La sécurité algérienne pourrait être impliquée dans le drame de Tibehirine
MAGHREB Deux ans après l’inhumation, le 4 juin 1996 au cimetière du monastère de Tibehirine, des sept moines trappistes enlevés le 26 mars et exécutés le 21 mai suivant (selon le GIA), nombre d’interrogations demeurent sur les circonstances de ce drame. LA VERSION OFFICIELLE de la responsabilité unique de groupes islamiques armés est mise en doute, aussi bien dans des cercles ecclèsiastiques à Rome que par d’anciens officiers de la sécurité algérienne. SELON DES TÉMOIGNAGES récents, la sécurité avait infiltré les ravisseurs des moines et, parce qu’elle n’aurait pas supporté que les services français entrent eux-mêmes en contact avec les islamistes, l’affaire aurait mal tourné. L’ÉVEQUE d’Oran, Mgr Pierre Claverie, a été assassiné deux mois plus tard, le 1er, août. De nouveaux témoignages sur les circonstances de cet attentat renforcent aussi les soupçons contre les services algériens.
La sécurité algérienne pourrait être impliquée dans le drame de Tibehirine
Le doute croît sur les circonstances de l’assassinat, il y a deux ans, des sept moines trappistes et sur le meurtre de Mgr Claverie à Oran.
Un faisceau de présomptions, récentes et concordantes, fait reculer la thèse de la responsabilité unique du GIA.
Henri Tincq
Le Monde, 7 et 8 juin 1998
Dimanche 2 juin 1996, sur les hauteurs d’Alger, dans le chour de la basilique Notre-Dame d’Afrique, huit cercueils – ceux du cardinal Léon-Etienne Duval, militant-de l’indépendance algérienne, que ses adversaires appelaient « Mohammed Ben Duval », et des sept moines trappistes du monastère de Tibehirine – font face à une foule de prélats, de ministres et de dignitaires du régime, droits comme des cierges, et à de simples fidèles brisés par l’émotion. Cette cérémonie met fin à l’une des nombreuses pages obscures de la nouvelle guerre qui déchire l’Algérie.
Deux ans plus tard, l’assassinat des sept religieux otages – Christian de Chergé, Bruno Lemarchand, Paul Favre-Miville, Christophe Lebreton, Luc Dochier Michel Fleury, Célestin Ringeard -, les tractations auxquelles leur enlèvement a donné lieu entre l’Algérie et la France, les conditions de leur exécution et de la découverte de leurs dépouilles mortelles sont loin d’avoir livré tous leurs secrets. Mais les langues se délient et, dans un drame qui a ému la France, l’Algérie, les communautés chrétienne et musulmane des deux pays, un faisceau de présomptions, récentes et concordantes, font un peu plus reculer la thèse de la responsabilité unique du GIA, alors commandé par l’émir suprême, Djamel Zitouni, qui lui-même aurait été éliminé après ces événements.
Dès la capture des moines – au milieu de la nuit du 26 au 27 mars 1996-, la question des complicités dont auraient bénéficié les ravisseurs avait été soulevée. C’est un commando de vingt personnes qui traverse le hameau de Tibehirine, réquisitionne des taxis, entre au monastère par le grand portail, retraverse le village avec ses sept otages. L’isolement des lieux et la peur des habitants suffisent-ils à expliquer que les ravisseurs aient pu opérer en toute impunité ? La question se pose d’autant plus que le coup n’a pas été aussi minutieusement préparé qu’on l’a dit. Les ravisseurs ignoraient le nombre des occupants. Deux moines, Amédée et Jean-Pierre, n’ont pas été inquiétés, et une autre aile du monastère abritait un groupe de retraitants.
Les islamistes armés avaient-ils des raisons d’en vouloir à ces moines ? Selon des témoins, les religieux leur inspiraient plutôt une sorte de crainte mêlée de respect: parce qu’ils étaient restés neutres, qu’ils ne leur manifestaient aucune hostilité, qu’ils soignaient tout le monde (islamistes èt militaires) sans exclusive et aidaient la population par le travail agricole. La nuit de Noël 1995, une première « visite » au monastère du groupe de Sayah Attia s’était pacifiquement terminée. Près de Médéa, sur un militant tué, on vient de retrouver la copie d’une lettre adressée aux moines, début 1996, par laquelle ceux-ci sont assurés de bénéficier de l’aman (la protection).
MISE EN SCÈNE
Le mystère s’épaissit jusqu’au bout. C’est le jeudi 23 mai au soir que le communiqué 44 du GIA, transmis par la radio Médi 1 de Tanger, révèle que les otages français ont eu « la gorge tranchée ». Moins d’une heure après la diffusion de cette nouvelle par l’AFP, Mgr Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, se rend à la cathédrale Notre-Dame pour éteindre les cierges qu’il avait a11umés afin d’entretenir le souvenir des trappistes enlevés. D’où lui venait cette certitude que l’information était vraie ? Non pas d’Alger, où se manifeste alors l’embarras le plus grand, mais du Quai d’Orsay, qui authentifie très vite le communiqué du GIA.
Le plus étrange reste à venir. Quand, une semaine après, le jeudi 30 mai, Bernardo Olivera, abbé général des cisterciens-trappistes, et son assistant, Armand Veilleux, débarquent de Rome à Alger, ils apprennent que les corps des sept moines viennent d’être retrouvés. La nouvelle a été communiquée juste après celle de la disparition du cardinal Duval. Mais, quand les deux religieux et Mgr Henri Teissier, archevêque d’Alger, demandent à prendre la route de Médéa, à 80 kilomètres, pour aller s’incliner sur les corps de leurs frères morts, on leur indique que ceux-ci sont déjà à la morgue de l’hôpital militaire d’Ain Adja, près d’Alger. Sept cercueils ont été acheminés de Marseille.
Ils devront insister pour qu’on ouvre la porte de la morgue. Stupéfaits, ils découvrent sept têtes posées au fond de chacun des sept cercueils. Les corps n’ont jamais été retrouvés. Sur cette découverte macabre, il leur est demandé de respecter le secret. Autrement, ce serait « humiliant» pour l’Algérie. Les familles des sept moines assassinés ne connaîtront que le mardi suivant – le jour de leur inhumation au cimetière de Tibehirine – le contenu des cercueils, qui, pour la cérémonie des obsèques, avaient été lestés d’un peu de terre.
Pourquoi une telle mise en scène ? A Médéa, certains avancent que les dépouilles mortelles des sept moines avaient été retrouvées dès le dimanche précédent, le 26 mai, alors que la découverte n’a été révélée que le 30, soit cinq jours après. Selon une hypothèse qualifiée de «bienveillante » dans certains milieux ecclésiastiques, l’armée aurait pu attaquer un groupe du GIA sans savoir que les moines étaient avec lui, et cette bavure aurait été maquillée. Ils auraient pu être mitraillés au cours d’un accrochage et décapités peu après.
Quand de jeunes recrues nettoient une région, il n’est pas rare que leurs chefs militaires demandent de ramener des têtes. Mais l’autre hypothèse est que l’armée – ou un secteur de l’armée ou des services algériens- avait dès le début, infiltré la cellule des ravisseurs des moines. Les choses auraient mal tourné et elle aurait finalement décidé d’éliminer tout le monde, y compris les otages, que personne n’avait intérêt, à cause de leur liberté de parole, à voir revenir vivants.
Cette version est aujourd’hui confortée par des témoignages d’anciens officiers de la sécurité qui certifient que Djamel Zitouni – qui aurait quand même fait le «sale boulot»- était manipulé que des instructions avaient été données pour que les moines soient retrouvés, morts ou vivants, dans un village proche de Médéa, d’où était originaire le chef d’un groupuscule islamiste appelé la Ligue du Djihad, et que les dépouilles mortelles ont été découvertes à 4 kilomètres de Médéa dans une zone bouclée et quadrillée depuis longtemps.
Le tournant de l’affaire avait été la visite à l’ambassade de France, le 30 avril, d’un émissaire de Djamel Zitouni. Comme par hasard, ce jour-là, la caméra filmant l’arrivée des visiteurs à l’ambassade est en panne. L’émissaire dépose ume cassette témoignant que les moines sont en vie. Ayant obtenu un « reçu » à en-tête de l’ambassade et des consignes pour maintenir le contact, il est reconduit dans une voiture blindée de l’ambassade de France, mais on ne retrouvera jamais sa trace. Selon de nouveaux témoignages à Alger l’émissaire aurait été assassiné à sa descente de la voiture blindée.
De cet épisode date la rumeur de` la « trahison >> de la France, reprise aussi bien dans le communiqué du GlA annonçant l’exécution des moines que par les services algériens, qui ne pardonnent pas aux Français d’avoir voulu entrer en contact avec les islamistes. Dans un livre récent de témoignages de dirigeants du FIS (L’Harmattan), Djaffar El Houari écrit: «Les services français étaient en contact avec 1es ravisseurs des moines. Ils voulaient faire durer les tractations le plus longtemps possible, car, ayant localisé le lieu de détention des religieux, ils préparaient une opération commando pour les libérer. Informées, les autorités algériennes ont très mal pris la chose. »
Dans un entretien qui fait aujourd’hui grand bruit à Alger, recueilli par Jean-Paul Chagnollaud; dans la revue Confluences Méditerranée (mars 1998), le « capitaine Haroun », ancien officier de la sécurité, affirme que le bras droit de Zitouni était un lieutenant des services de renseignement et que la mort des moines est le fruit d’un conflit entre services algériens et français: des émetteurs miniatures de localisation (reliés à des balises de repérage par satellite) auraient été transmis aux moines durant les négociations. La découverte de ces émetteurs leur a coûté la vie, conclut Haroun, dont il faut accueillir avec prudence le témoignage.
Fiction? Le 26mai 1996, le prieur de l’abbaye cistercienne d’Aiguebelle (Drôme) déclarait au Journal du Dimanche qu’ « un homme du sud de la France, émissaire du gouvernement français, porteur d’une custode, avait donné la communion à chacun des moines et était resté dix minutes avec eux ». Des hosties ou une pile émettrice ? La vigueur avec laquelle le Quai d’Orsay et ses supérieurs avaient aussitôt désavoué le prieur témoignait d’un réel embarras. Hervé de Charette sourit encore de cette version rocambolesque des faits, mais le supérieur d’Aiguebelle, Yves de Broucker, finira par admettre que le Quai d’Orsay a fait pression sur lui pour qu’il démente son confrère. Si l’existence de cet émetteur était un jour avérée, une partie du mystère se trouverait éclairée.
L’affaire Tigha et des moines de Tibhirin (25.12.02)