France 98: rafle citoyenne

France 98

Rafle citoyenne

LA VIE QUOTIDIENNE AU TEMPS DE LA GAUCHE PLURIELLE

BASTA ! n°5/98 juin-juillet 1998

Le 26 mai dernier, une opération de police coordonnée a eu lieu en France, en Belgique, en Italie, en Suisse et en Allemagne contre des citoyens algériens et européens d’origine algérienne.

Une semaine après le sommet policier euro-maghrébin de Naples – présenté par les médias du régime algérien comme une victoire – et quatorze jours avant le début du Mondial cette opération, confiée au juge anti-terrorisme Bruguière, a été présentée par le ministre de l’Intérieur français, Jean-Pierre Chevènement – chef du Mouvement des Citoyens, composante de la Gauche plurielle – comme une victoire dans la lutte préventive contre des projets terroristes de « dissidents du GIA », le fantomatique Groupe Islamique Armé. La plupart des personnes interpellées ont été remises en liberté.

Un examen des faits nous permet d’affirmer que la police française a fourni – « à la demande » – de la « viande » interpellable et brutalisable à merci. Selon les témoignages que nous avons pu recueillir, les personnes interpellées en France n’ont aucune activité politique. Leur point commun semble être, outre leur origine algérienne, qu’ils sont des Musulmans pratiquants, fréquentant les mêmes lieux de culte pour y faire leurs prières. Commerçants, travailleurs, chômeurs ou précaires, inorganisés, stigmatisés parce que Algériens et musulmans, ils étaient une proie facile toute trouvée à jeter en pâture aux médias assoiffés de sensations fortes à jour J-14.

Certaines victimes de cette opération arbitraire et choquante ont trouvé porte close lorsqu’elles ont sollicité des défenseurs patentés et labellisés des droits de l’homme.

Dans notre série La Vie Quotidienne au Temps de la Gauche Plurielle, nous vous présentons un témoignage brut : Madame M. est une jeune Française, mariée à un Français d’origine algérienne. Mère de deux enfants et enceinte, elle était encore sous le choc lorsqu’elle nous a raconté l’interpellation musclée de son mari.

Mardi 26 mai 1998, il est presque 6 heures du matin. J’entends un bruit métallique devant notre porte, puis des chuchotements. Quelqu’un crie : « Police« , et la porte s’entrouvre sous les coups d’une massette ou d’un bélier. Au deuxième coup porté, les serrures sautent et je vois le faisceau d’une lampe torche ainsi qu’un homme cagoulé et vêtu de sombre. Je crois vivre un cauchemar.

Le cagoulé entre dans la chambre suivi par un ou deux autres. Il m’enjambe et tient ses bras tendus devant lui avec une arme au poing, menaçant mon mari allongé à mes côtés. Celui-ci essaie de se protéger avec ses bras et se prend un coup de poing dans l’oil droit.

Le cagoulé pose un genou sur le matelas et prend les menottes en tournant son visage vers moi. Je m’adresse à lui en expliquant : « Il n’y a rien… Il n’a pas d’arme…«  voulant essayer de calmer la brutalité avec laquelle il a empoigné mon mari.

Il fait lever mon mari et le jette à ma gauche sur le bord du matelas de mon fils. Il lui tire les bras et les tord au maximum. J’ai vu les muscles se dessiner tellement ils étaient tendus. Il lui fixe les menottes en serrant très fortement.

Je continue à crier : « Il n’y a rien ici«  pour qu’il se calme.

Il m’envoie une première gifle, puis une deuxième en criant : « Ta gueule« .

Il tire mon mari pour qu’il se lève et l’emmène sur le palier où il le remet à genoux avec interdiction de regarder dans ma direction.

Il dit : « On lui met ses babouches ?« 

La lumière s’allume dans la chambre. Ma fille pleure. Mon fils est prostré dans son lit. Je suis debout face à la porte. Mes mains tremblent.

Monsieur X., de la Brigade criminelle, responsable du dossier de mon mari et son acolyte rentrent dans la chambre. Je prends ma fille dans mes bras et je m’assois face à la porte.

Quelqu’un me propose de me couvrir. Je me lève pour prendre ma djellaba suspendue au mur. L’acolyte se précipite pour la fouiller avant que je l’enfile.

Je pousse le matelas contre la fenêtre pour m’asseoir à côté de mon fils qui n’a pas bougé.

Le cagoulé revient en disant : « Il n’a pas de chaussures, ton mari ?« . Je me lève et je prends ses tennis. Mon mari s’approche pour que je puisse les lui mettre. Je peux voir son oil gonflé.

Il me dit, sur l’ordre d’un des civils : « Tais-toi, ne dis rien« , me faisant comprendre que c’est pour éviter les coups du cagoulé. Je dis à mon mari : « Attends, je te donne un vêtement« , car il est toujours en pyjama. Le cagoulé dit « Il ne fait pas froid« , après m’avoir menacée d’une autre gifle si je ne me taisais pas.

Les cagoulés s’en vont avec mon mari. Il y avait trois voitures dans la rue.

Les civils commencent à fouiller. L’Inspecteur et son acolyte dans la chambre, les autres dans le reste de l’appartement. Je leur demande « Qui êtes-vous ? Que faites-vous ? Qui sont les cagoulés ?« .

L’Inspecteur me parle du juge Bruguière, de terrorisme, d’enquête et de BRI.

Ils fouillent partout.

L’acolyte prend le cartable contenant des cours d’animateur sportif de mon mari. Je lui précise le contenu de ce cartable. Il me crie « Ta gueule« .

Tout est fouillé : le lit du bébé, les matelas, les poches des vêtements… L’acolyte lit des cartes postales qui sont sur le mur. Il vide un support en tissu contenant des produits pour bébé. Il fait tomber par terre ma montre qu’il piétine au cours du va-et-vient dans l’amoncellement de ce qui a été vidé sur le sol.

L’acolyte prend mes cartons à dessin et books professionnels derrière la porte. Il jette mes CV, feuillette sans ménagement mes books et les jette, ouverts, sur le reste.

Je lui demande s’il peut pousser mes CV sur le côté pour qu’ils ne soient pas transformés en chiffons. Il répond : « Ta gueule, je n’en ai tien à foutre de ta gueule et de tes CV de merde« .

Je demande à l’Inspecteur : « Pourquoi vous me vouvoyez et votre acolyte me tutoie ?« . Il me dit : « Il le sent comme ça« .

Je lui dis : « Elle est belle la démocratie ! Parce que j’ai épousé un Algérien, vous vous permettez n’importe quoi !« . Il dit : « Vous assumez, vous êtes mariée pour le meilleur et pour le pire« . Je réponds : « Avec vous, c’est plutôt pour le pire.«  Il dit : « Vous saviez ce que vous faisiez« . Je réponds : « On a encore le droit d’épouser celui qu’on aime, il me semble« .

L’acolyte s’adresse à moi : « Si c’est mieux en Algérie, t’as qu’à aller y vivre !« . Je réponds : « Est-ce que j’ai dit que c’était mieux de vivre en Algérie ?« .

L’acolyte sort des cours manuscrits en français et lit : « Dieu a dit…« . Je dis : « Chacun ses convictions religieuses« , puis « C’est vraiment du racisme !« . Monsieur X répond : « Ah! pour vous c’est du racisme ?« . Je lui réponds : « Mais je ne vois pas ce que ça peut être d’autre, vu la façon dont vous nous traitez.«  Monsieur X : « je préférerais être chez moi avec ma femme et mes gosses« .

Un civil est dans l’entrée et entend la conversation. Il dit : « C’est bizarre, le racisme c’est toujours dans le même sens !« . Je réponds : « je n’ai pas dit que c’est toujours dans le même sens, mais vu ce qui se passe, je ne peux pas imaginer que tout ça soit dénué de racisme« .

Mon fils réclame son père. Je lui explique : « Il est parti avec les méchants et il va revenir plus tard« . Monsieur X me dit : « On se passe de vos commentaires !« . Je réponds : « je lui explique la situation pour qu’il sache ce que vous êtes et ce que vous faites !« .

Au fur et à mesure de la fouille, ils me présentent diverses pièces en me demandant à qui elles appartiennent.

Un bruit infernal vient de la cuisine. Je me lève avec ma fille dans les bras pour voir ce qui se passe. L’acolyte me bloque : « Où vas-tu ?« .Je réponds : « je suis encore chez moi. Je veux voir ce qu’ils font« . Il dit : « Ils fouillent« .

Je n’ai pas assisté un seul instant à la fouille des toilettes et de la cuisine, contrairement à ce que prétend le procès-verbal.

Un civil vient dans la chambre et me demande : « Votre mari a une voiture ?« . Je réponds : « Non !« . Monsieur X dit : « Et vous , oui !« . Je réponds : « Oui« . Le civil demande : « De quelle marque ?« . Je réponds : « Monsieur X semble tout savoir, pourquoi vous ne lui demandez pas ?« . Monsieur X dit : « Ce n’est pas la peine de finasser !« . Je dis : « je ne finasse pas. Si vous me posez la question, je vous répondrai« . Monsieur X dit : « je vous pose la question« . Je réponds et lui explique où trouver les clefs et la voiture.

Après perquisition, ils ne trouvent rien. Je signe le procès-verbal où ils précisent que j’ai assisté à la dite perquisition (c’est la coutume, paraît-il, quand ils ne trouvent rien).

La perquisition de la cuisine étant terminée, je demande à m’y rendre pour préparer les biberons de mes enfants.

Lorsqu’ils partent enfin, il est 7 h 30.

Lorsque mon mari a été emmené par les cagoulés, ils lui ont demandé : « Tu sais pourquoi on t’emmène ?« . Il a répondu : « Non« . « Tu sais bien pourquoi ?« .

Leurs voitures étaient stationnées à cinq minutes de notre domicile. Le trajet a été fait à pied. Mon mari était menotté et on ne lui a pas permis de se cacher la figure. Heureusement qu’à 6hl5 du matin, les rues – même un jour de marché – sont pratiquement désertes. Car un homme menotté, cerné par 7 à 10 hommes cagoulés à l’affût du moindre mouvement venant des immeubles, ça ne doit certainement pas passer inaperçu dans le quartier où nous habitons avec nos enfants !

Ils l’ont embarqué au Quai des Orfèvres. Arrivé sur place, il était bloqué dans la voiture et ne pouvait descendre tout seul. Ils lui disent : « on va t’apprendre à descendre« , en le tirant par le bras fixé au dos par les menottes. Dommage qu’il n’y avait pas de journalistes pour assister à ces brutalités.

Ils l’ont baladé partout, le tirant toujours par les menottes. Ils ne connaissaient apparemment pas l’endroit où l’amener, car ils ont tourné en rond.

Ils l’ont mis dans une cellule en le faisant se déshabiller. Ils lui ont enlevé les lacets de ses tennis et lui ont demandé d’enlever le cordon du pantalon de son pyjama. Il n’y est pas arrivé. L’un d’entre eux lui a attrapé le cordon en tirant de toutes ses forces en déchirant le pantalon.

Ils l’ont emmené dans une grande salle où tous les gens arrêtés étaient rassemblés.

Après la prise d’empreintes, la photo avec pancarte précisant son nom et son prénom comme s’il était un malfaiteur, il s’est trouvé tout seul. Il y a eu un moment de flottement quand ils se sont rendus compte qu’ils l’avaient oublié. « Il faut qu’on s’occupe de celui-là, car imagine qu’ils nous fassent une prise d’otage« .

Propos recueillis par GS

Epilogue provisoire : Monsieur M. a été enfin relâché, avec un oil amoché, délesté des lacets de ses tennis, de l’argent que les policiers lui ont pris – il paraît qu’on va le lui rendre – et de quelques illusions. Un de ses frères lui a proposé d’émigrer à l’autre bout du monde, le plus loin possible de la police citoyenne française. Il réfléchit à cette proposition.