Que serait-il sur l’affaire Taïwan ? » Rebai est muté à la Sûreté de daïra de Bab El Oued. Le 2 janvier 1995, le jour même de l’assassinat de l’officier Touadi Hachemi, il est « arrêté au niveau du bureau de Smaïl Tifaoui, président du CPVA ». « J’ai été envoyé par le chef de la Sûreté de daïra de Bab El Oued au bureau de ce dernier pour récupérer les peintres chargés de repeindre le siège de la Sûreté de daïra. Mais en étant chez Tifaoui, j’étais surpris par l’irruption du commandant Bensaïd Mohamed, chef du département de la police judiciaire au niveau du service central de répression du banditisme, qui était accompagné de deux éléments de son service », confie Rebai. « Le commandant m’a demandé de le suivre à Châteauneuf pour aider son groupe à identifier un refuge de terroristes. Mais en arrivant à son bureau je me suis retrouvé entouré par un groupe de dix policiers de son service », raconte-il. Et d’ajouter : « J’ai été délesté de mon arme et conduit au sous-sol. »
Le même jour, des documents concernant l’affaire Taïwan et les pratiques de l’officier Ouled Aami appartenant à Rebaï ont disparu de la chambre de ce dernier située à l’hôtel de Genève à Alger. « Pendant les 56 jours de la garde à vue au niveau d’une cellule à Châteauneuf, j’étais soumis aux pires supplices et j’ai subi des tortures atroces », confie Rebai qui aurait refusé de signer des procès-verbaux en blanc une nuit avant d’être présenté, le 26 février 1995, à la justice. C’était un jour férié, le 27e jour du mois de Ramadhan. Rebai a été acquitté par la justice le 17 novembre 1996 et demande aujourd’hui au Président de la République d’ouvrir une enquête sur l’affaire Taïwan, l’assassinat de l’officier Touadi Hachemi et les pratiques illégales constatées au niveau de la 5e Brigade mobile de la police judiciaire de Bourouba

II. L’affaire Taïwan est-elle close ?

« Un procès Taïwan pour protéger les vrais coupables »

«Taïwan » signifie en jargon populaire une chose fausse qui a toutes les apparences d’être vraie. C’est pour cette raison que cette appellation a été donnée à l’une des plus importantes affaires liées au trafic des voitures qui, malgré ses jugements successifs, n’a pas encore livré tous ses secrets. L’affaire Taïwan avait été connue publiquement la première fois en 1995 avec l’arrestation de 67 personnes, dont 10 femmes et 12 policiers, accusées d’implication dans ce trafic. Le premier procès a eu lieu en décembre 1997 et la majorité des prévenus avait été acquittée et innocentée. Puis un deuxième procès en mars dernier. Mais certains parmi ceux qui avaient été condamnés lors de ces deux procès sont aujourd’hui libres. Ils se défendent pour dire qu’ils étaient victimes d’une machination fomentée par certains responsables du commissariat central d’Alger et le procureur Ali Hadji. Les trois inspecteurs de police contre lesquels ces personnes arrêtées avaient été « instruites » de témoigner n’ont été jamais inquiétés par la justice. A l’exception de l’inspecteur Fekih qui était acquitté lors du premier procès. Mais les trois inspecteurs demeurent suspendus. Ils ont tenté tous les recours avant de décider de rendre leur affaire publique. Pour ces trois inspecteurs, qui travaillaient en 1994 à la cellule d’exploitation de renseignements au niveau du commissariat central
lorsqu’ils étaient chargés par leur responsable d’enquêter sur cette affaire de voitures trafiquées : « Le procès monté depuis 1995 est faux. » « C’est un procès Taïwan pour occulter la véritable affaire Taiwan », confient-ils. C’est avec la série d’attentats aux voitures piégées qu’Alger avait connue en 1994 et le nombre important de véhicules volés sous la menace d’armes à feu qui furent signalés que leur responsable, selon eux, les avait désignés pour enquêter sur les voitures trafiquées et l’exploitation de certaines informations qui faisaient état de l’existence d’un réseau composé de policiers et autres spécialisés dans la procuration des papiers (cartes grises) aux voitures réceptionnées au port d’Alger sans qu’elles soient déclarées ou enregistrées, selon les formalités en usage. Un réseau qui disposait des cartes grises vierges et les cachets humides de la daïra de Sidi M’hamed. Ainsi après que les papiers et les immatriculations sont portées sur ces véhicules détournés, la marchandise est prête à être écoulée sur le marché. Les policiers, qui étaient chargés de l’affaire avant qu’ils ne soient accusés d’être membres du réseau des trafiquants s’accordent en appelant le Président de la République à déligenter une nouvelle enquête sur cette affaire, à dire que « les derniers procès ont été montés par pièces pour protéger les vrais coupables, parmi lesquels il figurait des personnalités importantes de la nomenklatura et leurs proches ». Où est donc la vraie version de l’affaire Taïwan, celle qui a été jugée ou celle qui est occultée et révélée par ces inspecteurs de la police ? L’affaire risque cependant d’être ouverte de nouveau puisque de nouveaux éléments sont apportés par un officier, qui était en prison, et par des condamnés qui décident après leur libération de briser le mur du silence.

III. Les condamnés décident de rompre le silence

Cinq ans de sa vie passés à Serkadji pour la simple raison qu’il travaillait au service des cartes crises, à la daïra de Sidi M’hamed. Il avait été arrêté le jour où toute sa famille fêtait la circoncision de ses deux enfants. Cela faisait déjà sept mois, en mai 1995, que Rachid Benouered occupait son poste de contrôleur de cartes crises à la daïra lorsqu’il fut conduit au commissariat central d’Alger. « J’étais en congé et j’ai décidé de l’annuler après avoir été informé de l’arrestation de mes deux collègues, Mezaguere Rabah, chef service, et Achouri Faïza, secrétaire », affirme Rachid. Une brigade de la police dépendant de la Sûreté de daïra de Belouizdad faisait irruption dans les locaux de la daïra en compagnie de Mezaguere, qui purge encore sa peine à la prison de Serkadji. « Les membres de cette brigade m’ont demandé de les suivre en me signifiant que je suis accusé dans une affaire », raconte-il en ajoutant le fait que son arrestation était le produit « du simple hasard ». Car il se trouvait au mauvais (plutôt le bon) endroit au mauvais moment. Arrivant au commissariat central, l’interrogatoire commence sur des choses que, dira Rachid, « j’ignorais ». La première question était : « Quels sont les policiers que tu connais ? » « J’ai cité les noms des policiers que je connais comme voisins ou dans le cadre de mon ancien boulot à la wilaya », raconte-il n’oubliant aucun détail de son passage à « la question ». « Puis, il m’ont demandé si je connais les trois inspecteurs de police : Kara, Tayebi et Fekih », poursuit-il. Parmi ces trois, Rachid connaît Fekih, son voisin. « Les policiers qui dirigeaient l’interrogatoire m’annoncent que ces inspecteurs sont impliqués dans un trafic de cartes grises »,
souligne-t-il.

La question :
« Avoue que tu as intégré le réseau sous la menace »

« Tu n’as rien fait. Lis le procès-verbal, rien n’indique que tu es accusé de quoi que ce soit. Mais on te demande seulement de témoigner contre ces trois inspecteurs ; tu pourras repartir et assister à la fête de tes enfants », paroles des policiers chargés de l’interrogatoire, se souvient Rachid. « Je leur ai dit que Fekih m’avait menacé avec son arme afin de pouvoir sortir immédiatement et être aux côtés de mes enfants », confie-t-il les larmes aux yeux. « J’avais une seule idée dans la tête : ne pas perturber la fête familiale et plus tard devant le juge, je nierai tout », ajoute-t-il tout en souhaitant que les policiers accusés à tort lui pardonneront un jour son acte de lâcheté « dans un moment de faiblesse ». Mais six jours après son arrestation, Rachid avait été présenté devant le juge du tribunal d’Abane Ramdane, à Alger, où il fut « entendu par deux juges, dont le juge d’instruction Hadji ». « Sans la présence d’un avocat », affirme-t-il, tout en déplorant qu’il n’ait pas pu revenir sur ses fausses déclarations faites au commissariat central. « Oui, j’avais tenté de le faire en expliquant au juge les circonstances du déroulement de l’interrogatoire durant lequel j’avais subi le chantage et les pressions sous la menace », précise-t-il en faisant des gestes « exagérés » des mains. Il est devenu hypertendu et dépressif depuis son séjour à la prison.
« Tu n’as rien à craindre et tu dois rester sur tes anciennes déclarations, sinon tu retourneras au commissariat central », lui aurait répondu le juge. Ce n’est qu’après six mois passés en prison à Serkadji que Rachid fut appelé une nouvelle fois par le juge. Mais cette fois-ci, en présence de son avocat. « C’était l’occasion pour nier en bloc toutes mes précédentes déclarations à propos des accusations que j’avais portées sous la menace et la torture contre des policiers innocents », avoue-t-il. Le 31 décembre 1997, trente-trois mois après son arrestation, il avait été jugé.
« Il ne m’était rien reproché comme faits, j’étais jugé sur la base de mes déclarations faites au commissariat central contre des policiers », déclare-t-il, tout en affirmant qu’il avait relaté lors du procès les circonstances dans lesquelles avait eu lieu « l’extorsion de ces faux témoignages ». Rachid avoue qu’il n’arrive pas à comprendre pour quelle raison il avait été condamné à dix ans de prison ferme.
C’est après le passage du procès en appelle au cours du mois de mars dernier, que cette peine a été réduite à trois ans. Il a été donc libéré après avoir purgé cinq ans de prison. « Qui va me rendre cinq ans de ma vie ? », s’interroge Rachid.
Y. R.