H. Zahouane: «Les émeutes n’ont pas affecté le pouvoir, mais la Kabylie»

Hocine Zahouane, vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH)

«Les émeutes n’ont pas affecté le pouvoir, mais la Kabylie»

Le Jeune Indépendant, 28 septembre 2002

Maître Zahouane se dit «désespéré» par la situation des droits humains en Algérie. Il se montre par ailleurs critique envers la plate-forme de revendications du mouvement citoyen et les aârchs.

Interview réalisée par Yassin Temlali pour Algeria Interface, 24 septembre 2002

Quelle appréciation générale faite-vous de la situation des droits de l’homme en Algérie?

Hocine Zahouane : Je ne me fais pas d’illusions. Je suis désespéré, et depuis longtemps… En février 1989, avant l’adoption de la Constitution [qui a introduit le multipartisme, NDLR], j’avais prévenu contre l’exubérant enthousiasme que pouvaient susciter certains bouillonnements et certaines gesticulations qui ont suivi les événements d’octobre 1988. J’avais écrit: «Je ne vois pas de lendemains qui chantent. Je vois des lendemains de sang». J’avais soutenu (…) que les conditions d’une vraie rupture démocratique n’étaient pas réunies. Tout changement a un agent historique. Cet agent peut être une classe sociale, comme la bourgeoisie en Europe, ou un personnage charismatique… A la question : «Y a-t-il un agent historique d’une rupture démocratique ?», ma réponse était : «Non». Je maintiens aujourd’hui la même conclusion.

Maître Farouk Ksentini, président de la Commission nationale consultative pour la promotion des droits de l’homme, promet le règlement du problème des disparus avant la fin de l’année… Qu’en pensez-vous ?

Me Farouk Ksentini est un brave garçon. On lui a mis sur le dos une étiquette de médiateur et il se sent obligé, aux yeux de l’opinion, de faire ce genre de déclaration. Je lui pose la question : comment espère-t-il régler ce problème ? Ce problème ne peut être réglé que devant la justice. Je ne veux pas dire que, pour le résoudre, il faille condamner Untel ou Untel. Il faut simplement qu’il soit posé sur la place publique, qu’on délimite les responsabilités et qu’on réponde à la grande question : que sont devenus les disparus ?

Le gouvernement affirme que la réforme de la justice est «en cours». Que vous inspire cette affirmation ?

Cette réforme de la justice, au sens de ses initiateurs, serait l’aménagement de certains textes, de certaines procédures. Rien de plus. Une vraie réforme est impossible dans les conditions actuelles. Elle suppose un grand bouleversement politique. Le grand gardien du temple de la justice est la société, à travers des structures qu’elle se donne et qui constituent une «communauté juridique». Cette communauté est l’équivalent laïque de la communauté des docteurs de la foi dans les sociétés religieuses et qui avait assez de pouvoir pour proclamer la déchéance des rois et des princes. Face au régime, une vraie communauté juridique est nécessaire. Elle garantit le fonctionnement de la justice. En Algérie, elle n’existe pas. Comment peut-il, dès lors, y avoir une justice indépendante?

Vous estimez que l’agent social de la «rupture démocratique» n’existe pas. Est-ce que c’est cette conviction qui justifie la revendication d’une commission d’enquête internationale sur la situation des droits de l’homme en Algérie ?

Après les massacres de civils à une grande échelle, la LADDH a appelé à une commission d’enquête nationale et internationale. «Nationale» pour prendre en charge la préoccupation de ceux qui affirmaient craindre une atteinte à la souveraineté nationale. «Internationale» pour parer à un autre risque, celui de la perversion de l’enquête.

On nous a répondu qu’une commission internationale nuirait à la souveraineté nationale ! Mais un Etat incapable de préserver la vie de populations que l’on massacre sans que cela donne lieu à la moindre investigation, est-il digne de l’adjectif «souverain» ? Faire appel à un concours extérieur était simplement motivé par le souci humanitaire, celui d’empêcher d’autres massacres. Cette revendication pouvait dissuader de grands criminels, les empêcher d’aller au-delà de certaines limites.

Est-ce que cette revendication a joué ce rôle «dissuasif» ?

Oui. La dynamique des grands massacres a été freinée. Les criminels savaient que leurs faits rebondiraient un jour sur la scène.

Quelle serait la composition de cette commission ?

Il existe des ONG connues pour leur intégrité qui pourraient en faire partie. L’ONU pourrait aussi y participer à travers son commissariat aux droits de l’homme. Cela ne veut pas dire qu’elle la piloterait. Je ne fais pas vraiment confiance aux organismes de l’ONU, infestés par une bureaucratie facilement corruptible…

Des milliers de dossiers de disparitions forcées ont été déposés au niveau d’organismes onusiens des droits de l’homme, mais cette démarche ne semble pas aboutir… Pourquoi ?

Parce que les rapports de force au sein de ces organismes sont actuellement dominés par les intérêts de certains Etats et services. La France, par exemple, se montre systématiquement hostile à une véritable solution aux problèmes des droits de l’homme [en Algérie]. Il y aussi le fait que le traitement des dossiers de disparitions déposées à l’ONU se fait selon de rigoureux critères bureaucratiques.

L’Algérie a vécu 17 mois d’agitation et d’émeutes. Que vous a inspiré cette situation ? De l’optimisme pour l’avenir de la «rupture démocratique» ?

Pas du tout. Un pays qui entre dans un processus durable d’émeutes est forcément déstructuré. Un pays non déstructuré n’a pas besoin d’émeutes pour faire aboutir des revendications, et quand des émeutes y éclatent, elles ne deviennent pas le mode d’expression de la société. Les émeutes des derniers mois sont de simples jacqueries. Une jacquerie, par définition, est une révolte sans objectif, où la violence est une fin en soi, l’expression d’un état pathologique. Cela étant dit, je ne suis pas dupe : certaines forces manipulent la situation actuelle…

Lesquelles ?

Il y a des enjeux et des échéances [politiques, NDLR]. Ces forces voudraient perpétuer une situation d’insécurité endémique générale. Elles ne veulent pas que la société soit en état de poser les grands problèmes politiques pour les résoudre. L’affrontement entre intérêts contradictoires [au sein du régime] est transposé au niveau de la population.

Diriez-vous, comme Hocine Aït-Ahmed, que cet affrontement se déroule entre le «clan présidentiel» et le clan «supra-présidentiel», opposé à la candidature d’Abdelaziz Bouteflika aux présidentielles de 2004 ?

Plus globalement, une Algérie stable n’arrangerait pas de gros intérêts. L’Algérie, ce sont d’immenses champs de pétrole et de gaz. C’est aussi une région sensible du point de vue stratégique. Elle est en pleine mutation économique, en pleine redistribution de grands intérêts. Faute de stabiliser la situation, chacun a son avantage, on préfère maintenir un état de désordre pour ne pas avantager le camp adverse.

Les élections locales seront boycottées par le RCD et la coordination inter-wilayas alors que le FFS y participera. La tension est sensible en Kabylie. Quelle est selon vous la solution à l’instabilité dans cette région ?

Pour qu’il y ait une solution, il faut que les revendications des acteurs [de la contestation] ne soient pas stupides. Certaines revendications de la plate-forme d’El-Kseur le sont franchement, comme le départ de la gendarmerie de Kabylie. Que l’on exige le châtiment des gendarmes soupçonnés d’actes criminels, oui ! Mais qu’on réclame le départ de tout un corps d’une seule région, non ! Dissoudre ce corps partout dans le pays pourrait être une revendication qui s’appuierait sur le fait qu’il ne sert à rien, sinon à racketter la population, etc. Mais pourquoi distinguer la Kabylie ? Les gendarmes s’y comporteraient-ils d’une façon différente que dans le reste du pays ? Deuxième chose : revendiquer la reconnaissance de la langue amazighe se justifie parfaitement. Mais qui a, le premier, le devoir de produire dans cette langue pour la promouvoir et la développer ? Ceux qui la revendiquent, naturellement. Or, rien n’est produit en tamazight par ceux-là mêmes qui exigent sa reconnaissance. Troisième chose : au lieu de détruire les siège d’APC, n’est-il pas plus judicieux de s’emparer des moyens qu’offre une APC pour mieux servir la population, de dénoncer les APC véreux, etc.? Au lieu de détruire les poteaux électriques, n’est-il pas plus intelligent d’exiger l’électrification des villages enclavés ? Au lieu d’incendier les centraux téléphoniques, ne peut-on pas exiger le téléphone pour les zones reculées ?
Pour qu’il y ait une solution, la violence doit être carrément bannie. Il faut qu’on s’attelle à être un exemple pour le reste du pays plutôt qu’un repoussoir.

Comment expliquez-vous l’émergence de la coordination inter-wilayas comme représentant de la population de Kabylie ?

Ecoutez ! D’un côté on parle de «mouvement citoyen», ce qui suppose que l’individu est un acteur de sa destinée. De l’autre, on s’appelle «aârch» [tribu, NDLR] alors que le mot «aârch» est synonyme de la négation de l’individualité ! Un mouvement citoyen peut-il se construire sur l’exclusion des femmes, des syndicats, bref de tout le monde ? La «citoyenneté» suppose l’implication dans les problèmes de la cité : ce mouvement a-t-il été construit autour des problèmes de la cité, de l’habitat précaire, de la voirie défaillante, de la toxicomanie et de la prostitution ? Non. Au contraire, depuis le début des événements, la situation s’est dégradée et l’insécurité est générale. Je me pose la question de savoir comment cette coordination a-t-elle pu se maintenir aussi longtemps avec autant de moyens, autant de médiatisation et quelle direction occulte se cache derrière. Parce que, honnêtement, on ne peut affirmer que ce mouvement possède une vraie direction, l’idée d’une «direction horizontale» étant une bêtise.

Vous posez la question de savoir qui maintient ce mouvement en vie. N’est-ce pas la détresse de dizaines de milliers de jeunes marginalisés ?

Cette détresse existe ailleurs, à Oran comme à Constantine. Au-delà du défouloir que cette situation offre aux jeunes radicalisés, y a-t-il une fin, une perspective ?

La coordination inter-wilayas de Kabylie affirme souvent, dans ses déclarations, que le pouvoir est «moribond», etc. Le pouvoir est-il «moribond», selon vous ?

Ce discours est irréaliste. Il est le fruit de stéréotypes, non de réflexion. Les événements n’ont pas du tout affecté le pouvoir. Ils ont, en revanche, affecté la Kabylie. C’est la Kabylie qui est dépendante, pas le pouvoir ! Elle dispose de 3 jours d’autonomie en carburant et de 7 jours d’autonomie vivrière ! Alors qu’on arrête de dire des bêtises.

Une mission de l’ONU sur la liberté religieuse a séjourné récemment à Alger. Comment le problème de la liberté de conscience se pose-t-il en Algérie ?

Ce problème n’est pas posé pour la simple raison que le problème de la liberté tout court n’est pas posé. Enquêter sur la liberté religieuse en Algérie suppose qu’il existe des intérêts religieux contradictoires, ce qui n’est pas le cas. Pour moi, il s’agit d’une mission appelée par le pouvoir pour séduire ses partenaires étrangers. Les missionnaires de l’ONU participent-ils [à ce jeu] sciemment ou par naïveté ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr c’est qu’ils se font manipuler. Si l’on doit aborder la question de la liberté religieuse, on doit le faire de façon sérieuse. L’Etat est officiellement neutre en matière religieuse et la loi garantit la liberté de conscience. Dans le même temps, la Constitution stipule que l’islam est la religion de l’Etat, que le Président doit être musulman et qu’il doit prêter serment sur le Coran! La loi ne permet pas à une Algérienne musulmane d’épouser un non-musulman. Elle ne la considère pas comme une citoyenne à part entière et la maintient à vie sous tutelle au nom de la chariâ !

Vous avez été fondateur, en 1993, d’une association pour la résistance au libéralisme. Pourtant, les droits sociaux sont le parent pauvre du discours sur les droits humains. Pourquoi ?

Parce qu’ils sont plus importants ! Le droit au logement, au travail, etc. sont minorés parce qu’ils exigent la remise en cause totale de la gestion économique du pays.

La situation sociale est catastrophique. Qu’est-ce que les militants des droits de l’homme peuvent revendiquer en priorité en matière de droits sociaux ?

Pas grand-chose ! Que peut-on revendiquer ? Un minimum social pour tous ? Une fiscalité rigoureuse devant des signes de richesses scandaleux ? Une clarification sur le pillage du patrimoine national ?

Il faut une révolution pour que ces revendications soient satisfaites.

Y. T.

* Algeria Interface