Interview avec Abdelhamid Brahimi

Interview avec Abdelhamid Brahimi

Mustapha TOSSA/Maroc Hebdo International 15Fevrier 1998:

Question: L’armée algérienne a décidé de vous poursuivre en justice pour l’avoir accusée d’être impliquée dans les massacres en Algérie? Comment avez-vous réagi à cette décision?

Abdelhamid Brahimi: Avant de répondre à votre question, j’ai des précisions à faire. Dans mes différentes déclarations je n’ai jamais accusé l’armée algérienne en tant qu’institution. J’ai accusé trois généraux: le général Mohamed Lamari, chef d’état Major général, ainsi que le général Mohamed Mediene, alias Taoufik, et le général Smaïn Lamari. Ce sont ces trois personnages qui sont responsables de tous les massacres qui ont eu lieu depuis un an et demi. Ce sont ces trois généraux qui ont créé des milices dont le nombre dépasse celui de l’armée. Les effectifs des milices atteints aujourd’hui et dépassent 200.000 hommes. Alors que les effectifs de l’armée algérienne régulière ne dépassent pas 170.000 hommes. Ce ne sont pas les 170.000 hommes qui sont impliqués dans la répression du peuple algérien. Ce sont les milices qui agissent directement sur ordre des trois généraux. Ce sont ces trois généraux qui désignent les objectifs à atteindre. Quant aux Islamistes armés dont on parle dans les médias, tout le monde sait que le bras armé du FIS, l’AIS, s’est toujours abstenu et a toujours appelé dans ses communiqués à ne pas s’attaquer aux civils et aux étrangers et a concentré son action sur les objectifs militaires.

Q L’AIS dont vous parlez a annoncé la trêve en octobre dernier…

R Justement, malgré cette trêve, les massacres ont continué de plus belle et ont même augmenté en horreur et en férocité. On nous dit que ce sont les GIA qui sont derrière. Mais qui sont ces GIA? Je peux vous assurer que ces GIA sont infiltrés et manipulés par les services de sécurité et certains groupes islamistes armés ont été créés pour ces services. On arrive à une situation où s’affrontent deux forces qui ont les mêmes commanditaires: les milices et les GIA, qui agissent soit-disant au nom de l’Islam. Ces GIA sont, je vous le répète, les prolongements de services de sécurité militaire. Le choix des cibles est comme par hasard, celui des civils qui avaient voté FIS en 91 et que la sécurité militaire considère comme des bastions électoraux de ce parti, on assiste à une vengeance et un règlement de compte posthume.

Q La communauté internationale cherche en ce moment à établir des responsabilités…

R La communauté internationale n’a jamais réellement cherché à savoir ce qui se passe en Algérie. De temps en temps, par ici, par là, un communiqué alambiqué et très timide. Prenez un exemple, quand il y a un Chinois sur un milliard 200 millions de Chinois qui est arrêté, on assiste à une levée de boucliers généralisée en Europe et aux USA. On exige du gouvernement chinois de libérer cette personne. Se mêlent à cette levée de bouclier les associations de droits de l’Homme et les hommes politiques. Mais à deux heures de vols des principales capitales européennes, des dizaines de milliers sont tuées et personne ne bouge. Il aura fallu six ans pour que l’Europe envoie une petite troïka passer dix huit heures en Algérie qui n’a rien vu puisqu’elle n’est pas sortie des villas et des palais, pour qu’à la fin elle ne réclame même pas une enquête internationale.

Q Revenons à votre cas, que cherche, d’après vous, le régime algérien en décidant de vous poursuivre en justice?

R Il ne faut pas que ces gens-là inversent les rôles. Ce sont eux les criminels de guerre, ce sont eux qui sont en train de tuer le peuple algérien et ce sont eux qui doivent être traduits en justice. Je demande à ce qu’on puisse mettre fin aux fonctions de ces trois généraux qui ont conduit l’Algérie dans l’abîme et ont miné le pays sur tous les plans: politique, économique et social. Remarquez avec moi que depuis 92, il y a eu trois chefs d’état, dont Boudiaf assassiné, il y a eu cinq premiers ministres, il y a eu des centaines de ministres dont quelques-uns sont restés en fonction à peine quelques mois et sont remerciés. Alors que ces trois généraux sont en fonction depuis 92. Dans toutes les armées du monde, il y a du mouvement, il y a des mutations, il y a des promotions sauf en Algérie depuis le coup d’État. Il est temps qu’ils rendent compte de leur gestion criminelle du pays.

Q Comment, à votre avis, la communauté internationale peut faire pression sur ces gens-là ?

R Écoutez, le problème est simple. J’ai été pendant dix ans membre du gouvernement algérien. Je connais bien les mécanismes de décision à l’échelle du gouvernement et à l’échelle internationale. J’étais impliqué dans beaucoup de travaux et de tractations de coopération internationale. Je sais que la France en particulier, et l’Europe en général, ont suffisamment de moyens. Je ne demande pas une intervention militaire. Le problème n’est pas militaire mais politique. La France et l’Europe ont les moyens de convaincre le régime algérien et l’obliger à s’asseoir autour d’une table pour entamer un dialogue national avec l’ensemble des partis politiques présentatifs y compris le FIS?

Q Pourquoi à votre avis, ne le font-ils pas ?

R Vous avez remarqué qu’à chaque fois qu’il y a une initiative pour appeler à un geste international (par exemple l’initiative d’Aït Ahmed, leader du FFS l’année dernière), les premiers à répondre sont les affaires étrangères françaises, le Quai d’Orsay, pour dire qu’il ne faut pas intervenir dans les affaires intérieures algériennes, cela équivaut à dire qu’il faut laisser les Algériens s’entre-tuer entre eux. C’est la France qui appuie militairement, diplomatiquement et économiquement le régime algérien.

Q Mais la France a été visée par des attentats terroristes sur son sol…

R A ce propos, j’ai déjà eu l’occasion de dire que c’est la sécurité militaire algérienne qui est derrière ces attentats, la preuve: J’ai fait une intervention au parlement britannique la semaine dernière dans laquelle j’ai donné cette information. Une personnalité politique française haut placée m’a dit ceci : en 95, après les élections présidentielles algériennes, le président Chirac a envoyé un message au président Zeroual dont le contenu est le suivant : « Nous n’acceptons jamais qu’à l’avenir le régime algérien utilise le sentiment anti-français des Algériens pour asseoir sa popularité», faisant allusion à la rencontre avortée de New-York. Deuxième chose, « nous n’accepterons jamais que les services de sécurité algériens organisent des attentats sur le sol français ». J’ai demandé à mon interlocuteur français pourquoi les Français ne rendent pas publiques ces informations, il m’a répondu : « Cela est un autre problème ». Donc les Français savent très bien au plus haut niveau que les attentats commis en France sont l’oeuvre des services de sécurité algériens. Et j’ajoute comme autre preuve: comme par hasard, depuis ce message-là, il n’y a plus eu aucun attentat. Ce n’est pas tellement la vigilance des services de sécurité français qui a joué, mais c’est la mise en garde du chef d’État français qui a dissuadé les services algériens d’entreprendre d’autrves attentats .

Propos recueillis par Mustapha TOSSA

Maroc Hebdo International / 15Fevrier 1998

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