En Algérie, raids punitifs et violences se multiplient contre des femmes sans époux accusées de « prostitution »

En Algérie, raids punitifs et violences se multiplient contre des femmes sans époux accusées de « prostitution »

Le Monde, 25 juillet 2001

Trois femmes seules ont été attaquées par un groupe d’hommes, dans la nuit du lundi 23 au mardi 24 juillet à Tebessa, ville du nord-est algérien, située à la frontière tunisienne. Il s’agit de la troisième expédition punitive menée contre des femmes célibataires, soupçonnées par leur voisinage de prostitution. Selon le journal El Watan, huit jeunes gens, chômeurs pour la plupart, mineurs pour trois d’entre eux, ont fracturé la porte d’entrée d’une maison du quartier d’Ezzahouni et mis le feu, mardi, à 1 heure. Les occupantes ont dû trouver refuge au commissariat de police, à 100 mètres de là. Les agresseurs ont été arrêtés et ont affirmé aux policiers qu’ils avaient agi dans un souci « anti-débauche. »

Il y a huit jours, une opération du même genre s’était déjà produite dans la ville de Tebessa. Le 17 juillet, les habitants du quartier de Bab Zouatine avaient dévasté le quartier de Oued Zaarour, connu pour être un lieu de prostitution. Ce jour-là, un groupe d’habitants avait décidé d’investir le quartier de Oued Zaarour déserté par les intéressées, sans doute prévenues à temps de ce qui se tramait contre elles. Faute de trouver leurs proies, les « justiciers » se sont rabattus sur leurs pauvres baraques et ont saccagé leurs maigres biens.

VIOLS COLLECTIFS

C’est le 14 juillet, à Hassi Messaoud, la grande cité saharienne située à 1000 kilomètres au sud d’Alger, que les raids punitifs contre les femmes seules ont commencé dans le pays. L’eldorado que représente cette localité pétrolière s’est transformé en cauchemar pour une vingtaine de femmes venues de l’ouest de l’Algérie gagner durement leur vie. Une nuit de frayeur, de violences et de viols collectifs dans le quartier d’El-Haïcha qui, dorénavant, porte bien son nom : « la Bête » et, accessoirement, la brute…

Trois cents hommes de quinze à trente ans sont montés ce soir-là à l’assaut de garages et de baraques chèrement loués par ces femmes seules et « sans hommes », le plus souvent employées comme femmes de ménage. Certaines des victimes ont reconnu, parmi leurs assaillants, qui ont fait preuve d’une brutalité extrême, les logeurs à qui elles versent chaque mois quelque 8000 dinars (près de 750 francs) pour un cabanon. Elles ont raconté plus tard qu’en menant leur raid, les assaillants hurlaient des « Allah Akbar ! »(« Dieu est grand ! ») ponctués de slogans tels que : « Sortez de notre pays ! Hassi Messaoud est à nous ! Nos enfants chôment alors que vous travaillez ! »

Dix-sept de ces femmes ont été rouées de coups, portés à l’aide de gourdins, avant d’être jetées nues à la rue. L’une a même failli être enterrée vive dans un cimetière et n’a eu la vie sauve que grâce à l’intervention de policiers qui passaient par là. Mais le pire a été réservé à trois jeunes filles, originaires de Tiaret, qui ont été victimes d’un viol collectif. Les témoignages recueillis sont éloquents : « On m’a traînée sur une terrasse et là, soixante personnes m’ont violée », relate l’une d’elles. « Celui qui m’a violée est un homme de l’âge de mon père. Quand j’ai voulu résister, les autres m’ont rouée de coups », raconte l’autre.

GENS « ORDINAIRES »

Au lendemain du drame, toutes ces femmes ont été évacuées et installées dans une maison de jeunes du centre d’Hassi Messaoud, sous haute surveillance, par « souci de protection » disent les autorités. D’autres femmes esseulées les y ont rejointes. Elles sont à présent quatre-vingts, accompagnées de vingt-cinq enfants, à attendre dans ce lieu, surnommé par la presse algérienne « camp de la honte »et que visitent, jour après jour, journalistes et organisations non-gouvernementales (ONG).

Profondément choquées, souvent prostrées, ces femmes s’indignent qu’on les qualifie de prostituées et le disent à chaque personne rencontrée. Trente-neuf hommes ont été arrêtés et placés sous mandat de dépôt. Selon un communiqué du parquet général d’Ouargla (Est), ils sont poursuivis pour « vol qualifié, viol, coups et blessures volontaires avec arme blanche, attroupement non armé troublant l’ordre public, violation de domicile, attentat à la pudeur avec violence et destruction des biens d’autrui ». Plusieurs sont en fuite. Quant aux femmes, trois d’entre elles sont encore hospitalisées.

Ces affaires provoquent un choc en Algérie, secouée ces derniers jours par une nouvelle vague de massacres attribués aux islamistes armés. Ces derniers sont-ils à l’origine des raids punitifs contre les femmes d’Hassi Messaoud et de Tebessa ? Certains journaux francophones algériens ont laissé entendre que oui, et donné pour preuve le fait que, dans ses prêches, un imam d’Hassi Messaoud a récemmment stigmatisé la dissolution des mœurs de la société algérienne. Il sera cependant difficile aux autorités judiciaires d’établir une relation de cause à effet. Parce que la prostitution ne cesse de croître en Algérie, en parallèle à la misère, ce phénomène est souvent évoqué dans les prêches des mosquées. Personne n’y voit cependant une incitation au lynchage.

Le problème de la violence contre les femmes est en tout cas très sérieux en Algérie et tristement banal. Selon plusieurs témoignages, les auteurs des deux raids punitifs étaient des gens « ordinaires », souvent même les voisins des victimes. Sur ces femmes seules, ils ont pu exercer à leur tour la « hogra » (l’injustice) dont ils sont eux aussi les victimes.