Expédition punitive musclée de la police en Algérie
Expédition punitive musclée de la police en Algérie
Rafle et tabassage après un attentat, le 3 décembre à Dellys.
José Garçon, Libération, 10 décembre 1999
Ils nous ont menacés de nous massacrer après le 13 janvier (date limite fixée par les autorités pour la reddition des groupes islamistes armés, ndlr) et nous ont reproché de n’avoir pas rejoint le maquis»: les habitants de Bordj Fnar, El-Kaous et La Cité, trois localités près de Dellys, un petit port de pêche à 70 km d’Alger, se souviendront longtemps de ce 3 décembre et de la violente déflagration qui a interrompu la prière du vendredi.
Il était 13 h 30, et une bombe, apparemment actionnée à distance, a soufflé un véhicule de la BMPJ (Brigade mobile de la police judiciaire) à une centaine de mètres de la mosquée. L’explosion a littéralement déchiqueté un policier et en a blessé plusieurs autres. Le cauchemar va continuer pour des dizaines d’habitants de ces quartiers situés aux entrées de Dellys. Quelques minutes après en effet, des gendarmes et des policiers de la BMPJ surexcités bouclent Bordj Fnar et El-Kous et raflent plus d’une centaine de personnes. Accusées cette fois de n’avoir pas secouru les policiers, insultées, toutes seront sorties de leur domicile à coups de pied, de crosses et de ceintures.
«Nous avons été amenés sur le lieu de l’attentat et jetés dans le cratère laissé par l’explosion de la bombe. Certains d’entre nous ont failli être étouffés par le poids des corps qui leur tombaient dessus, les jets de pierre et de terre», racontent des témoins cités par le quotidien El-Watan. Ce n’est que le début d’une expédition punitive qui, toujours selon ce journal, va se poursuivre dans la caserne de la BMPJ et durer trois heures. «Couchés à plat ventre, les mains sur la nuque, nous avons été tabassés à coups de Rangers, de crosses, de poing, de ceintures. Certains d’entre nous ont eu les doigts coincés et brisés dans une porte métallique, d’autres ont été déshabillés, d’autres jetés contre des portes vitrées, ce qui les a gravement blessés: côtes brisées, visage et dos lacérés par les débris de verre… Rien ne pouvait assouvir la rage de ces policiers et gendarmes qui nous lançaient: « Vous êtes tous complices… Si vous êtes des hommes, montez au maquis »», rapporte encore un témoin cité par El-Watan.
A 62 ans, ce retraité de l’éducation raconte être resté quarante-cinq minutes à genoux dans le trou creusé par la bombe et trois heures à plat ventre au siège de la police. «Je leur ai dit que j’étais pompier. Ils m’ont répondu que j’étais terroriste», raconte un jeune homme. Peu après, Dellal Lounès, 38 ans, transporté à l’hôpital militaire d’Aïn Nadja à Alger, succombera aux coups de crosse reçus sur la tête…
Seule l’arrivée sur les lieux du commissaire de police judiciaire de la sûreté de la wilaya (préfecture) de Boumerdès va délivrer ces villageois, dont le tort est d’habiter la localité où la bombe a explosé. Révoltés par ce spectacle, quelques agents de la brigade avaient tenté, en vain, de calmer leurs collègues.
Depuis le début de la sale guerre en 1992, on ne compte plus les récits d’expéditions punitives des forces de l’ordre contre des villageois. Notamment dans la région de Dellys. En revanche, c’est sans doute l’une des premières fois qu’un journal algérien – et un seul – s’en fait l’écho. Surprise supplémentaire: l’information émane directement des services de sécurité. Comme toujours en Algérie, où la manipulation fait partie intégrante du jeu politico-médiatique, il y a le fait – ici, le passage à tabac de Dellys – et son décryptage. Au moment où les violences redoublent dans le pays, où les tensions s’aggravent au sommet de l’Etat, quel sens accorder au fait qu’un événement dramatiquement fréquent se retrouve soudain dans la presse? Et que le parquet de Tizi Ouzou (Kabylie) ouvre même de façon exceptionnelle une enquête judiciaire, tandis que le ministère de l’Intérieur annonce une procédure administrative et des «sanctions disciplinaires». Prémices de l’instauration d’un Etat de droit ou nouvelle phase de la guerre des clans qui fait rage autour de la présidence? Depuis huit ans, le mois du ramadan, qui vient de débuter, est celui de tous les dangers.