Trois familles arrêtées pendant que sont démolies leurs maisons
Trois familles arrêtées pendant que sont démolies leurs maisons
Quand un beau jour l’arbitraire se met en branle
Daïkha Dridi, Le Quotidien d’Oran, 9 décembre 2000
Un débarquement de police de la première et deuxième sûretés de la daïra de Baraki plus une brigade de lutte antiterroriste rappliquent le mardi 5 décembre à 10 heures du matin aux portes de trois familles. Il n’y a pas d’hommes. Deux vieilles dames de 63 ans, une jeune femme de 27 ans, une mineure de 15 ans et un bébé de 18 mois sont embarqués via le commissariat. Gardées pendant 25 heures, le temps de passer devant le procureur adjoint du tribunal d’El-Harrach. Pendant ce temps, des bulldozers rasent les maisonnettes des trois familles construites dans une même enceinte sur un lot de terrain de 1.200 m², propriété de l’Etat.
De quoi sont coupables les familles Benzadi Abdelhafid, Benzadi Achour et Benzadi Mohamed ? D’occuper des habitations qu’ils ont construites eux-mêmes en 1970 sur un terrain appartenant à l’OPGI et dont ils paient le loyer depuis 1970. Ces trois familles, venues s’installer sur cette parcelle en 1970, ont également les reçus des arriérés de loyer qu’ils ont payés depuis 1963. Rien d’illégal, tout ce qu’il y a de plus banal. L’électricité, le gaz, le téléphone, les plantations d’arbres dans le jardin, le puits d’eau potable sont le travail de trente ans de familles qui ne pensaient pas un jour recevoir le marteau de l’arbitraire sur la tête. Mais voilà, en décembre 1997, un commerçant de Baraki, M. Tiaouinine Amr, décide de faire entrer le cauchemar dans la vie de ces trois familles. Il les este en justice et fait une demande d’expulsion. Le terrain est propriété de l’OPGI mais lui se dit le vrai locataire.
Pour l’avocat des familles, «cet homme trompe d’emblée le tribunal, car il fait une demande d’expulsion du terrain et ne parle pas du tout des habitations». «Grâce à des connivences, il accélère la procédure et arrache une décision d’expulsion du tribunal d’El-Harrach», explique-t-il encore. Les familles de leur côté réussissent à obtenir un sursis à exécution de cette expulsion le 15 novembre dernier. Le président du tribunal d’El-Harrach accorde un délai aux familles jusqu’à la fin du mois de Ramadhan. Mais ce jugement n’est pas respecté: «Le jour même nous sommes harcelés par la police qui nous persécute, qui vient nous embarquer de la rue ou du café, qui nous ordonne de ne plus tourner dans les parages de nos maisons», explique un jeune membre de la famille, fonctionnaire.
Pourquoi il n’y avait que des femmes chez elles le jour où la police a fait faire le grand déménagement à ces trois foyers: parce que les hommes sont à trois reprises embarqués au commissariat de Baraki et même à la prison d’El-Harrach. La justice condamne trois des personnes arrêtées à trois mois de prison avec sursis pour «atteinte à bien foncier privé» le 28 novembre dernier. Les hommes décident donc d’éviter les harcèlements de la police en évitant… d’aller chez eux.
Mais le monsieur qui revendique la propriété de la location est urgent. Les cessions des biens de l’Etat ne seront plus possibles au-delà du 31 décembre 2000. Il faut donc faire vite. Même si sur sa décision d’expulsion il n’est fait mention que d’une parcelle de terrain. Aucune référence aux petites maisons, aux arbres, aux puits, aux meubles, à ce qui a fait la vie, tout ce qu’il y a de plus moyen de ces familles ordinaires. Il faut faire vite même si ces familles ont tous les reçus des loyers qu’elles paient à l’OPGI depuis trente ans. Et tous les moyens sont bons. On sort les familles, on rase les maisons: comme ça il n’y a plus de problème, rien qu’un terrain, comme est écrit sur la décision d’expulsion.
Ce vendredi matin à Baraki, au bord de la route nationale, un jeune homme, de la famille Benzadi, rôde de loin autour de meubles cassés, posés en vrac sur un trottoir face à une porte en zinc nouvellement installée. Quelques ruelles plus loin, ce même matin, un homme à l’âge et au visage incertains, aux yeux vitreux, dort chez lui, dans une villa aveugle, aux rez-de-chaussée bâtis pour des commerces. Il s’appelle Amr Tiaouinine et n’est pas content de recevoir de la visite: «Pourquoi vous les journalistes vous venez me réveiller, avez-vous une autorisation pour me parler ?». Il dit «je n’ai pas de papiers, allez demander à la police, moi je n’ai rien à vous dire». Et si vous lui dites que vous vous adressez à lui d’abord en tant que conscience humaine, si vous lui demandez s’il trouve normal qu’on mette des femmes en prison pour que leurs maisons soient rasées, en plein Ramadhan, il vous dira «allez parler à la police». Il dira aussi aux journalistes: «Vous pouvez écrire ce que vous voulez…». Entendez: lui il fera de toutes les manières ce qu’il veut.
Ce matin à Baraki, la police aussi est mal réveillée. Le commissaire ne peut pas être dérangé un vendredi matin, revenez samedi, disent les inspecteurs, ou allez regarder du côté du tribunal. On y reviendra. Mais pendant ce temps, des hommes et des femmes qui ont toujours travaillé dans la dignité, avec des petits salaires suffisants, s’en iront briser leur jeûne dans les restos des déshérités. Tandis que l’intimité de trente années de leur vie est éventrée sur un trottoir de Baraki.